J'oubliai vite mes déboires universitaires et l’atmosphère délétère de la ville que j’avais quittée pour me retrouver parmi des jeunes gens pleins de vie et de gaieté qui venaient de tous les pays. C’était exactement comme l’année précédente à Londres. Le premier soir nous allâmes nous promener sur les bords du Rhône et je fis la conquête de la première fille qui me passait sous la main, parfaitement insignifiante, qui se laissa faire sans rien dire. En vérité elle n'était pas très jolie mais j'avais l'ambition modeste et je cherchais simplement pour la durée de mon séjour à prendre une assurance tous risques contre la solitude et l'ennui. Mes angoisses, ma fatigue de vivre se décollèrent aussitôt de ma peau comme une vieille croûte. Chaque jour était une fête : il y avait les spectacles, les débats, les promenades dans cette Provence que je découvrais et les longues soirées sur la place de l'Horloge à se griser d’amitié et de rires. De nouveau j’éprouvais ce sentiment de légèreté que j’avais connue au Queen Elisabeth College. Chaque soir à neuf heures une foule immense montait vers le Palais des Papes à l'appel des trompettes de Maurice Jarre, comme si toute la ville était aspirée soudain, appelée à la célébration du grand culte civique auquel, nous autres zélotes fanatisés, nous courions nous joindre dans la ferveur et l'exaltation. Personne plus que moi n'a cru à la grande aventure du TNP… Un comédien venait nous lire des poèmes de Prévert au pied du moulin d'Alphonse Daudet, Jean Vilar nous parlait de Brecht au verger d'Urbain V, et moi, avec mon collier de barbe qui me donnait un air d’intellectuel de gauche, j'essayais d'obtenir un entretien avec lui pour que nous puissions « confronter nos expériences » !…
Parfois cependant une vague angoisse me rappelait discrètement à l'ordre : toutes ces filles que je côtoyais et avec qui je bavardais sur la place de l'Horloge, étaient évidemment plus jolies que celle sur l’épaule de qui j’avais obtenu l’autorisation de poser ma main. Auraient-elles voulu de moi si je m’étais adressé à elles ? Elles se seraient sans doute tournées vers d’autres garçons plus beaux, plus grands. Celle que j'avais choisie me servait de leurre mais au fond je ne trompais que moi-même… Quand le dernier jour arriva, elle me quitta sur le quai de gare où je l’avais accompagnée. Elle m'avait préservé pendant quelques jours de la malédiction dont je me sentais accablé et maintenant que c'était fini je savais je ne la reverrais jamais. Je l'embrassai sur la bouche une dernière fois – prérogative attachée statut que j’avais acquis auprès d’elle - et son train partit. Un peu plus tard je m'embarquai moi-même pour Chamonix.
Là, la chute fut brutale. Ce n'était plus les paysages aux proportions délicatement humaines de la Provence, mais la grandiose démesure d'un monde dont la beauté sauvage semblait vouloir exclure l'homme. Et surtout, dans ce petit chalet accroché au flanc de la montagne, je découvris une société d'éclopés, d'êtres disgraciés, qui semblaient venus là pour cacher leur infortune : il y avait en particulier une malheureuse pourvue d'un oeil monstrueux, gros comme le poing, qui sortait de son orbite et qu'elle dissimulait tant bien que mal derrière des lunettes de soleil, il y avait toute une collection de vieilles filles desséchées et de garçons blafards que la vie semblait avoir accablés de quelque mystérieuse langueur. Je retrouvai Chichou en cette triste compagnie – il était arrivé la veille - et nous préférâmes prendre le parti d’en rire, maudissant le fonctionnaire de l'Office du tourisme universitaire qui nous avait fait tomber dans ce traquenard. Les journées suivantes se passèrent en longues randonnées dans les herbages et les forêts. J'allais me promener tout seul le plus souvent car Chichou n'aimait guère marcher, et je suivais au hasard un sentier qui montait vers les sommets. Au bout de quelques heures on sortait du sombre univers des vallées, de ses brumes et de ses torrents, pour accéder à un monde merveilleux de clarté et de pureté qui semblait avoir rompu les amarres avec le réel. Là, je découvrais d'adorables alpages tapissés de fleurs, des vallons qui descendaient vers de petits lacs aux couleurs laiteuses, autant de coins vierges et solitaires que je surprenais dans leur intimité. J'éprouvais un trouble étrange à pénétrer ainsi dans ces paysages qui semblaient m'attendre de toute éternité comme si leur délicate beauté n'avait eu d'autre destination que mon regard et que nul autre avant moi ne les eût jamais souillés. Et le sentiment de solitude absolue que j'éprouvais alors se transformait en une délicieuse volupté à laquelle je m'abandonnais, rendant hommage à ce coin de paradis en y laissant en gouttelettes blanches la trace de mon éphémère passage.
Quant à Chichou, que sa nonchalance naturelle ne portait pas à aller chercher sur les hauteurs les satisfactions qu'il ne trouvait pas dans la vallée, il occupait ses journées à ne rien faire, ne s'éloignant guère du chalet, inaccessible en apparence aux affres de l'ennui. À le voir ainsi dans cet endroit peuplé de monstres, je lui trouvais d’ailleurs un charme et une élégance dont je ne m'étais pas rendu compte jusqu'alors. Il faut dire qu’il avait beaucoup changé depuis quelques années : c’était maintenant un grand jeune homme brun, au physique méditerranéen et à l’humour désenchanté dont la désinvolture un peu mélancolique s’inspirait du héros d’À bout de Souffle.
