Les répétitions d'Antigone également. Pierre-Yves et Pascale recommencèrent à se déchirer, Bertrand Brichet à promener sur nous son regard las et la blonde Ismène à se demander si elle deviendrait sa maîtresse ou pas. Le jour de la représentation à l'École des Beaux-Arts approchait et c'est Bertrand Brichet qui devait en assurer l'organisation matérielle. Cette idée, d’ailleurs, ne semblait pas le tourmenter exagérément. Quant à moi je n'avais prévu ni décor ni costume, nous porterions simplement des justaucorps noirs sur lesquels s'enroulerait quelque pièce de tissu blanc en manière de péplum que chacun se chargeait de trouver chez lui. Je ne m'intéressais, je l'ai dit, qu'au jeu des acteurs, la mise en scène n'étant pour moi qu'une certaine façon de jouer comme jadis avec mes soldats de plomb.
La date de la représentation approchant, nous allâmes répéter sur place. Dans cette grande cour dallée de marbre, le texte prenait soudain une dimension impressionnante. Une grande exaltation nous souleva. La baie toute bleue qui s’étalait à nos pieds, les cyprès, les massifs de lauriers, tout évoquait quelque chose de la Grèce antique et les conditions se trouvaient réunies pour que notre représentation soit grand événement. La veille du spectacle, nous devions aller passer la journée là-bas afin de nous pénétrer de l’atmosphère et régler les ultimes détails. Nous nous étions donné rendez-vous au siège de la troupe où Bertrand Brichet devait venir nous chercher après être allé préparer notre arrivée là-bas. Quand nous le vîmes soudain apparaître quelle ne fut notre surprise de constater l’état pitoyable dans lequel il se trouvait : il avait les deux yeux tuméfiés, le nez sanguinolent, les poches décousues de son imperméable pendaient comme deux langues. Il n'en avait pas perdu pour autant sa nonchalance et nous expliqua en souriant, un peu gêné, qu'il avait eu des « problèmes » avec les autres élèves : « - Ces imbéciles n’ont rien compris ! » ajouta-t-il en guise de toute explication. Bref, le directeur avait annulé la représentation. Le plus étrange c’est que je ne me posais aucune question sur ce qui s’était réellement passé. En particulier il ne me vint pas une minute à l’idée qu’on l’accusait d’avoir détourné des subventions qui avaient dû nous être attribuées sans que je le sache. C’est aujourd’hui seulement que je peux reconstituer à peu près l’histoire. La seule chose qui m’importait à l’époque c’est qu’il fallait sauver les meubles car la représentation avait été prévue pour le lendemain. Où et comment allions-nous jouer puis qu’on ne voulait plus de nous ici ?
Toute la troupe se rendit à l'École des Beaux Arts, à tout hasard, pour voir ce qui pouvait encore être sauvé (sauf Bertrand Brichet qui préféra rester prudent). Évidemment, en arrivant nous trouvâmes porte close. Les lieux étaient déserts et toutes nos vociférations derrière les grilles ne rencontrèrent aucun écho. Je découvrais soudain la précarité de mon entreprise. Je m’étais reposé entièrement depuis le début sur Bertrand Brichet sans me préoccuper une seconde de ce qu’il faisait. Je n’étais en possession d’aucune promesse, d’aucun engagement, d’aucun contrat. Une fois de plus je me sentais comme un collégien pris en faute. J'avais joué au metteur en scène mais dans mon entreprise rien n'était réel, je n'avais réussi qu'à entraîner derrière moi quatre ou cinq camarades et maintenant que les faits dénonçaient notre légèreté je sentais que la plaisanterie avait assez duré et qu’il était temps d’arrêter. Mais les autres ne l’entendaient pas de cette oreille, ils voulaient continuer bien sûr. Je me sentais pris au piège, car eux, trop heureux de s’abriter derrière moi, ne voyaient aucune raison de ne pas aller jusqu’au bout, de ne pas se battre. En un mot je me retrouvais le dindon de la farce.
On me poussa à aller voir le responsable des affaires culturelles au Gouvernement Général afin de lui demander d'arbitrer notre conflit avec le directeur de l'École des Beaux-Arts. J'y allais la mort dans l'âme, suivi par mes camarades qui me soutenaient. Nous étions samedi, les bureaux étaient fermés. Qu'à cela ne tienne ! Pierre-Yves proposa de téléphoner à son domicile personnel, il y avait urgence, nous devions jouer le lendemain. Je ne pus les convaincre d'y renoncer. Il me fallut téléphoner, en espérant qu'il serait sorti. Hélas, il était là ! À ma grande surprise, il proposa de nous recevoir immédiatement. J'étais pris de vertige. C’était un vrai cauchemar. Les autres exultaient.
