. Lorsque je revins sur les lieux du drame le lendemain, tout était calme à nouveau. Des événements de la veille il ne restait qu'un grand drapeau maculé d’une tache brune dressé sur la barricade principale (on l’avait trempé dans les sang des émeutiers) et une plaque de bois sur un arbre de la rue d'Isly à la mémoire de l’un de ceux qui était mort dans la fusillade. On y avait déposé des fleurs.

Il faisait beau, il y avait foule de part et d'autre de la barricade principale que l'on pouvait franchir en toute liberté. D'un côté les étudiants et les territoriaux parachevaient l'édification de leur forteresse, de l'autre une rangée de camions militaires, flanc à flanc, faisait un second barrage occupé par des paras gouailleurs et fraternels. On tuait le temps en profitant des rayons du soleil exceptionnellement chaud en ce mois de janvier. Entre les deux camps les femmes s'affairaient à porter des provisions aux uns et aux autres sans distinction. Après la Quatrième République, on allait donc faire tomber la Cinquième, on n’en était plus à ça près ! Quant au grand Charles, il comprendrait ce qu'il en coûte de vouloir jouer au plus fin avec nous ! Et c'est ainsi que commença ce qu'on a appelé « la semaine des barricades ». Pour moi ce fut une semaine de vacances. Il y avait comme un avant goût d’été dans ce mois de janvier exceptionnellement beau, et comme la paralysie de tout ce qui faisait notre vie quotidienne était totale, il n'y avait plus qu'à profiter du soleil. On avait ressorti les drapeaux du mois de Mai, la ville avait un air de fête et le soir, à la terrasse de l'Otomatic, on ne trouvait plus une place.
Le deuxième ou troisième jour, la radio diffusa un appel de Delouvrier qui annonçait qu'il quittait la ville. Il avait une belle voix d'acteur et apostrophait personnellement les chefs des insurgés : « - Ortiz ! Lagaillarde !... Je vous laisse en gage mon bien le plus sacré, mon fils Mathieu !… » Et alors ? Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’on allait l'égorger !… Les jours suivants les paras furent remplacés par d'autres régiments moins suspects de complaisance envers les insurgés. Mais franchement les régiments de zouaves ça faisait moins sérieux ! Des appelés du contingent en plus, qui se demandaient ce qu’ils faisaient là… Il y en avait des milliers, partout, autour de la Grand Poste, sur le Boulevard, et jusque dans le square Bresson. Ils bivouaquaient, débarquaient du matériel, installaient des mitrailleuses en batterie sur le trottoir de la rue d'Isly. Les clientes des Galeries de France étaient obligées de les enjamber pour aller faire leurs courses !… Pendant ce temps les jours passaient. Je m’étais laissé pousser la barbe pour faire plus viril.
Cette semaine-là justement il se passa quelque chose d’extraordinaire : Chichou vint me voir très excité pour me dire qu’il s’était trouvé une copine et que celle-ci avait une amie et que nous devions aller les chercher toutes les deux le lendemain pour les emmener à la plage. « - Et Belmont, qu’est-ce qu’on en fait ? – On ne lui dira rien. » Le lendemain en effet elles étaient là, elles nous attendaient dans un petit appartement des hauteurs de Benaknoun. Les parents étaient absents, elles étaient seules. Celle de Chichou était la plus mignonne et elle avait l’air la plus délurée. La mienne – enfin celle qui m’était destinée, une grande bringue, ni belle ni laide, plutôt timide. Chichou, aussitôt arrivé, s’assoit sur la banquette de moleskine à côté de sa conquête et commence à s’occuper d’elle et moi je n’ai rien d’autre à faire que de rejoindre la mienne qui est restée assise sur le fauteuil. Elle se laisse peloter sans difficultés. Nous voici nous caressant, nous embrassant. Le soleil filtre à travers les rideaux de mousseline. Il fait de plus en plus chaud depuis quelques jours. Le silence n’est troublé que par un monotone bruissement d'étoffes froissées et de bruits de bouche. J’observe les deux autres sur leur canapé. Ils ne s’occupent pas de moi. À un moment Chichou se redresse et propose de partir à la plage.
