Ce fut à l'occasion d'un séjour culturel que je fis à Londres pour apprendre l’anglais et surtout pour échapper aux grandes chaleurs de l’été. Je devais passer deux semaines dans un collège réputé de Kesington High Street, parmi des étudiants de tous pays puis deux semaines encore chez l’habitant.
Lorsque j’arrivai au Queen Elisabeth College, un imposant bâtiment de style victorien situé au milieu d’un vaste parc, les autres étaient déjà en train de décharger leurs bagages dans une joyeuse confusion. On entendait parler toutes les langues, on voyait des visages de tous les types : des scandinaves, des italiens, des turcs et même des indiens. On procéda d’abord à la répartition par groupes en fonction du niveau de langue puis à la distribution des badges ; on nous expliqua le système des repas, des cours, des visites. J'avais du mal à suivre, j’essayais de faire comme les autres. Mais ceux-ci semblaient s'exprimer dans un anglais impeccable, ils paraissaient beaucoup moins empruntés que moi qui me sentais si gauche et si timide ! Enfin dans le réfectoire où l’on nous réunit ensuite, aux hautes fenêtres à croisillons et aux murs lambrissés ornés de toute une galerie de tableaux anciens, on nous servit, sur de longues tables impeccablement cirées, un thé délicieux agrémenté de pâtisseries au goût bizarre. Les professeurs avaient leur propre table, juchée sur une estrade au dessous du portrait de la Reine. Celui qui semblait leur chef nous fit ensuite un discours de bienvenue, dont le ton bonhomme était assorti de force clins d’yeux destinés sans doute à souligner la drôlerie de ce qu'il disait et qui provoquaient en effet le rire de mes condisciples auxquels je m'associais de confiance (il m'apparut les jours suivants que l'humour était pour les anglais une forme raffinée de politesse à laquelle personne ne manquait jamais en quelque circonstance que ce soit de se soumettre mais dont je devais hélas me révéler jusqu’au bout absolument inapte à pénétrer les arcanes).
Nous passâmes notre première soirée dans le grand salon. Le groupe dans lequel je m'étais glissé au hasard pour participer à une conversation, apprenant ma provenance, engagea aussitôt un débat passionné sur la guerre qui était en train de se dérouler dans mon pays. Il apparut bien vite qu’italiens, allemands, suédois étaient tous unanimes pour dénoncer la communauté à laquelle j’appartenais. Et moi qui étais encore enflammé par les souvenirs du Forum et ne doutais pas un seul instant de la justesse de notre cause je prenais à cœur de la défendre coûte que coûte. Mais ils n'en voulaient pas démordre, leur vision, comme chez tous ceux qui parlaient de ce problème sans le connaître était faussée par des idées reçues, ils parlaient par exemple du « peuple algérien » ! Comme s’il existait un « peuple algérien » ! Là-bas, ils auraient dit comme nous « les arabes », un point c’est tout ! Cependant, handicapé par mon mauvais anglais je ne parvenais pas à me faire entendre. Un suédois finit par m'expliquer que j'étais moi-même une victime du colonialisme !… Heureusement notre conversation fut interrompue par l'arrivée du recteur (c’est ainsi qu’on appelait le chef) qui apportait un petit phonographe et nous proposa de danser sur quelques vieux disques démodés. La sauterie se termina d’ailleurs fort tôt par le God save the Queen, qu'il nous fallut écouter debout.
Les jours suivants, visite de la City, visite du Daily Mail, du Town Hall, cocktails divers, le plus dur étant de faire semblant de suivre une conversation tout en tenant d'une main son assiette de gâteaux et de l'autre sa tasse de thé dans laquelle il fallait en outre faire tourner sa cuiller Mais voici qu’au bout de quelques jours sans savoir pourquoi, je me mets à ressentir de nouveau ce même bonheur que je ressentais à mon fameux stage de théâtre. Voilà que de nouveau plus rien n’a d’importance, il n’y a plus qu’une succession d’instants qui se suffisent à eux-mêmes, et puis la présence des autres et ce sentiment de pleinement exister.