Le responsable des affaires culturelles nous reçut chez lui, en robe de chambre, et manifesta beaucoup d'intérêt pour notre cas - beaucoup trop à mon gré car j'aurais voulu lui crier : « - Ne croyez donc pas ce qu'on vous dit ! Tout cela n'a aucune importance, c’est pour rire, nous ne sommes que des gamins, nous n’avons que ce que nous méritons !... » Mais les autres me poussaient par derrière et insistaient : on nous traitait d'une façon indigne, notre spectacle était annoncé dans les journaux, un travail de plusieurs mois, rendez-vous compte ! Ruiné en un seul jour !… Il me sembla d'ailleurs qu'il n'ignorait rien de l’affaire mais évitait de s'expliquer. Finalement il proposa de nous donner la disposition gratuite de la salle Bordes, celle-là même où j'avais donné l'année précédente une représentation de Fantasio. Cadeau empoisonné ! C'était une salle immense, totalement disproportionnée à nos moyens, et déjà une fois j'en avais fait la triste expérience. Il nous demanda de ne pas ébruiter la faveur qu'il nous faisait et nous dûmes repartir en nous confondant en remerciements.
Mille places ! Une salle de mille places ! Décidément l'affaire virait de plus en plus au cauchemar. Et maintenant il nous fallait faire la tournée des journaux pour demander que l'on modifiât l'annonce du spectacle qui devait paraître le lendemain. Mais il était bien tard ! on nous introduisit dans des salles de rédaction et parfois sur le marbre même pour modifier les épreuves en cours de fabrication, et chaque fois la complaisance que l'on mettait à nous satisfaire m'entrait dans le corps comme une aiguille d'acier. Je dus enfin, dans la matinée du lendemain, aller m'entretenir avec les machinistes du théâtre pour voir avec eux les dispositions à prendre en vue de la représentation du soir. Il devait y avoir un concert dans l'après-midi et une grande estrade était dressée sur la scène. Les machinistes n’avaient aucune envie de la démonter car ce n’était pas prévu dans leur plan de travail. Je prétendis alors qu’elles conviendraient à merveille pour évoquer un amphithéâtre antique, que je tenais plus que tout au contraire à ce qu’ils la conservassent.
Le soir, il y avait une vingtaine de personnes dans la salle, les amis que nous avions eu le temps de prévenir, mes parents et la journaliste de l'Écho d'Alger qui s'était déplacée ! Les acteurs erraient sur l'immense plateau, ne se rappelant plus exactement l'ordre des scènes, car nous n'avions jamais fait de filage en entier. Je m'enroulais dans une grande couverture blanche que ma mère m'avait trouvée à la dernière minute et prenais des poses à la Mounet-Sully sur les marches de l'estrade, mais je sentais ma voix se perdre dans ce grand espace vide d'où ne me revenait aucun écho. On perçut seulement quelques rires quand celui qui jouait Tiresias arriva sur scène précédé de son bâton d’aveugle un bon quart d’heure avant le moment prévu puis, comprenant qu'il s'était trompé de scène, repartit, toujours tâtonnant, en faisant semblant de chercher son chemin. Je ne savais pas que ce serait ma dernière prestation dans cette ville et que s'y achèverait ainsi ma glorieuse carrière. Le dénouement était proche mais je ne m'en doutais pas encore.
Ce fut quelques semaines plus tard en effet que mes parents décidèrent de s’en aller définitivement ! Cela se fit à l’improviste. Une opportunité qui se présenta au bureau de mon père. Plus rien ne le retenait ici depuis que sa mère était morte et que les sordides histoires d'héritage qui s'en étaient suivi l'avaient définitivement éloigné de sa famille. Il était certain d’autre part que tout était fichu dans ce pays et que tout le monde, tôt ou tard, devrait partir. En l’occurrence son pessimisme naturel s’accordait à l'Histoire.