Fort-de-l’eau, la Sirène… Compte tenu de la saison et de ce qui se passe en ville la plage est déserte. Nous avons mis nos maillots et nous nous allongeons sur le sable. Baisers, caresses de nouveau. Une vieille femme ouvre sa fenêtre juste au dessus de nous, et se met à nous apostropher : « - Comme des chiens, non mais regardez-moi ça ! On dirait des chiens ! Vous voulez que j'appelle la police ! » Nous lui répondons en ricanant mais je n’en mène pas large. Nous reprenons pourtant nos activités. Je sens ce grand corps presque nu, maigre, osseux, qui se frotte contre moi. Sensation étrange, toute nouvelle !… L’odeur du sable m’entre dans les narines, l’odeur de ses cheveux, de sa transpiration qui perle sur ses épaules… Je me laisse bercer par le bruit des vagues.
Et là, soudain, je sens toute mon énergie qui se décharge d’un seul coup malgré moi. Je lâche la bonde, exactement comme à l’école, autrefois, quand je cédais à la tentation de libérer mes intestins en sachant que je devrais le payer ensuite par la honte d’affronter le regard des autres mais jouissant pour un instant de cette volupté de me laisser aller. Cette fois c’est pareil, la débâcle !… je me sens nager dans un jus tiède et poisseux. Comment vais-je affronter tout-à-l’heure la honte de leur regard quand ils verront, quand ils sauront ? Comment vais-je faire pour dissimuler la tache ignominieuse qui s’étale sur mon maillot ? Heureusement il me suffit pour l’instant de me coucher sur le ventre, ce qui ne résout rien mais m’accorde au moins un moment répit. Pour donner le change je continue à caresser le dos de ma partenaire d'un doigt distrait tout en restant ventre collé au sol. Mais il va bien me falloir en sortir ! Le temps passe… Alors je dois prendre une décision héroïque : je me lève d'un seul coup et me retournant vers la mer, comme pris d'une frénésie joyeuse, genre communion mystique avec la nature… je cours me jeter dans l'eau. Elle ne doit pas être très chaude en cette saison mais tant pis ! Je ne le sens même pas. Je m'ébroue face au large, profitant des vagues pour me frotter énergiquement le ventre. Je reviens enfin, délivré de ma honte, lavé de mes péchés, grelottant mais soulagé : un homme neuf !… Les autres me regardent avec un mélange de stupeur et d'admiration. Je contemple les deux filles en face de moi : Celle de Chichou, en maillot rose, s’est levée et retient d'une main ses cheveux au dessus de sa tête. Décidément, c’est elle la plus jolie !... La mienne empruntée, godiche, insignifiante ! Pourquoi n’ai-je pu avoir l’autre ? J’aurais tellement préféré ! Toute ma vie ce sera ainsi.
Quand nous sommes retournés en ville la situation n’avait guère changé. Les rues n'étaient plus qu'un vaste bivouac : l'armée d'un côté, les insurgés de l'autre. On parlait de plus en plus d'un assaut possible pour le soir même. La radio lançait des appels personnels pour informer tel ou tel insurgé que sa mère était gravement malade et qu’il devait rentrer d’urgence. Personne n’était dupe mais l’essentiel était de sauver la face. Il paraissait inconcevable, monstrueux, que des soldats français puisse tirer sur d’autres français, mais au point où on en était !… Notre haine du Grand Charles était à la mesure de la confiance que nous avions mise en lui. Nous nous sentions trahis, mortifiés, humiliés. Avec un type comme ça on pouvait s’attendre à tout. La nuit se passe sans que rien n’arrive et le lendemain on n’est pas plus avancé qu’avant. Je rencontre par hasard, rue Michelet, ma blonde et sculpturale Ismène. Je ne l’ai pas revue depuis le début des événements car les répétitions ont été évidemment suspendues. Elle me propose de monter chez elle. Elle habite du côté du Télemly pas très loin de là. Lorsque je me vois dans le petit salon, meublé avec élégance, de cet appartement moderne et coquet qui domine la ville, je me sens fier de nouveau de pouvoir me dire dans l’intimité d’une si belle fille. La nuit commence à tomber (en cette saison les soirées sont courtes). Je suis loin de chez moi, si l'assaut est donné ce soir, la ville sera coupée en deux et je ne pourrai pas rentrer. Je contemple ses cheveux d’un blond irréel qui retombent sur son sweater bleu marine. Elle parle doucement, presque un murmure, ce qui donne un air de confidence à tout ce qu’elle dit. Elle revient sur son aventure avec Bertrand Brichet. Elle ne s’est toujours pas décidée à devenir sa maîtresse, elle ne sait que faire, me demande encore mon avis. Elle s’est assise tout près de moi et penche son visage sur le mien : « - Il paraît qu’il est très malade, tu sais. Peut-être qu’il va mourir. Est-ce que j’ai le droit de le lui refuser ? » Je plaide alors la cause de mon camarade comme j’aurais aimé pouvoir plaider la mienne (mais s’il s’était agi de moi j’aurais été sans doute moins audacieux !) « - Il ne faut pas se refuser au plaisir, l’amour n’est pas un péché » etc., etc. Le seul fait qu'une femme accepte d’aborder ce sujet avec moi suffit à me flatter. Je parle, je parle, et tout en parlant je guette au dehors le bruit d'une éventuelle canonnade. Si l’assaut était donné maintenant, je serais obligé de rester chez elle, et alors Dieu sait ce qui pourrait arriver !
