Depuis le début, au fond, j’avais été victime d'une mystification : Reçu premier au conservatoire et sorti premier dès la première année, je m’étais pris pour un génie. On me répéta alors de tous côtés : acteur ! C’est le plus beau métier du monde, je le crus et je me raccrochais à cette idée. On m’entretint dans l’illusion que le secret de la réussite était dans le travail et je fis consciencieusement tous mes exercices. Dans les pièces que je montais je cherchais uniquement le rôle à jouer. Mon choix se porta cette fois sur Antigone à cause de Créon, j’y voyais l’occasion à de beaux effets de voix (j’allais dire à de beaux effets de manche). Bertrand Brichet me parla de la possibilité de représenter le spectacle dans la cour de l'École des Beaux-Arts à l’occasion de la fête de fin d’année qui aurait lieu au printemps. Le projet était séduisant : la nouvelle École des Beaux-Arts était un grand bâtiment situé au dessus du Jardin d'Essai avec une cour en terrasse, ornée d'une vaste colonnade, qui s'ouvrait sur la mer et faisait penser à un tableau de Magritte. C’était un lieu splendide, à la fois brûlant et glacé. Le projet m'enthousiasma. Il me restait à trouver mon Antigone et à compléter le reste de la distribution. Justement, un élève du Conservatoire était venu me voir pour me demander d'entrer dans la troupe et je lui avais attribué le rôle d’Hémon. Il avait un physique romantique, c’était un jeune homme frivole, séducteur, charmant, qui avait fait une brève apparition dans la classe de madame Favart avant d’en repartir très vite. Il avait l’enthousiasme facile et son exaltation flattait ceux à qui elle s'adressait. Il se prit de passion pour moi. Il avait aussi une épouse qui était mannequin et rêvait de faire du théâtre. J’avais trouvé mon Antigone.
Pascale était une femme d'une beauté pure et glacée, au visage parfaitement dessiné, au beau regard un peu triste, qui articulait chaque mot avec une grande netteté mais se contentait la plupart du temps de nous écouter, son mari et moi, avec un sourire indulgent mêlé de lassitude. Il y avait en elle quelque chose qui faisait un peu peur, quelque chose de fatal, bref qui correspondait parfaitement au rôle. Elle formait avec Pierre-Yves un couple étrange. Très vite, ils me mirent en tiers dans leur relation, comme s'ils avaient eu besoin de moi pour sauver leur propre équilibre. Elle l’admirait et me prenait à témoin de ses extravagances, cherchant à me faire partager l’amour qu'elle lui portait. Lui, de son côté, donnait libre cours devant moi à l'exhibition d’un sadisme moral qui le déchaînait contre elle. Tantôt il était grossier, ordurier même, il l’insultait, la traînait dans la boue, tantôt au contraire la couvrait de gestes tendres dont elle se dégageait en riant, à la fois gênée et ravie. Mais s’il y avait quelque chose qui les réunissait c’était le culte qu’ils me vouaient. Ils sollicitaient mes conseils, les écoutaient scrupuleusement. De sa voix pure et métallique elle modulait le monologue d'Antigone avec une précision d'instrumentiste, toujours inquiète, ne supportant aucun compliment quand je lui en faisais, persuadée qu’elle était mauvaise, persuadée qu'on se moquait d'elle, et lui prenait un malin plaisir à la rabaisser, augmenter ses doutes, il devenait violent, humiliant, ordurier même, lui criant qu’elle était laide, stupide, vulgaire, m’obligeant à être le témoin de leurs scènes de ménage. Et moi je me sentais de plus en plus fasciné par ce couple maudit dont la beauté même (car ils étaient beaux l’un et l’autre), rendait la névrose plus inquiétante encore. De plus, la difficulté à laquelle je me heurtais était de trouver ma propre place dans ce jeu, une place qui n'aurait pas été seulement celle de spectateur à laquelle ils me réduisaient : Alors je criais plus fort qu'eux, je leur intimais l’ordre de se taire. Il m'arriva même un jour de les jeter dehors en leur disant de revenir quand ils se seraient calmés (cette fois-là, j'étais très fier de moi). L'autorité que j'exerçais sur eux accroissait la vénération qu'ils avaient pour moi et au terme de leurs querelles ils se retrouvaient toujours pour chanter mes louanges. J'en tirais une certaine gloire mais en même temps la vague impression d'être manipulé.
Brichet nous regardait de ses yeux fatigués avec l'ombre d'un sourire sur les lèvres. Que pensait-il d’eux ? Que pensait-il de moi ? Il n’en disait rien, il était content simplement d’être là, tout en donnant comme toujours l’impression d’être ailleurs. Il avait introduit dans la troupe une de ses amies des Beaux-Arts, pour jouer le rôle d’Ismène, une splendide créature blonde au corps de statue, mais sa beauté avait quelque chose de froid qui décourageait le désir, d’autant qu’elle ne parlait presque pas ou d’une voix très faible, par timidité peut-être (je ne parvenais pas cependant à imaginer qu’une femme pourvue d’un tel corps pût être timide). Un jour pourtant elle me prit en confidence, à la sortie d’une répétition, pour me dire qu’elle avait besoin d’un conseil : elle sortait avec Bertrand Brichet, m’avoua-t-elle (ce dont l’idée ne m’avait jamais effleuré), mais il exigeait qu'elle devînt sa maîtresse. Devait-elle lui céder ? Je me sentais flatté par la marque de confiance qu’elle me faisait en me posant cette question, cela créait une intimité entre nous comme je n’aurais jamais osé rêvé en avoir avec une telle créature mais en même temps je ne pouvais éviter de me sentir un peu humilié car il s’agissait d’un autre après tout et une fois de plus j’étais voué à jouer les intermédiaires ! Mais enfin, me disais-je, je ne suis tout de même pas si mal loti : ma troupe n'a jamais été composée de gens aussi originaux et aussi beaux !… J’en étais très fier. Il me semblait qu'une nouvelle époque de ma vie commençait, que je sortais de l’adolescence et que depuis l’année précédente j’avais franchi une étape importante.
