La ville où j'étais né me paraissait éternelle parce que la pureté de sa lumière en faisait scintiller la blancheur et semblait l'arracher aux contingences du temps. De ce dernier tour de manège sur le carrousel de ma jeunesse je ne garde que des souvenirs de soleil. Les cours recommencèrent. J'entrais dans ma dernière année de licence et cette fois j’avais choisi l’Histoire, qui me passionnait, et la Psychologie Sociale dont j’ignorais tout. Dans cette discipline le premier cours ne fut pas pour me rassurer : un auguste vieillard à barbe blanche, sans se préoccuper de définir autrement sa matière, se lança dans une bibliographie impressionnante où apparaissaient des noms aussi redoutables que Bachelard, Jung, Nietzsche, Freud, etc. Il parlait sans se préoccuper d'être entendu et termina son cours en nous donnant un sujet de dissertation auquel je ne compris rien. J'en ressortis sans avoir la moindre idée de ce qu'était la psychologie sociale. Au cours suivant un jeune professeur, tout à l’opposé du premier, aimable et sémillant, nous fit un brillant exposé sur les tests projectifs – le test de l’arbre, le test du village, le test du gribouillage… intéressant certes mais dont je ne voyais pas le moindre rapport avec le cours précédent. Un petit Que sais-je ? consulté ensuite pour m’éclairer ajouta encore à ma circonspection car il n'y était question ni de Nietzsche et Bachelard ni des tests projectifs. J’en conclus que la psychologie sociale était une matière mal définie.
En Histoire il y avait la même absence de réflexion sur la discipline elle-même, bien que celle-ci me parût cette fois davantage aller de soi (ce qui d’ailleurs devait se révéler bien vite fallacieux). Un premier professeur, petit barbichu plutôt sympathique, nous parla de la conquête de l’Algérie, un autre nous annonça qu’il traiterait de l'histoire économique de l'Espagne pendant le règne de Philippe II, et s’engagea aussitôt dans un long développement sur l’influence de Christophe Colomb dans le développement des mines de fer en Scandinavie (parce qu’il fallait, nous expliqua-t-il, produire le métal nécessaire à la fabrication des clous dont on se servait pour construire les bateaux assurant le commerce avec le Nouveau Monde). Un troisième enfin annonça qu’il étudierait les différentes étapes de la construction du château de Versailles. Là encore je ne voyais pas du tout le rapport que pouvaient avoir entre eux ces différents cours mais il apparaissait de plus en plus évident que chaque professeur développait le sujet qui l'intéressait (et sur quoi devaient porter ses recherches personnelles) sans se soucier le moins du monde d'établir une relation quelconque avec ce que faisaient ses collègues ni surtout se référer à une quelconque réflexion sur la finalité de sa discipline. Je ne m'en indignais pas : ma docilité était infinie à l'égard de l'ordre des choses et je n’avais pas la moindre idée de le contester.
Du côté du théâtre, les choses se remirent également en route tant bien que mal. Il me fallait rassembler ma troupe dispersée, renouer les fils. Le théâtre était le moyen que j'avais trouvé pour m'approprier la beauté des femmes si cruellement absente de ma vie : être metteur en scène, c'était devenir celui par qui cette beauté se révélerait aux autres et donc la posséder idéalement. C'est ainsi que, me payant d’audace (j’avais acquis de l’expérience avec Marie-Claude Padovani), je demandai à une élève du conservatoire au beau et noble visage et aux reins cambrés si elle accepterait de jouer dans le Pain dur de Paul Claudel. Elle s'intéressa un moment à mon projet - et je lisais et relisais la pièce avec passion en l’imaginant dans le rôle - mais je reçus quelques jours plus tard un petit mot dans lequel elle me disait que finalement elle préférait renoncer à ce projet. Je m’en sentis profondément humilié et Claudel en perdit aussitôt tout intérêt pour moi. Mais j’avais dans ma besace une autre pièce, qui me paraissait amusante et poétique, il s'agissait d'une comédie de boulevard intitulée Sylvie et le fantôme : trois garçons montaient une blague à une jeune fille pour lui faire croire que le château dans lequel elle habitait était hanté, mais à la fin elle croyait si bien à son fantôme qu'elle en tombait amoureuse, et le rencontrait, successivement incarné par les trois garçons dissimulés sous un drap. Il y avait dans la classe de danse du conservatoire une petite jeune fille qui me semblait idéale pour le rôle. Elle devait avoir seize ans, un petit nez retroussé, un chignon sagement serré au sommet de son crâne et une peau de porcelaine. Je lui écrivis. Elle s'étonna d'abord de ma proposition mais finit par accepter et les répétitions commencèrent. Les anciens de la troupe faisaient l'ossature de la distribution dans laquelle je m'étais réservé évidemment le rôle principal. Pour le décor on m'avait présenté un étudiant des Beaux-Arts, un garçon un peu étrange, nonchalant, débraillé, assez différent de ceux que j’avais l’habitude de fréquenter. Il parlait d'une voix éteinte et son visage maladif s'éclairait perpétuellement d'un sourire ironique. Ses yeux, cernés de rouge, semblaient regarder les choses de très loin, derrière toute une épaisseur de fatigue et d'indifférence. Il m'apporta la maquette de son décor : une série de panneaux rouges et blancs imbriqués les uns dans les autres. Ça ne convenait guère au style de la pièce mais enfin je n’étais pas à ça près et je me sentais flatté d'avoir dans mon équipe un véritable artiste. C’est ainsi que Bertrand Brichet entra dans notre petit cercle.