Au bout de quelques jours j’ai découvert que certains se réunissent, après la soirée dans un pavillon au fond du parc. Il y a là une salle de forme ovoïde, dallée de marbre et entourée de colonnes où une trentaine de noctambules dansent sur la musique du Good Book de Louis Armstrong jusque tard dans la nuit. Une petite jeune fille que j'ai déjà aperçue deux ou trois fois auparavant et à qui j'ai adressé quelques mots, vient me parler et je l'invite à danser. Elle est parisienne, elle a l’œil qui pétille et un joli sourire, elle s'appelle Claudine. Elle me pose mille questions sur mon séjour, mes professeurs, le niveau de mon anglais. Elle est inscrite, me dit-elle, au niveau supérieur et mêle en effet sans cesse en parlant le français et l'anglais. Je regarde ses cheveux courts, son tee-shirt rayé qui lui donne un air de petit mousse d’opérette, elle frétille, elle rit et m'entraîne dans la danse, et puis, quand vient un slow, je sens qu’elle appuie sa tête contre la mienne. Elle a cessé de parler. Ainsi, c’est toujours comme ça que ça commence !…
Seulement, comme d’habitude, je ne connais pas la suite de la marche à suivre. Ce moment d'extase me suffit. Dans mon esprit il scelle une sorte de pacte entre nous : désormais elle est ma petite amie, ce qui m’autorise à certaines prérogatives comme par exemple de poser ma main sur son épaule. Je m’empresse d’en profiter dès le lendemain. D'abord elle se montre réticente, gêné, me dit-elle, par la présence des autres, puis elle a dû en prendre son parti car elle me passe à son tour le bras autour de la taille. À l'heure du café nous allons faire un petit tour dans le parc. Elle continue à se répandre en anecdotes, en plaisanteries, en discours de toutes sortes et je marche à côté d'elle en continuant de lui caresser l'épaule. Et puis tout à coup, elle s'arrête sur un petit pont qui enjambe un ruisseau, se retourne vers moi et sans autre forme de procès, prend ma tête entre ses mains et m'embrasse sur la bouche. Puis elle a un sourire, comme pour s'excuser, et me dit : « - Petit chat ! »
Et moi pendant ce temps je fais des calculs dans ma tête : voyons, voyons... est-ce la troisième ou la quatrième ? Béatrice, l'amie de Z, la fille du directeur de prison… (Cette dernière je ne sais pas si je dois la compter ou pas). Les jours suivants pourtant, Claudine semble se dérober de nouveau. Elle fuit fort habilement dans le rire, dans le bavardage. Un jour nous partons pour une longue promenade dans les rues et arrivons à la nuit tombée devant une gare éclairée par des lampadaires jaunâtres au milieu du brouillard. C’est Notting Hill Gate, un quartier mal famé. Seul reste ouvert un estaminet où nous allons prendre une bière et je pense au poème d’Apollinaire Un soir de demi brume à Londres… Là, elle me raconte son enfance, me parle de sa famille et je sens pour la première fois une certaine intimité entre nous. Pour la première fois je comprends que j'aime sans savoir pourquoi cette ville laide. Lorsque nous regagnons notre collège un orage éclate et nous trouvons refuge sous un arbre, je la serre contre moi et l'embrasse ainsi, toute inondée. Elle me dit qu’elle vient d'avoir vingt ans aujourd’hui. Moi j’aurai vingt ans dans trois semaines.
Le séjour se poursuivit comme si tout cela n’était qu’un rêve : les cours, les visites, les soirées dansantes, les nuits prolongées dans le pavillon au fond du parc, et toujours le même disque de Louis Armstrong, et la présence de cette jeune fille pétillante… bonheur léger que rien ne viendra troubler sinon la sourde angoisse de la fuite des jours qui passent et qui me rapproche de la fin.
Lorsque cette fin arriva, le grand hall se remplit à nouveau de valises, on repliait les drapeaux, on s’empressait de trouver un taxi… J'en ai tant connu depuis de ces débandades de fin de vacances où les liens que l'on croyait les plus forts se dénouent soudain ! J’en éprouve toujours la même douleur. C’est comme une brutale révélation de la mort.
