Quelle force mystérieuse me retenait toujours au dernier moment ? Il était évident que je me trouvais confronté à un problème dont je ne voyais pas la solution. Et ce problème tournait à l’obsession. Il fallait absolument que je rompe cette malédiction que constituait ma virginité. Le corps des femmes restait pour moi une terre inconnue. Quelles connaissances en avais-je acquis jusqu’ici ? Un baiser sur la bouche – il y avait de cela presque un an – et aujourd’hui ces quelques furtives caresses sur une cuisse et un sein (que je n'avais senti qu’à travers un peignoir), c’était bien peu de choses, il m'en faudrait désormais davantage.
J’ai gardé le souvenir de deux épisodes qui marquèrent durant cette période une étape importante. Le premier : J'ai eu l'occasion de renouer, au moment des concours du conservatoire peut-être, je ne sais plus, avec une élève du cours de danse dont le physique avantageux ne m’avait jamais laissé indifférent – un corps de sirène étroitement moulé dans une robe acidulée, des talons aiguille, une abondante chevelure rousse, des lèvres charnues - tout en elle rappelle Brigitte Bardot, la nouvelle starlette qui vient de triompher au Festival de Cannes, non qu’elle lui ressemble (son visage aux traits épais n'offre à vrai dire aucune grâce) mais elle en est comme une grossière imitation. Cela suffit à échauffer mon imagination. En outre, je la suppose accessible car elle a été pendant tout l’hiver la « petit amie » d’un jeune homme plutôt timide et qui ne me paraît pas pourvu de dons extraordinaires. Je pense donc que je peux certainement faire comme lui. Un soir, j’ai l’occasion de la raccompagner chez elle. Elle habite une prison, dont son père est directeur et qui est située dans un quartier mal famé où il ne fait pas bon s’aventurer le soir. Je ne suis pas rassuré lorsque nous nous engageons sous les arcades de cette rue délabrée, aux façades décrépies, où grouillent les chats errants, les mendiants et les rats mais je suis sûr que cette fois j’aurai assez d’audace pour ne pas laisser passer l’occasion. Nous arrivons enfin en vue de la prison dont il est interdit, me dit-elle, de s’approcher. Elle me demande donc de la quitter là. Alors, au moment de lui dire au revoir, je la plaque contre l’un des piliers des arcades et je tente de l’embrasser. Il me semble tout d'abord qu'elle ne se dérobe pas, elle prend la chose à la plaisanterie. Mais heureux de ce premier succès j’insiste, je la serre plus fort, je tente d'atteindre sa bouche. Quand je peux enfin presser mes lèvres contre les siennes, je retrouve la même sensation qu’il y a un an, mais à cette différence près que cette fois les lèvres restent froides et ne s'ouvrent pas. Le contact de cette chair molle est la même que celui des affiches agglomérées sur le mur où nous sommes appuyés, des affiches lacérés, aux couleurs criardes sur lesquelles les coulures de colle séchée font comme des crachats. Je continue à pétrir son corps, à mordre ses lèvres mais elle reste absolument inerte et les traits de son visage se sont durcis. Sa laideur à cet instant m’est devenue insupportable et je me mets à la haïr. Ne peut-elle donc pas me faire l'aumône de cette chose si simple qui consisterait à s'abandonner un tout petit peu et à s’offrir à mes caresses ! Je lui demande alors ce qui lui déplait en moi. Elle me répond que je ne lui déplais pas mais qu'elle n'aime pas qu'on la prenne pour une putain. Où est-elle aller chercher ça ? Une putain ! Je suis prêt à l’aimer au contraire, à fondre d’amour pour elle si elle consentait à devenir ma « petite amie ». Mais il faut bien se rendre à l’évidence : elle est stupide. Tout désir disparaît aussitôt. Je la laisse filer sans la retenir quand elle s'arrache à mon étreinte. Je la vois courir vers la porte de la prison, sonner puis parler au guichet, puis se glisser dans l’embrasure quand la porte s’entrouvre. Elle a disparu. Je me retrouve seul dans cette rue pouilleuse qu’il me faudra retraverser dans toute sa longueur pour rentrer chez moi, et je me mets à courir à toutes jambes, furieux d’avoir risqué ma vie pour un aussi piètre résultat.
