Pour la première fois j'avais mené une véritable vie d'étudiant, j’avais réussi à mes examens. Mais de plus en plus ce qui me préoccupait, ce que je continuais à cacher comme une maladie honteuse, c’était ma virginité. Il me semblait qu'un sort s'acharnait contre moi et qu'il y avait décidément trop d'obstacles à vaincre, trop de périls à affronter pour m’en sortir. Et voici que de nouveau j’allais buter sur le grand vide de l'été. Le tissu de ma vie allait à nouveau se distendre dans la chaleur, à nouveau j'allais être ramené à cette vacuité de mon enfance. Douceur de l’ennui, racine de mon être, monotone succession de journées toutes semblables entre mon père et ma mère. Pour eux le temps n'existait plus depuis longtemps, ils avaient, d'une certaine manière, conquis l'éternité par la répétition minutieuse, chaque jour, des mêmes gestes et des mêmes mots. Mon père s'était brouillé avec toute sa famille, il avait perdu toute attache avec quiconque en dehors de nous et la vie pour lui n’était plus désormais qu’une longue peine à purger : chaque soir la même promenade rue Michelet et la beauté des filles aux terrasses des cafés. J'aimais passionnément ma mère, au fond il n’y avait qu’elle qui comptait. J’aurais tout donné pour être de nouveau au temps où elle venait me chercher à la sortie de l'école et où je me précipitais dans ses bras. Mais hélas, un sourd malaise s'était peu à peu installé entre nous. Elle me reprochait de ne plus lui parler comme avant, de ne plus lui raconter tout ce que je faisais. J'alléguais que je n’avais rien à dire mais la vérité c’est que la pudeur m’empêchait de parler, et j'étais là, devant elle, qui me suppliait de lui adresser un signe quelconque de cet amour que j'étais incapable d’exprimer. J'essayais pourtant, j'utilisais des périphrases, mais elle faisait semblant de ne pas comprendre, elle voulait les vrais mots, et quand je parvenais enfin à les prononcer elle semblait apaisée mais le lendemain tout était à recommencer, c'était les mêmes reproches et la même plainte lancinante : « - Tu ne me parles pas, tu ne me dis jamais rien. Quand tu étais petit tu étais si bavard... Pourquoi as-tu changé ? M’en veux-tu de quelque chose ? » J'avais lu dans la correspondance d'André Gide que la pudeur des sentiments était ce qui avait détruit sa relation avec Madeleine. C'est cette pudeur qui, peu à peu, m'éloignait de ma mère. J'imaginais quelque circonstance extraordinaire où toutes barrières rompues, peut-être sur son lit de mort, à l'heure suprême, j’oserais lui dire que je l’aimais.
Mais ce fut cet été-là justement que je fis une découverte qui me marqua profondément. L'expérience peut paraître en elle-même insignifiante et elle est difficile à raconter car elle se réduit à bien peu de choses mais elle fut fondatrice de ce qui devait être plus tard l'un des aspects les plus importants de ma vie. Je m'étais inscrit, pour occuper mes loisirs, à un stage de théâtre proposé par un organisme d'éducation populaire et qui devait se tenir dans une sorte de foyer culturel en pleine campagne. J'avais convaincu trois amies de m'accompagner : deux braves filles, assez laides qui avaient participé à mes spectacles et l’amie de l’une d’elles, Arlette, que j'avais déjà eu l’occasion de rencontrer une ou deux fois et à qui j'avais trouvé un certain charme.
Le jour où nous étions arrivés tous les quatre dans le grand bâtiment blanc perdu au milieu des arbres j’avais éprouvé dès l’entrée un extraordinaire sentiment de liberté. La campagne ne ressemblait pas à celle que je connaissais, elle était plus verte, plus fraîche. Je n'avais guère eu l'occasion jusqu'alors de quitter la ville où j'étais né et je me sentais ici complètement éloigné de mon univers quotidien. J’étais allé m'installer dans le dortoir des garçons pendant que mes amies portaient leur sac dans le dortoir des filles et ensuite, comme j’étais allé me promener sous les arbres Arlette était venu me rejoindre et nous avions fait quelques pas ensemble. Elle me dit que notre arrivée avait fait grand bruit du coté des filles. Elles lui avaient demandé qui j’étais et quand elles avaient su que j’avais monté des spectacles, elles n'avaient plus cessé de parler de moi : « - Tu ne peux pas te rendre compte de ce que tu représentes pour elles ! ajouta Arlette, j'étais fière de te connaître. » Je crois qu’elle essayait surtout de me flatter et de m’indiquer par là que je l’intéressais – occasion dont, évidemment , je ne sus jamais profiter – mais ses paroles firent sur moi une impression profonde. Je ne parvenais pas m'imaginer que je puisse représenter quelque chose pour qui que ce soit, qu’on puisse tout simplement avoir une image de moi. Je n’aurais pas été étonné en me regardant un miroir de ne pas y voir mon reflet.