Je devais rester cependant à Londres encore quelques temps ayant réservé un séjour chez une certaine Mrs Robbins qui habitait dans la banlieue et recevait des étudiants en hôtes payants. Je partis donc en métro, ma valise à la main, après avoir embrassé Claudine qui me promit de m'écrire en attendant que nous puissions nous revoir lorsque je repasserai par Paris sur le chemin du retour. Le sentiment qui m’étreint après l'avoir quittée est un sentiment à la fois mélancolique et doux. Ce sont comme des retrouvailles avec moi-même mais délivrées de toute angoisse puisque je sais que je vais la revoir.
Le métro me dépose dans une campagne verdoyante et j'entreprends, armé de mon plan, de traverser une longue prairie inondée de soleil que bordent une infinité de petits pavillons exactement semblables les uns aux autres et finis par arriver devant la maison de Mrs Robbins que rien ne distingue des autres. Une vieille dame toute en sourire vient m'ouvrir. Dès l'entrée on est saisi par le contraste qui existe entre l'intérieur et l'extérieur : autant la façade est impersonnelle, avec son petit perron et ses colonnes doriques, autant l'intérieur montre une intimité et un confort inconnus des maisons françaises. L'accumulation d’objets, de meubles bien cirés, le petit escalier recouvert d'une épaisse moquette, les nombreuses portes laissant deviner de multiples chambres, tout cela révèle que ce petit pavillon est beaucoup plus grand qu’il n’y paraissait de l’extérieur. Un gros chat noir m'observe en haut des marches. La vieille dame m'introduit dans le salon. Par la fenêtre en rotonde on aperçoit la campagne ensoleillée. Tout embarrassé par ma valise et ma pratique incertaine de l'anglais, je tente de soutenir la conversation et me répands en amabilités approximatives. Mrs Robbins s'excuse d'abord de l'absence de son mari qui « se repose », me dit-elle. Je la conjure aussitôt de ne pas le déranger avant de comprendre qu'elle a voulu dire qu'il était mort. Je dois subir encore une fois la redoutable épreuve de la tasse de thé lorsque l'arrivée de celui avec qui je dois partager ma chambre apporte une heureuse diversion. Il est déjà là depuis quelques jours. C'est un jeune homme élégant, plein d'aisance, qui me rappelle mon cousin Jean. Affable, disert, il parle un anglais impeccable, et me propose tout de suite de me faire visiter la chambre. Je défais ma valise sur mon lit tout en discutant avec lui. Il habite Paris où il est fiancé (et il me montre la photo d'une jeune fille clignant des yeux sur une plage). Il a entrepris, me dit-il, ce séjour afin d'éprouver la solidité de leur couple. Et soudain, nostalgique, il tire de sa table de nuit une petite poupée dont la robe, m'explique-t-il, a été découpée dans un de ses foulards. Il l'embrasse et la remet dans son tiroir. Je le regarde, éperdu d’admiration : Une fiancée ! C’est encore mieux qu’une petite amie.Moi, je n’ai pas pensé à emporter un morceau de la robe de Claudine. C’est égal, pour faire bonne figure je lui parle tout de même d’elle mais je sens bien que ce n’est pas la même chose. D’ailleurs je l'ai déjà oubliée. Ce séjour au Queen Elisabeth College me paraît si loin ! Ce monde qui a existé si fortement pour moi pendant ces quinze jours, dans lequel j'étais encore si totalement immergé il y a quelques heures à peine, voilà qu'il me paraît s’être abîmé pour toujours dans le néant. Car une sorte de lien m'unit déjà à cette maison dans laquelle je me sens bien, à ce jeune homme qui est sera mon camarade pendant quinze jours. Nous allons nous promener sur la pelouse, le soleil est doux, nous parlons de nous-mêmes, des filles, de notre enfance. Pour la première fois je constate que je peux avoir une intimité avec un de ces beaux jeunes gens dont la fréquentation jusqu'ici m'a toujours fait si peur, que je peux les faire rire, les intéresser. Je n'ai peut-être ni leur élégance ni leur charme, mais je ne m'en sens pas pour autant écrasé. Il s'amuse de mes plaisanteries, de mes paradoxes, et bientôt déclare que décidément je suis « un gars épatant ».