Cependant le silence enveloppe la ville et en dehors des grondements lointains d’un orage qui se rapproche on ne perçoit aucun bruit suspect. À un moment cependant il me faut bien me résoudre à partir. Il me reste une longue marche à faire pour rentrer chez moi. Nous nous serrons la main gauchement et je reprends ma route vers mon destin solitaire.
Dehors il fait noir comme dans un four. L'éclairage urbain à cause des événements ne fonctionne pas. Des éclairs strient le ciel qui est entièrement bouché et c’est la seule lumière qui me guide. J’avance quasiment à tâtons. Lorsque j'arrive aux abords de la rue Michelet l’orage éclate enfin et un véritable déluge se déverse sur ma tête, l’eau ruisselle de partout, le long des trottoirs, dans les rues en pente. À un moment le tonnerre éclate juste au dessus de ma tête et je me mets à courir comme poursuivi par tous les feux de l'enfer. C’est donc ainsi que ça va se terminer ! Cette chaleur, depuis quelques jours ! Il fallait s’y attendre. Le Bon Dieu a donc décidé d’intervenir lui-même pour régler le problème : les barricades vont être noyées par l’averse et l'insurrection va pouvoir se conclure ainsi, sans qu’aucun assaut ait besoin d’être donné. Inondé, lavé par la pluie qui tombe sur moi comme une délivrance, je cours tout le long de la rue Michelet. Fini ! C’est fini ! Demain ce sera de nouveau l'hiver, de nouveau la paix, l’ordre revenu. Il était temps.
J'arrive à la hauteur des barricades. L'eau retenue par les pavés a provoqué en effet une inondation de boue où l'on enfonce jusqu'aux genoux. La nuit est totale si ce n’est dans quelques vitrines éclairées par des lumignons où l’on distingue des silhouettes recroquevillées, des groupes emmitouflés, serrés autour d'un poste de radio. Ce sont des insurgés qui sont allé se mettre à l’abri. On attend pour ce soir un discours du général de Gaulle. Je me mets à courir de nouveau afin d’être rentré à temps pour l'écouter chez moi.
Au delà des barricades on entre dans le territoire de l’armée régulière : Les soldats, plaqués par grappes contre les camions, attendent eux aussi le discours du général, leur radio collée sur l'oreille.
J’arrive chez moi juste à temps. Mes parents et ma grand-mère sont assis également devant le poste. Je me joins à eux et nous écoutons le discours : « - Mon cher et vieux pays… La légitimité nationale que j’incarne depuis vingt ans… » C’est fini. Demain, ou après demain au plus tard, les choses rentreront dans l’ordre. Nous savons que quand le général a parlé les choses rentrent toujours dans l’ordre. Le lendemain cependant se passe encore sans événements notoires. La liste des messages personnels à la radio s'allonge démesurément. Il est évident que là-bas, derrière les barricades, chacun cherche désespérément le moyen d’en sortir la tête haute. J'évite d’aller en ville. Le surlendemain le temps est redevenu radieux. Trois hélicoptères tournent dans le ciel. À midi on apprend que Joseph Ortiz vient de s'enfuir. Les insurgés acceptent de se rendre. De longues files de camions viennent les cueillir devant la Grande Poste. Ils sortent en ordre serré, Lagaillarde en tête. L’armée leur présente les armes. Ainsi tout est fini. Il ne reste plus, sur l'arbre de la rue d'Isly, que la plaque en bois saluant la mémoire du manifestant tombé le premier jour. Il s'appelait Hernandez. « Mort pour l’Algérie Française ».

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