Ce premier épisode ne marquait donc aucun progrès, à proprement parler, dans ma découverte du corps féminin, mais il constituait cependant une étape essentielle car pour la première fois je m’étais lancé à la conquête d’une femme sans l’alibi d’un sentiment amoureux et de plus je m’étais découvert franchement. Si j’avais échoué c’était à cause d’elle et non de moi, je n’avais pas démérité et c’était déjà un motif de satisfaction. J’étais si loin d’accepter l’expression du désir sexuel comme une chose qui ne fût pas nécessairement honteuse, que je me contentais de ces petites victoires.
Passons maintenant au second épisode : Nous continuions donc à courir les plages chaque dimanche mes deux complices et moi. Ce jour-là, nous en revenions par une route en lacets taillée à même le roc et le soleil faisaient étinceler les blocs de pierres, quand, au sortir d’un large tournant nous apercevons deux filles sur le bord de la chaussée qui nous font signe ! Freinage en catastrophe, nuage de poussière, je m'empresse de dégager le siège arrière. Nous les voyons accourir vers nous... Rapides présentations. « - Pouvez-vous nous ramener en ville ? » Elles s'entassent tant bien que mal dans la voiture…
Elles venaient d'un lycée agricole des environs. L'une s'appelait Zorah, elle était arabe, l'autre française, j’ai oublié son nom. Le temps d'échanger quelques mots et nous sommes en ville. Nous tentons de les décider à rester avec nous mais elles ont autre chose à faire et nous convenons de nous retrouver plus tard dans la soirée. Zorah a rendez-vous avec des amis aux bains Padovani, nous la rejoindrons là-bas, l'autre m’attendra au pied du Forum d'où nous irions chercher ensemble mes deux camarades. Il y a dans tout cela un parfum d'aventure qui m’excite (et que Zorah soit une arabe décuple cette excitation). Son nom même quand nous parlons d’elle plus nous paraît si dur à prononcer que nous disons simplement « Z ». Mais avec elle au moins il ne pourra être question que de sexe ! Et en plus elle a un corps superbe ! Nous sommes affolés de désir… Seulement les bains Padovani ont mauvaise réputation la nuit. C’est un repaire de voyous. Nous ne sommes pas du tout rassurés. À l’heure convenue je me rends au rendez-vous que m’a donné l'ami de Z. Je ne m'attendais pas à la voir – ces choses là sont trop belles pour être vraies, elle ne viendrait certainement pas - mais elle arrive pourtant, très ponctuellement, et afin de prendre de l'avance sur mes camarades – on ne sait jamais ! - je lui propose une petite promenade avant de les rejoindre. Elle accepte sans se faire prier, avec cette indifférence qu'elle manifeste à tout, semble-t-il (depuis le début c’est Z qui a mené l'affaire de bout en bout). Je l'emmène vers les jardins qui descendent du Forum. Elle me parle de Z tout en marchant : « - Elle est un peu folle, elle fait n'importe quoi. Chaque dimanche c'est la même chose : le bal, les rencontres... » C'était elle qui l'entraînait, il fallait bien qu'elle la suive. Comme elle n’a pas de parents, le dimanche elle n'a rien d'autre à faire… Je la laisse parler sans trop écouter ce qu’elle dit, mon esprit est ailleurs. Je sens ma tête qui s'échauffe, mon coeur battre. La nuit est déjà tombée. Je respire à pleins poumons le parfum lourd des aloès et des caroubiers. À quel moment vais-je oser l’embrasser ? La chose s’est faite avec une facilité déconcertante, sous les arbres, je m'arrête et la prend par l'épaule, je la plaque contre un mur d'où pendent des grappes de bougainvilliers. Elle se laisse faire comme si elle attendait ça depuis le début. J'appuis ma bouche contre la sienne, cette fois les lèvres s'ouvrent. Nous ne nous connaissons même pas, seulement la recherche appliquée d'un plaisir purement physique. J'entreprends avec méthode de fouiller chaque partie de son corps. Pour une fois que j'en ai l'occasion il faut que j'en profite !… Mais il en ressort au bout d'un moment une vague impression d'ennui, il me semble que je joue un rôle, que ce n’est pas moi qui suis là. L'obscurité est totale, des ombres passent et repassent autour de nous, on nous observe. J’ai vaguement peur et cette peur efface mon plaisir. Et puis, une fois accompli le tour de son corps, il n'y a plus qu'à recommencer, les seins, les cuisses, je n’ai pas l’idée d’autre chose. Comme d'habitude je ne sais pas comment continuer, et elle, de son côté, se laisse faire passivement, sans rien entreprendre. À la fin, saoulé par le goût de sa salive et l'odeur de ses cheveux, fatigué d’entendre battre mon coeur, je m'écarte d'elle et lui dis qu'il est temps d'aller rejoindre les autres. Elle me suit avec la même docilité qu'elle montre depuis le début et nous replongeons en ville. Chichou et Brémond nous attendaient, impatients d’aller retrouver Z aux Bains Padovani.