Toujours est-il qu’un peu plus tard la première séance de travail nous réunit dans la grande salle du bâtiment. L’animateur du stage était un vieux professeur du Conservatoire de Rennes qui commença par nous faire faire quelques exercices de respiration. Tout à coup, sans raison, il se mit à s'acharner sur moi : Je ne respirais pas comme il fallait, je devais faire ceci, cela… Il me prenait pour cobaye afin de montrer l’exemple aux autres. Et ce fut ainsi durant tout le reste de la séance. Son comportement n’était pas sans me rappeler celui de Monsieur Regard lors de mon fameux exposé sur Balzac. Aurait-il été jaloux de moi lui aussi ? ou bien y avait-il quelque chose en moi qui suscitait cet agacement sans que je m’en rende compte ? Mes deux personnalités, si opposées l’une à l’autre, aboutissaient à créer cette étrange situation, mais le plus drôle c’est que celle qui suscitait leur agacement, ils contribuaient eux-mêmes à la créer, je n’y étais pour rien, c’est eux qui en voulant me rabaisser dirigeaient au contraire le projecteur sur moi. Je n’en demandais pas tant. J'étais gêné pour ce vieux professeur, qui paraissait par ailleurs un brave homme, qu'il manifestât ainsi si évidemment sa fragilité devant les autres. Mais que pouvais-je faire pour l'aider ? Les fois suivantes, il contourna la difficulté qu'il avait lui-même créée en affectant pour moi une grande amitié : « - Alors, nous n'avions pas beaucoup d'atomes crochus le premier jour, n'est-ce pas ? » Il pensait avoir fait de moi un allié. C'était exactement l'inverse, je le détestais. Le travail qu'il nous proposait ne m'intéressait pas: nous construisions des maquettes de décor, je m'inondais de colle, mes découpures de carton s'effondraient lamentablement. Il m'avait donné à travailler le rôle de Trissotin, bien content au fond de profiter de mon expérience pour entraîner les autres. Je jouais mon personnage avec la meilleure volonté du monde mais bien loin de m’y intéresser contrairement à ce qu’il pensait. C’est que j’étais en train de vivre quelque chose de bien plus essentiel. J’étais en train d'éprouver un sentiment absolument nouveau pour moi, un sentiment de légèreté, ce sentiment même qui m'avait envahi dès que j’étais arrivé le premier jour dans ce lieu éloigné de toute référence à mon univers familier, le sentiment d’être délivré du temps. Pour la première fois de ma vie, je sentais se relâcher cette oppressante présence à soi, faite de souvenirs, de désirs, d’angoisses, qui était le lot de chacun de mes jours ; pour la première fois s'estompait cette voix intérieure par laquelle je ne pouvais jamais cesser de me parler à moi-même en un vertigineux monologue qui se poursuivait sans répit et revenait toujours sur moi pour tenter de justifier mon être et qui n'était jamais aussi obsédant que dans les moments, le soir par exemple, où je tentais de le faire taire. Ici au contraire je vivais dans un éternel présent fait de la douceur de ces instants qui se juxtaposaient les uns aux autres, sans profondeur, sans passé et sans devenir. Mon être était entièrement habité par la présence des autres, dont le visage m'était devenu familier et fraternel. Plus rien d'autre n'avait d'importance pour moi que cette présence des autres, comme si elle devait durer toujours, plus rien ne comptait que ce groupe qui venait de nulle part et n'allait nulle part, et qui flottait dans l'abstraction d'une existence qui atteignait sa quintessence dans l'éternité de l'instant. Il y avait ce dérisoire petit bonhomme qui s'obstinait à vouloir être mon ami, il y avait Arlette au charme énigmatique, avec laquelle je continuais à jouer un jeu de séduction qui n'aboutirait jamais, il y avait tous ces stagiaires inconnus – instituteurs pour la plupart, élèves de l’école normale - qui avaient