Lorsque je pense à lui aujourd'hui il me vient à l'esprit un vers de Vigny qui parle de la mâle majesté des souffrances humaines. Rien ne m'aura été plus proche que le sentiment intime de sa souffrance, et sans doute fut-il bien éloigné de le comprendre, lui qui s'était mis peu à peu à nourrir contre moi une drôle de haine, peu différente au fond de celle qu'il vouait au genre humain tout entier, dont je n'étais pour lui qu'un distingué représentant. Mon existence même lui était un scandale : il avait procréé la vie ! Et j'étais sans cesse là pour le lui rappeler. « - Il me nargue, répétait-il, il me nargue !... » Ce que ma mère traduisait en disant qu'il était jaloux de moi : « - Il n'est pas méchant, m’expliquait-elle, il ne veut que ton bien, mais tu comprends, dès que tu as du succès il se sent humilié... » Mes succès, au contraire (ou ce qu’elle s’imaginait tel) c'étaient sa revanche à elle. Je la vengeais de ses propres échecs, de son infériorité en face de lui qui la traitait comme une esclave. Chaque examen que je passais c’était comme un reproche qu’elle lui adressait de ne pas avoir été capable d’en faire autant. Alors partagé entre la fierté qu'il en éprouvait malgré tout et la souffrance qu'il ressentait, il ne supportait plus de me voir, il ne supportait plus que je lui parle, que j'exprime le moindre avis sur quoi que ce soit, et en même temps il tirait argument de mon silence pour dénoncer mon mauvais esprit : « - Il est têtu comme une mule, je te dis qu'il nous nargue !... » Ma mère aussi aurait voulu que je parle davantage, pour lui montrer que je l’aimais, elle m'abreuvait de questions sur mes amis, mes activités et interprétait mes silences comme la manifestation d'une hostilité à son égard : « - Il ne faut tout de même pas me confondre avec ton père ! » Me disait-elle. Et moi, dont la pudeur m'empêchait de m'expliquer, je ressentais comme un noeud dans la gorge qui m’étranglait de plus en plus. Je n'aurais rien tant aimé au contraire que de lui parler, mais une force invincible me condamnait au silence. J'adorais mes parents plus que tout au monde et cependant il s'installait entre nous une atmosphère d'hostilité et d'aigreur dont je ne voyais pas comment m'affranchir.
Nous allions donc quitter définitivement ce pays mais en attendant la vie continuait comme avant. Mon père rentrait chaque soir du bureau et racontait à ma mère les mêmes éternelles anecdotes sur la stupidité de ses collègues. Ma mère l'écoutait d'une oreille distraite. De toutes façons elle n'entendait plus rien. La surdité qui l'affectait depuis son enfance s'était accentuée ces dernières années et elle se refusait à porter un appareil par souci d’économie. Alors, au beau milieu de ses histoires, pensant qu'il avait terminé, elle lui coupait la parole pour parler d'autre chose, ce qui le mettait en fureur.
La vie continuait comme avant, mais on sentait à certains signes que notre société était en train de se défaire. Mon oncle Paul avait acheté un appartement à Menton et commençait à y faire transférer ses meubles. Beaucoup d'autres également s'apprêtaient à partir. Certains au contraire, décidés à rester à tout prix, étaient poussés vers une radicalisation de plus en plus désespérée. Chez les étudiants, Lagaillarde avait été remplacé par Susini, un personnage plus inquiétant qui avait un curieux visage de cancre, sournois, chafouin, avec un grand front dégarni et un menton fuyant. Un jour qu’il animait un meeting dans un entrepôt du port je le vis, debout sur une caisse, éclairé par une seule lampe qui pendait du plafond, au milieu d'une foule survoltée. Ce qui se passait était extraordinaire : d'abord timide, plutôt mal à l'aise, il baissait la tête puis prenant appui comme un chanteur sur ses mains jointes, il se mettait à parler, et alors son débit devenait effrayant. Les phrases s'enchaînaient mécaniquement les unes aux autres. Le rythme était régulier, lancinant et on sentait que ce qu'il disait n'était pas fait pour être compris mais pour servir simplement de soutien rythmique à une transe dans laquelle il vous entraînait malgré vous. Le discours dura ainsi plus d'une heure, il aurait pu durer bien davantage, le martèlement frénétique et monotone des mots créant un effet d'hypnose qui inhibait l'esprit et faisait perdre la notion du temps. Je fus saisi de stupeur et vaguement mal à l'aise devant ce phénomène. J'y trouvais avec effroi la caricature de mes propres dons : cette aisance de la parole, ce sentiment de facilité qui m'exaltait et me remplissait de douce satisfaction lorsque je faisais un exposé devant les autres étudiants, transformant le petit jeune homme timide que j'étais en un personnage dont je mesurais le pouvoir avec étonnement et ivresse, n'était-ce pas la même chose, au fond ? Ici aussi l'orateur semblait un petit jeune homme timide, et soudain son verbe le transcendait. Mais cette exaltation factice n'était porteuse d'aucun sens. L'assemblée ravie trouvait une sorte d'extase à se laisser fouailler ainsi par le verbe viril mais il y avait à tout cela une odeur de duperie et de mépris qui était effrayante.