Dès ce premier soir, il a donc professé pour moi une grande amitié, riant de mes plaisanteries, s'extasiant à mes récits. Il est si grand, si beau, que je ne peux m'empêcher de soupçonner chez lui une pointe de condescendance à mon égard. Mais non, il exprime simplement la sympathie que je lui inspire. La soirée se termine par une joyeuse bataille de polochons et l'évocation des plaisirs qui nous attendent avec les petites anglaises. Mais je sens bien que celles-ci en réalité l'intéressent moins que les lettres de sa fiancée qu’elle lui a promis de lui envoyer tous les jours et les colis de sa mère qui doit lui faire passer des cigarettes en cachette car il ne supporte pas les cigarettes anglaises.
Le lendemain, comme de juste, il reçoit une longue épître, à laquelle il répond aussitôt des pages et des pages - et je me demande ce qu'il peut bien avoir à lui dire – ainsi qu’un colis contenant quelques bricoles qu'il écarte aussitôt pour aller chercher dans l'épaisseur de l'emballage les cigarettes tant convoitées. Et le soir quand je le presse de choisir le lieu où nous irons à la découverte des petites anglaises, il se montre beaucoup moins empressé que la veille. Il veut rester fidèle à sa fiancée Hélas ! Il est évident qu'il me faudra me débrouiller tout seul.
Me voici donc parti dans les ruelles de Soho. Elles sont sales, mal éclairées, elles longent des terrains vagues, on y croise des silhouettes fugitives de prostituées, des garçons ambigus qui vous emboîtent le pas avant de disparaître derrière une palissade. À l'entrée de couloirs sordides qui s'enfoncent entre des maisons délabrées, il y a des vitrines qui exposent des petites annonces de « modèles ». L'obscurité est parfois trouée par la lumière brutale d'un night club devant lequel stationnent des groupes aux mines patibulaires. Je me retrouve ainsi à Leicester Square où j’avise un endroit plus rassurant qui s'appelle le club Charles-Peguy et déclare se vouer au développement de l'amitié franco-anglaise. Voilà ce qu’il me faut ! Au premier étage on m'introduisit dans une salle où quelques jeunes gens dansent au son d'un pick-up. Le nombre de filles y passe largement celui des garçons, mais elles semblent avoir été spécialement sélectionnées pour leur laideur. Sur une table on a disposé des bouteilles de soda dont on peut se servir moyennant un schilling. Au bout de quelques instants je tente ma chance auprès d'une des jeunes filles qui attendent sur des chaises tout autour de la salle. Elle accepte de danser avec moi. Elle est un peu lourde mais pourvue d'une abondante poitrine et d'une grosse bouche sensuelle. Après quelques mots échangés tant bien que mal en anglais, je me risque à la serrer plus fort et comme d'habitude c’est un instant délicieux lorsque je sens sa résistance se rompre et que la masse de ses cheveux envahit ma figure. Je cherche sa bouche et n’ai aucun effort à faire pour la prendre car elle s’y prête avec une certaine indifférence mais sans mauvaise volonté. Nous occupons le reste de la soirée à renouveler cette agréable activité labiale et je la quitte en m'assurant d'un rendez-vous pour le lendemain. Dès mon retour chez mrs Robbins je narre mes exploits à mon camarade de chambre qui s'associe à mon enthousiasme.