Dans le monde aussi tout indiquait aussi qu’une étape avait été franchie et qu’on entrait dans une nouvelle époque : à Paris la Cinquième République s’était définitivement installée, le personnel politique avait complètement changé, à la radio il n’y avait plus de chansonniers, les anciennes émissions avaient été remplacées par des nouvelles, au cinéma on ne parlait plus que de la « Nouvelle Vague ». Chichou m'emmena voir À bout de souffle. Il avait épinglé dans sa chambre une photo de Jean Sieberg dont il était tombé amoureux. Oui, un monde nouveau était bien en train de se construire mais ce que nous ne savions pas c’est qu’il était en train de se construire sans nous et que ce qui ressemblait à un début était pour nous le commencement de la fin. Bientôt l’Histoire allait nous rattraper.
Un matin, comme je sortais de mes cours, je vis des groupes affairés devant la grille des Facultés. On se passait les journaux, on parlait avec animation. D'autres groupes stationnaient un peu plus loin, sur le trottoir. J’appris qu'on venait d'annoncer le départ du général Massu rappelé en France par le gouvernement. Sa photo s'étalait sur toutes les premières pages des éditions spéciales qui venaient de sortir. Depuis les événements de Mai, Massu faisait fonction de préfet et face à la méfiance de plus en plus grande que nous inspirait le nouveau pouvoir, sa seule présence suffisait à nous rassurer. Il était notre ultime rempart. Ce rempart cédant, j’eus la certitude immédiate que quelque chose de grave allait se passer. Je rentrai chez moi l'esprit en fièvre, heureux de connaître de nouveau l'exaltation des journées du Forum. L'après-midi, je courus retrouver mes deux camarades, Chichou et Belmont, et à tout hasard nous allâmes nous promener devant l'immeuble de l'Association des étudiants pour voir ce qui s'y préparait. Une grande agitation y régnait en effet, on transportait des caisses, on s'organisait ; Lagaillarde, la barbe en bataille, présidait à ce branle-bas de combat, l'atmosphère était héroïque et joyeuse : Enfin, on allait pouvoir en découdre. Une grande manifestation était prévue pour la soirée mais elle tourna court : des militants parcouraient les groupes pour les dissuader d'agir. Il fallait attendre le lendemain, on n'était pas encore prêt, quelque chose de plus important se préparait… Le lendemain, en effet, ce fut plus sérieux. Dès le début, des manifestants entreprirent méthodiquement de dépaver la rue Michelet afin d'édifier des barricades. Personne ne vint les en empêcher et tout le quartier devint bientôt un camp retranché. Les territoriaux arrivèrent dans l'après-midi rejoindre les étudiants avec leur fusil et leur uniforme. Ils furent acclamés. Belmont, qui habitait juste au dessus de la barricade principale, vint nous dire, au comble de l'excitation, qu'une mitrailleuse venait d’être installée sur son balcon. Délicieusement chatouillés par l’imminence du danger et alors que rien ne se passait encore, nous parcourions sans fin la rue Michelet dans un sens puis dans un autre. Au dessus de l'Otomatic, sur la terrasse des Facultés, on apercevait Lagaillarde, en tenue de para, entouré de ses hommes, assis sur la balustrade, hilare, les jambes pendantes, une impressionnante brochette de grenades accrochées à sa ceinture. Il adressait de grands gestes à la foule qui le saluait en passant. Il était six heures, le jour commençait à tomber et la foule toujours plus dense passait et repassait devant les barricades. Les jeunes filles encourageaient les héros, on prenait la pause, on faisait des photos, on était follement heureux. Une fois de plus on allait sauver la France. Décidemment, il fallait toujours retourner au charbon !… Soudain, dans les escaliers qui descendaient du Forum j’aperçus une escouade de gendarmes qui s’approchait. Il était temps de filer, les choses sérieuses allaient commencer. Alors, sans demander mon reste, je pris mes jambes à mon cou. À partir de la rue d’Isly la ville était déserte, je courais, je courais sans relâche passant sans m’arrêter devant le Milk-Bar, devant les Galeries de France. Je descendais la rue Dumont-Durville toujours courant, m'engageai sous les arcades de la rue Bab-Azoun toujours courant et arrivai enfin chez moi, hors de souffle, pour me précipiter sur le poste de radio. On annonçait qu'une fusillade venait d'éclater devant la Grande Poste. Il y avait une vingtaine de morts, dont la plupart étaient des gendarmes.