Il me semblait l'avoir quittée depuis des lustres, pourtant cela ne faisait que quinze jours. Elle m'avait écrit pour m'inviter à dîner le jour de mon arrivée, ses parents, disait-elle, étant impatients de me connaitre. Frustré par les échecs de mes promenades nocturnes à Soho, à l'exception de la vache anglaise dont j’avais pompé les lèvres jusqu’à plus soif, j'étais pressé de serrer de nouveau ma petite amie dans mes bras. J'accourai donc chez elle, aussitôt débarqué, afin de passer l'après-midi en sa compagnie. Mais je compris trop tard, en arrivant, que j'avais commis une maladresse : elle ne m'attendait pas si tôt. Poussant une exclamation lorsqu'elle me vit sur le palier, elle disparut aussitôt : « - Attends-moi dans la chambre, j’arrive, j'en ai pour cinq minutes !... » Je restai là à tourner en rond, tenant à la main le cadeau que je lui avais apporté (un nouveau disque de Brassens que je venais d’acheter et que j’étais impatient de découvrir avec elle). Elle reparut enfin au bout d'un long moment, fraîche et parfumée ; elle aussi avait quelque chose à m'offrir : un livre de Louis Jouvet (parce qu'elle savait que je faisais du théâtre). Nous échangeâmes nos présents. Évocation de souvenirs, commentaires sur les lettres que nous avions échangées... Elle était bien mignonne tout de même avec ses cheveux noirs et son visage de Pierrot. Mais il me semblait tout à coup qu'il ne me serait peut-être pas si simple de la reprendre. Je regardais cette bouche que j'avais embrassée, ces épaules que j'avais caressées, mais à être ainsi chez elle, elle m'apparaissait soudain plus réservée, plus distante. Nous écoutâmes enfin le disque que je lui avais apporté. C’était pour moi un moment important que celui où chaque année je découvrais les nouvelles chansons de Brassens qui feraient ensuite partie définitivement de mon patrimoine intime. À l'une d'elles - il s'agissait de la Ronde des jurons - elle fit la moue et me dit qu'elle ne comprenait pas l'intérêt qu'il pouvait y avoir à écrire une chanson sur des gros mots. Alors je sentis qu’un mur venait de tomber entre nous. Je saisissais soudain ce que sa vivacité d'esprit et ce naturel qui pouvait passer pour charmant cachaient en réalité une absolue bêtise. Elle ne m'attendait pas si tôt en effet puisque le désir n'entrait pour rien dans son histoire et que ce qu'elle cherchait c'était seulement me présenter à ses parents. Les heures passèrent, je ne ressentais plus rien pour elle si ce n'est une certaine attirance pour son corps d'adolescente. Je regardais la petite croix d'or qu'elle portait à son cou se balancer dans l'encolure de son tee-shirt rayé. Et tout à coup, par défi, et pour ne pas perdre complètement mon temps, je décidai de l'attirer contre moi. Aussitôt son visage devint grave, et son intarissable discours resta suspendu en l’air comme si j'avais débranché quelque chose, et puis, s'abandonnant avec un soupir, elle m'embrassa sur la bouche. Je la serrai plus fort, la renversai sur le lit. Elle se débattit à peine, ne se déroba pas à mes caresses... Je la pétrissais laborieusement, allongé sur elle de tout mon poids et essayant sur elle les différentes variations du « baiser anglais » que je venais d’expérimenter si minutieusement avec ma londonienne ( et manifestement ça n’avait pas l’air d’ailleurs de lui déplaire) quand soudain elle fit un bond en arrière : Une clé venait de tourner dans la porte. Elle se rajuste précipitamment et voilà en effet que sa mère surgit devant nous. Aussitôt elle retrouve son aisance et son ton de petite fille bien élevée pour me présenter dans les formes, nourrissant la conversation de mille anecdotes et petits souvenirs sur les vacances que nous avons passées. Le père arriva à son tour quelques temps plus tard et nous pûmes enfin passer à table. Après le dessert j'eus droit au café et au pousse-café, et quand je repris mon métro j'avais la tête si lourde que je ressentis un immense soulagement et la certitude que je ne la reverrais jamais.