Il était devenu d'usage courant, parmi les lycéens et les étudiants, par réaction aux les forces politiques qui, en France, conspiraient contre nous et que nous appelions indistinctement les communistes, d'afficher des opinions d'extrême droite. Certains dissimulaient dans leur poche des croix gammées et des insignes nazis. Cette assemblée exaltée, dans une cave mal éclairée, préfigurait d'effrayants lendemains. Notre société agonisante était en train de perdre la tête. C’est que nous aimions ce pays jusqu'à en mourir, et jusqu'à préférer le détruire plutôt que de le perdre. Nous ne laisserions rien derrière nous, ni notre belle rue Michelet, ni notre Boulevard, ni notre port, ni nos cafés si brillants, nous brûlerions tout s'il le fallait et il n'y aurait bientôt plus rien pour nous retenir. C'est ainsi qu'il devenait fréquent à la bibliothèque d'emporter les livres après les avoir consultés au lieu de les remettre en place, et les rayons se dégarnissaient peu à peu. Il devenait fréquent de voir sur les plages brûler les voitures de ceux qui partaient. Et pendant ce temps les attentats avaient recommencé : chaque dimanche et bientôt presque chaque jour, un magasin, un cinéma, un café, un arrêt de tram, et après la même désolation, la même consternation et l'affairement besogneux des secouristes dans la lénifiante quotidienneté de l'horreur. Et quand on croisait la jeep de déminage qui se faufilait au milieu de la circulation toute sirène hurlante, on pressait le pas comme au passage de l'ange exterminateur. Et quand on entendait une explosion, on rentrait vite chez soi pour retrouver les siens, et il y avait cette atroce attente jusqu’à ce qu’ils soient revenus.
Mon père était impatient de retrouver en France la fraîcheur des forêts et des ruisseaux. Ma mère se réjouissait de revoir Paris. Paris c'était la ville de sa jeunesse celle où elle avait passé la période la plus heureuse de sa vie quand elle était élève à l'École des Beaux-Arts. Paris, disait-elle, c'est la beauté à la portée de tous. On n’y a pas besoin d’être riche, il suffit de regarder autour de soi. À Paris elle retrouverait ses vraies valeurs et réaliserait son rêve de ne pas mourir sans avoir revu le Luxembourg. C'était la deuxième fois de ma vie que j'allais déménager et cette fois de façon beaucoup plus radicale que la première, mais l'exaltation de ma mère ne laissait place en moi à aucune angoisse et je vivais ce départ comme une délivrance. J’éprouvais même ce plaisir un peu malsain que l’on éprouve à détruire ce qu’on a aimé, à brûler les ponts derrière soi. Il fallut vendre la plupart de nos meubles. Il me fallut vider ma bibliothèque, jeter les vieux livres, les vieux journaux. Je regardais une dernière fois les photos de Noir et Blanc grâce auxquelles j'avais découvert le plaisir, et c'était comme dire adieu à mes premières maîtresses. Je classais, je triais, je bourrais des caisses et c’est ainsi que nous vécûmes jusqu'au printemps dans un grand appartement presque vide. Mais en même temps je continuais à mener chaque jour la même existence et même à faire des projets comme si de rien n’était. Je retournais quelquefois au Conservatoire, mais plus rien n'y était de ce que j'y avais connu. Les élèves n'étaient plus les mêmes et j’en voulais à madame Favart de ne pas avoir l’air de s’en apercevoir.
Plus rien n'avait de sens désormais, plus rien n'avait d'importance dans cette ville où tout partait en quenouille. Le soir on entendait dans la Casbah le bruit sourd des explosions qui troublaient à peine le calme de la nuit. Mes parents avaient décidé que nous partirions dès que j’aurais passé mes examens mais un fâcheux contretemps vint bouleverser nos plans : je fus refusé à mon oral de psychologie sociale (je n’avais toujours pas compris ce que c’était). Il me faudrait donc le repasser en septembre. On convint alors que mes parents partiraient comme prévu et que je les rejoindrais ensuite. D’ici là pour passer l’été je décidai de m'inscrire à des rencontres internationales au Festival d'Avignon puis avec Chichou dans un chalet à Chamonix qui était tenu par l'Office du Tourisme Universitaire.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)