Le lendemain, je me rends au rendez-vous. Elle est là et propose que nous allions nous promener dans Regent's Park. C’est une journée inondée de soleil et il y a foule sur les vastes pelouses. Nous allons nous asseoir sous un arbre, parmi des familles qui pique-niquent. Elle se couche sur l'herbe et m'attire contre elle. La présence de tous ces gens me met mal à l'aise mais enfin elle ne semble pas s'en soucier. Alors, prenant mon parti, je l'embrasse goulûment. Elle se révèle, plus encore que la veille, fanatique de cet exercice : ses lèvres s'ouvrent, se referment, se contractent, se détendent, m'aspirent, me mordent. Faisant taire une vague répugnance, je finis par m'abandonner, non sans lui faire remarquer que notre conduite pourrait apparaître inconvenante au milieu de toutes ces familles mais elle me répond que c'est la pratique en Angleterre et je m'émerveille du libéralisme de ce peuple. Il y a en effet un grand laisser-aller dans Regent's Park : les foules saucissonnent sur les pelouses, dorment ou se caressent sans que personne ne s'occupe de son voisin. L'amour y est une occupation comme une autre, qui ne consiste d'ailleurs en rien d'autre que ce travail forcené des lèvres, les corps restant immobiles. Une légère brise fait voler au dessus de nous les papillons et les papiers gras et quand j'ouvre les yeux j'ai la vision à quelques mètres de moi d'une jeune anglaise allongée sur une serviette dont la chair écarlate grésille au soleil. C’est drôle comme la lumière ici me semble obscène. Je songe à celle de mon pays, minérale et abstraite, et aux filles de là-bas, si fières et à qui nous cachons nos désirs comme un secret. Ici je me repais sans vergogne des lèvres de mon anglaise.
Ce fut ma seule conquête mais elle me suffit pour me faire valoir auprès de mon camarade de chambre à qui je fis des récits qui soulevèrent son admiration. Il ne fut pas avare en compliments et plaisanteries égrillardes qui me chatouillèrent agréablement. Enviait-il mes équipées ? Il me semblait s'être installé une fois pour toute dans un univers de pacotille où les lettres de sa fiancée et les cigarettes de sa mère lui tenaient lieu de tout. Il se contentait de nos promenades autour de la maison de mrs Robbins, desquelles je retirais finalement plus de plaisir moi aussi que des lèvres de mon anglaise.
Pour parfaire mon image auprès de lui, je faisais valoir également les lettres que je recevais de Claudine qui avait entrepris, comme sa fiancée, de m'adresser une abondante correspondance. Mais si les lettres qu'il recevait semblaient être pour lui l'oxygène indispensable à sa survie, je ne pouvais m'empêcher de trouver celles de Claudine absolument insipides. Elle avait l'art de composer d'interminables épîtres sur les détails les plus dénués d'intérêt : les vacances qu'elle passait à la campagne avec sa famille, la maison où elle habitait. Elle me faisait une description détaillée du fauteuil sur lequel elle était assise, y ajoutant même un petit croquis pour plus de précision, traçant un portrait des chats et des chiens qui l'entouraient. Elle adoptait un ton uniformément enjoué, déroulant le film d'un séjour sans histoire où apparaissaient successivement son père, sa mère, sa petite soeur, tous uniformément sympathiques. Était-ce donc ainsi qu'était le monde ? Était-ce donc cela dont je rêvais ? Le soir, tout seul, je retournais à Soho, rôder devant les enseignes lumineuses des night clubs, frôler les prostituées, et je sentais de nouveau mon coeur battre en retrouvant cette immuable et oppressante angoisse qui constituait le fond de mon intimité avec moi-même.
Lorsqu'arriva enfin le terme de mon séjour, je quittai tous ces personnages comme on sort d'un rêve. Je ne reverrais plus jamais mon gentil camarade - et je fis tous mes efforts pour graver dans ma mémoire l'image de sa silhouette sur le pas de la porte, son large sourire et le geste plein de cordialité qu'il m'adressa lorsque le taxi vint me prendre - et tout en m'éloignant je comprenais soudain l'authenticité de sa gentillesse, et le prix de cet art de vivre sans arrière-pensées et sans profondeur qu'il possédait et qui pouvait s'appeler la grâce. Ces êtres légers, dont la rencontre est toujours fugitive, sont insaisissables et quand on les quitte on a le sentiment d'avoir manqué quelque chose…

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