Le lendemain je devais repartir par le train jusqu’à Marseille afin d'y prendre un avion. Le voyage avait lieu de nuit et ce fut un moment, d'une intensité particulière. À peine installé dans le compartiment, je sentis que tout ce que je venais de vivre refluait en moi comme la fatigue remonte après une longue marche. J'avais eu une petite amie, qu'il n'aurait tenu sans doute qu'à moi d'épouser si je l’avais voulu, ma solitude était donc désormais une solitude consentie, le résultat d'un choix. J'allais avoir vingt ans et elle m'apparaissait comme une sorte de cadeau d'anniversaire que le destin m'avait fait. Cependant j'étais toujours vierge ! Bercé par le mouvement monotone du train, je revoyais des scènes qui prenait une intensité nouvelle à les revivre ainsi : notre promenade interminable dans les rues de Londres lorsque nous nous étions égarés dans le brouillard et l'orage au retour quand je l'avais prise dans mes bras. Je me composais intérieurement un poème : Petite française de Londres, mon beau cadeau d'anniversaire... mais je n'arrivais pas à aller au delà. Pourtant il me semblait que mon expérience n'aurait eu de sens, justement, que si j'étais parvenu à l'écrire. Hélas, les mots me manquaient. Dans le compartiment, pendant ce temps, des conversations s'étaient nouées entre les voyageurs. Un homme d'une quarantaine d'années, volubile et hâbleur, avait entrepris de raconter sa vie. Il ne cessa pendant des heures d'accumuler des anecdotes qui toutes tendaient invariablement à illustrer ses qualités exceptionnelles : la façon dont il avait circonvenu l'administration pour se tirer d'une situation difficile, dont il avait mis dans sa poche les professeurs de son fils afin de le faire passer dans la classe au dessus… Les autres, un couple de paysans embarrassés de colis et une jeune fille au visage ingrat, approuvaient, par simple politesse d'abord, puis emportés par sa faconde, car il avait fini par faire entrer tout le monde dans son jeu. Il forçait la sympathie, en effet, par ce désir si évident qu'il avait de se faire aimer, et grâce à lui le compartiment s'était constitué en une petite société conviviale et heureuse. Et lui, prenait plaisir à faire parler chacun à tour de rôle, il fit un brin de cour à la jeune fille au visage ingrat qui raconta qu'elle était postière et qu’elle venait d’être nommée à Paris, il plaisanta avec les paysans qui parlèrent de leurs veaux. Chacun ainsi, par la grâce de sa présence, s'ouvrait aux autres. Et pendant ce temps le train filait à toute vitesse dans l'abstraction vertigineuse de la nuit… Et tout à coup je ressentis ce même bonheur que j'avais déjà éprouvé à deux reprises, dans mon stage de théâtre d'abord puis au collège de Londres, cette impression d'être délivré du temps et d'atteindre à l'éternité : nous étions là réunis pour toujours, et le monde se résumait à nous. Rien d'autre n'existait dans la moite chaleur du train que cette intimité incompréhensible et tendre qui nous unissait. Ma tête bourdonnait de sommeil et de fatigue (Petite française de Londres, mon beau cadeau d'anniversaire...) Combien de temps cela dura-t-il, jusqu'à ce que le train ralentisse et s'arrête le long d'un quai de gare quelconque ? Le monsieur hâbleur descendait là, il avait eu encore le temps de raconter deux ou trois anecdotes : comment il avait séduit l'infirmière de l'hôpital où son fils venait d'être opéré en lui faisant parvenir chaque jour un bouquet de roses, comment il s'apprêtait maintenant à... Mais son voyage était fini. Il nous demanda de bien vouloir l'aider en lui passant sa valise par la fenêtre quand il serait descendu - ultime marque de confiance qu'il nous adressait, ultime message pour nous inviter à la collaboration entre les hommes - et quand nous le vîmes dehors, dans la lumière incertaine du lampadaire qui l'éclairait, comme il nous parut soudain dérisoire et petit ! Il nous fit un dernier signe d'amitié et disparut de notre vie comme il y était entré, et nous nous sentions là un peu comme des orphelins, dans ce compartiment qu'il avait animé de sa présence. Il fallait bien continuer la conversation comme le pli en avait été pris, mais en même temps elle n'avait plus de sens maintenant qu'il n'était plus là. Alors nous continuâmes un moment tant bien que mal et puis les silences se prolongèrent et chacun retrouva son quant-à-soi. Pour moi je sentais qu'à cet instant précis mes vacances venaient de se terminer. Je pensais au lendemain, à ma ville que j'allais revoir, à ma vie que j'allai retrouver... et je m'endormis.
J'avais donc connu mes premières vraies vacances et je revenais me couler dans le lit douillet de mon existence de toujours, retrouver les cours de la faculté, le théâtre, mes parents, la solitude, mais je ne savais pas que c'était pour la dernière fois. Une année encore l'ordre immuable des saisons allait se dérouler, des premiers orages de l'automne jusqu'au grand retour de l'été, j'allais connaitre de nouvelles amours, de nouveaux amis, monter de nouveaux spectacles, et puis il y aurait toujours cette suffocante vacuité des longs dimanches ensoleillés, et cet angoissant sentiment d'être entrainé dans une dérive imperceptible vers des abimes inconnus, mais je ne savais pas que cette fois ce serait le dernier tour de piste, au terme duquel mon avenir s’ouvrirait à une autre vie dont je n'avais pas idée.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)