leurs joies, leurs plaisanteries, leur univers propre, et plus rien d'autre n'existait que cet être collectif dans lequel je m'étais fondu. Ce bâtiment clair au milieu des arbres était devenu l'univers entier et j'aurais pu y vivre ainsi jusqu'à la fin de mes jours, jusqu'à la fin du monde puisque le monde se résumait à nous. Et quand je revois aujourd'hui sur une vieille photo, le groupe que nous formions alors, disposé le long d'une pelouse en pente comme une poignée de dérisoires pantins roulant dans l'herbe, figés soudain par l’objectif dans leur chute, j'y reconnais vaguement quelques figures qui m'évoquent encore quelque chose, mais de l'absolue fulgurance de cet instant il ne reste rien et j'ai peine à imaginer que ce petit jeune homme au visage un peu pâle, perdu parmi les autres et qui porte son regard, à l'autre bout du groupe, vers une jeune fille aux cheveux courts et aux lèvres minces en laquelle j'ai peine à reconnaître Arlette, n'est autre que moi en train de vivre à cet instant précis l'expérience fulgurante de ce que l’on peut appeler le bonheur.
Je revins chez moi, le stage achevé, porteur d'une connaissance nouvelle et incommunicable. Comment aurais-je pu raconter à quiconque ces moments de pure joie que je venais de vivre. Quand je revins c'était l'été. Je voulus revoir Arlette, mais elle se déroba à mes avances. D'ailleurs, depuis que nous n'étions plus là-bas, elle avait cessé de m'intéresser. Je revis aussi Marie-Claude Padovani, mais elle était désormais pour moi l’image même de mon échec et de mon impuissance. J'aimais pourtant toujours contempler son visage, comme on relit un roman qu'on aime. Je me souviens d’un soir dans un dancing en plein air où nous étions allé accompagnés de son éternelle amie et d'un homme plus âgé que nous. C'était au bord d'une plage. Dans la lumière du soir, sur une piste en béton éclairée par des projecteurs, nous sommes absolument seuls. Un petit orchestre joue pour nous d'interminables airs de jazz. Il y a un saxophone qui enroule ses arabesques compliquées autour des accords cristallins d'un vibraphone flegmatique. Je danse avec elle et nous demeurons presque immobiles sur la piste tandis que son amie danse à côté de nous avec l’homme plus âgé. Ce fut la dernière fois que je la vis.
Le stage de théâtre auquel j'avais participé m'avait fait entrevoir une forme de bonheur dont je n'avais même pas eu l'idée jusque là. Je compris alors que l'expérience que je venais de faire était tout simplement celle de ma liberté : pour la première fois, j'avais pu être moi-même, hors de toute contrainte, loin de mes parents et des références ordinaires de ma vie quotidienne, et si cette relation fusionnelle avec les autres m'avait tant exalté, c'est qu'elle m'avait révélé d'un seul coup le véritable sens de ma vie, ou plutôt que celui-ci n'était pas à chercher ailleurs que dans cette adhésion immédiate à la pure extase de l'instant. Mais cependant, pensais-je, n'y a-t-il pas quelque paradoxe à faire l'expérience de sa liberté dans l'abandon de soi, à réaliser l'accomplissement de son être dans son immersion au sein d'un être collectif ? Fallait-il donc pour se trouver se perdre ? Je sentais bien qu'une telle situation était une expérience-limite : une conquête de l'éternité qui ne pouvait se réaliser que dans l'éphémère. J'aurais aimé finir ma vie parmi ces gens qui m'entouraient, et en même temps je n'avais éprouvé cela que parce que je savais que j'allais devoir les quitter - éternelle histoire de ces adresses qu’on s'échange sur le bord d’un quai quand les vacances sont finies. Je ne savais pas encore que les plus exaltants bonheurs sont toujours liés au sentiment brutal d'atteindre quelque chose au moment même où on l’a perdu.

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