On ne lui connaissait aucune famille et je fus stupéfait d’apprendre qu'il vivait justement avec le vieux professeur à barbe blanche qui nous avait parlé de Bachelard le premier jour (et dont le discours continuait à me paraître totalement abscons). La nature mystérieuse de leurs relations (on disait qu’il était son fils adoptif) accrut encore ma fascination pour lui. Le bruit courait d’ailleurs qu'il était très malade et promis à une mort prochaine. Il devait en jouer pour agrémenter son image. Il y avait chez lui un mélange de cabotinage et de réelle gentillesse.
Le jour de la représentation j’avais déjà oublié la triste expérience de Fantasio et comme fort heureusement la salle qu’on avait mise cette fois à notre disposition était plus petite, tout se passa pour le mieux. Ma danseuse fut charmante. Je rêvais d'une idylle avec elle, elle s'éclipsa après la représentation et déclina ensuite l'offre que je lui fis de jouer dans mon prochain spectacle. Ingratitude de la jeunesse ! ...
Ainsi, malgré mes succès, malgré mon statut de metteur en scène, je demeurais privé de tout enracinement sentimental et il me semblait que je ne pouvais éviter de reconnaître le caractère de plus en plus anormal de ma situation : je n’avais pas de « petite amie ». Je n'avais même plus, comme l'hiver précédent, l'esprit préoccupé par une passion amoureuse. Marie-Claude Padovani avait disparu et personne ne l'avait remplacée. Mon seul plaisir restait les cours que je suivais, le cours d'Histoire surtout. Je goûtais les longues après-midi que je passais à la Bibliothèque Nationale, sur le vaste balcon qui dominait la rade. C'est là que, durant des semaines, je préparai un exposé sur la révolution de 48 en fouillant dans les collections de journaux de l'époque. J’y retrouvais le récit enflammé des manifestations de l'Hôtel de Ville, les décrets du Gouvernement Provisoire et les discours de Lamartine. J'étais fasciné par le contraste entre ces articles où palpitaient les enthousiasmes du passé et l'immuable sérénité de cette rade qui s'étalait devant mes yeux. Mon exposé, cependant, n'eut pas le succès que j'en attendais. La conviction et le sens théâtral que je mettais à peindre ce grand maelström ( « le drapeau blanc a fait le tour du Champ de Mars… » etc. etc.), où résonnait encore l’écho des journées du Forum, éveilla un intérêt amusé chez le professeur à barbiche mais il me reprocha la faiblesse de mes analyses. Alors un doute me saisit. Et si je n'étais au fond qu'un imposteur ? Je sentais en moi une inquiétante inconsistance d'être. Je n'avais pas de prise sur les choses, je glissais sur les événements, condamné à n'être qu'un désir perpétuellement béant, je n’avais d'intimité qu'avec mes souvenirs, je ne cherchais sans doute dans la possession des femmes qu’à acquérir ce poids dont je me sentais si cruellement dépourvu, alors que l'obsession même de ce désir me renvoyait justement au sentiment de ma légèreté. Heureusement qu’il me restait le théâtre !

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)