L'entrée est éclairée par des néons de toutes les couleurs, Z. nous attend sur le trottoir, elle se dirige vers nous toute excitée. Elle veut nous présenter ses amis. Ce sont des militaires, de ces hommes en treillis que nous admirons le jour dans les rues. Mais ici c’est différent, ils sont en liberté ! Je suis alors littéralement pris de panique. Je crois que mes deux copains n'en mènent pas large eux non plus mais ils le montrent moins, plus excités que moi sans doute par l’enjeu de la soirée car même Belmont ne semble pas reculer malgré sa moustache qui frétille et ses petits yeux qui vibrionnent plus que jamais. Alors je déclare soudain, à la surprise de tous, que je veux rentrer chez moi et avant qu'ils n'aient eu le temps de réagir je m'éloigne, je fuis, je cours. Je ne veux pas risquer ma vie. Je verrai bien demain en retrouvant mes amis si j’ai raté quelque chose.
Leurs récits furent bien décevants. Chichou, avec sa nonchalance naturelle, laissa entendre simplement qu’il ne s’était rien passé : les amis de Z étaient un peu envahissants en effet et il avait fallu rapidement leur céder la place. Belmont au contraire grossissait la scène : on avait été au bord de la bagarre, les choses avaient failli dégénérer… En tous cas ils se rejoignaient sur un point : l'amie de Z avait été sidérée de mon brusque départ et tout le reste de la soirée elle n'avait cessé de répéter : « - Ha ! Le salaud, le salaud ! Non mais quel salaud ! » Et elle était bien décidée à ne plus jamais me revoir. Z au contraire nous avait donné rendez-vous pour le dimanche suivant et cette fois elle serait seule.
Inutile de dire que je ne pensais guère à autre chose durant la semaine qui suivit. Parfaitement consentante, elle allait se prêter à nos jeux et la malédiction de ma virginité allait prendre fin. Je m'y préparais. Comment allions-nous faire ?, l’un après l’autre ou tous les trois ensemble ? Chichou, cependant, pour des raisons confuses, se déroba, il prétendit qu'il n'était pas libre ce jour-là. Qu'importe ! Après tout sa présence n'était pas indispensable. Je me retrouvai donc seul avec Belmont. Nous avions décidé d'emmener Z dans la forêt de Baïnem. J‘étais en transes.
Nous courrons à notre rendez-vous dans sa minuscule voiture. Elle est là ! Plus d'obstacle. Elle s’assoit à côté du lui après que je me suis glissé derrière et nous voici filant vers le lieu convenu. Route était dégagée, ciel sans nuage… C’est alors que j’ai commis l'erreur fatale !
Pour calmer mon impatience et prendre un peu d'avance sur mon camarade je me suis penché vers Z et j’ai commencé à lui caresser la nuque. Elle se laisse faire, penchant la tête en arrière. Elle est vêtue seulement d'un teashirt blanc qui laisse deviner une poitrine magnifique, je glisse mon bras dans l’encolure, atteignant bientôt un de ses seins que je saisis à pleine main. Il est dur et lisse comme du marbre. Elle se laisse toujours faire. Je tente en vain de deviner ce qu’elle ressent.
Soudain brutale interruption : Jacques vient, sans prévenir, de se ranger sur le bord de la route et refuse de repartir. « - Mais qu’est-ce qui t’arrive ? On est en panne ? » Non, il ne veut plus continuer, c’est tout. D’ailleurs, il vaut mieux rentrer tout de suite. J’essaye de le raisonner mais il est comme noué, le regard buté, il s’obstine. Mais c’est trop bête à la fin ! Tout ce que nous allions faire ! Mon beau rêve qui se brise ! Z est descendue de la voiture et s’est mise sur le bord de la route. Une voiture ne tarde pas à s’arrêter dans laquelle elle s’engouffre tandis que Belmont opère brutalement un demi-tour. Je ne le lui pardonnerai jamais cela… jamais, jamais !…


NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)