Nous devions aller faire une excursion autour du lac Léman et il me vint alors à l'idée d'écrire à une jeune fille qui avait fait partie de mon groupe à Avignon et habitait Lausanne. Elle me répondit aussitôt une lettre chaleureuse où elle me disait qu'elle nous recevrait avec plaisir, mon camarade et moi, et qu'elle pourrait même nous héberger si nous le désirions. Cette lettre me fit palpiter d’espoir : avait-elle quelque raison de désirer me revoir ? En tous cas c’était une occasion de fuir notre chalet. Rendez-vous fut pris quelques jours plus tard et nous quittâmes nos tristes compagnons le coeur plein d'exaltation. Lorsque nous arrivâmes à Lausanne et que l'autocar nous déposa sur un trottoir inconnu écrasé par le soleil d'été, il n'était encore que deux heures de l'après-midi et je me sentais soudain un peu ridicule d'avoir entrepris cette aventure et d’y avoir entraîné mon ami pour une fille que je connaissais à peine, d’autant que nous devions attendre maintenant tout l'après midi avant de la retrouver car elle ne sortait de son travail qu'à six heures du soir. Il ne nous restait plus qu’à découvrir la ville pour passer le temps. Lausanne ressemblait à un décor d'opérette, avec ses rues en pente et ses églises à clochetons. Dans À bout de souffle justement Belmondo disait à un moment que c'était à Lausanne qu'on voyait les plus jolies filles. C’était exact ! Elles étaient aussi belles ici que chez nous, et curieusement cette ville, avec ses façades blanches, ses rues en pente et ses tramways, nous rappelait la nôtre.
Quand l'heure du rendez-vous arriva enfin nous vîmes apparaître celle à qui j’avais écrit et dont je gardais à vrai dire depuis Avignon un souvenir assez confus. Elle me parut beaucoup plus mignonne encore que je ne le pensais avec sa robe à fleurs toute fraîche et papillonnante, cependant qu’encombrés de nos valises et ne sachant que dire, nous nous demandions ce qu’elle allait bien vouloir faire de nous. Elle nous proposa de nous emmener tout de suite dans l'appartement de sa soeur, qui était absente pour quelques jours et dans lequel elle pourrait nous loger. Tout en nous laissant guider, suant sous le poids de nos valises, nous échangions, Chichou et moi, des coups d'oeil complices ! Chichou semblait particulièrement de bonne humeur, ce jour-là. Il acheta en passant un chapeau de cow-boy tout à fait ridicule, dans un bazar pour touristes. J’avais honte pour lui. Il plaisantait sur la ville, sur les gens que l'on croisait. Je trouvais son humour un peu lourd et plutôt désobligeant pour notre amie. De plus, sa nonchalance m'irritait : il retardait notre marche en traînant derrière nous et semblait éprouver un malin plaisir à se faire remarquer. Jamais je ne l’avais senti si lourd et je découvrais tout à coup en lui une vulgarité que je ne connaissais pas. Ah ! Elle devait bien se repentir de nous avoir invités ! Je m'efforçais, pour compenser sa balourdise, d'être léger, mondain, je devisais avec elle, tout en marchant, évoquait les spectacles que nous avions vus à Avignon. Elle restait toujours aimable cependant avec mon camarade et j'admirais sa générosité.
Nous arrivâmes enfin, en bordure du lac, devant un magnifique immeuble moderne où elle nous introduisit, nous et nos valises jusqu’à un appartement clair et spacieux. À travers les stores à demi baissés, on devinait le lac sur lequel le jour commençait à décliner. Nous nous installâmes dans la cuisine pour dévorer les quelques provisions qu'elle avait apportées. Mais la conversation commençait à languir malgré tous les efforts que je faisais pour l'entretenir car Chichou, avec une mauvaise volonté évidente, s'obstinait à ne pas vouloir m'aider. Il prétendait qu’il était fatigué, voilà qu'il semblait s'endormir maintenant. Je le maudissais ! Sans plus de manière il s’éclipsa bientôt dans le salon « pour aller se reposer », nous dit-il, pendant que je continuais à discuter avec elle dans la cuisine. Nous continuâmes ainsi à bavarder un moment mais bientôt elle voulut aller voir ce qu'il devenait, inquiète sans doute de ne plus l'entendre, et je partis pendant ce temps ranger ma valise dans la chambre. C'est alors que se passa l'imprévisible : lorsque je revins dans le salon, ils étaient dans les bras l'un de l'autre ! Comment avaient-ils pu se mettre d’accord sans que je m’en aperçoive ? C’est ce que je ne parvenais pas à comprendre. Et puis surtout, comment avait-elle pu le choisir, lui, alors que justement je me réjouissais intérieurement de sa goujaterie parce qu’elles augmentaient mes propres chances ? Et si encore mon rival s'était montré heureux de sa victoire ! Mais non ! Il ne se départissait pas de cette nonchalance qui n’avait cessé de m’exaspérer depuis le début ! Ils me demandèrent si je n'avais pas envie d'aller faire un tour. Je me sentis humilié et opposai un refus aussi obstiné que stupide. Je prétendis que je tombais de sommeil et allais m'enfermer dans la chambre. Là, je fis semblant de dormir tout en scrutant les bruits qui me parvenaient de la pièce à côté. Au bout d'un moment je les entendis sortir et pus enfin reprendre possession de l'appartement. Beaucoup plus tard Chichou rentra seul. Elle lui avait laissé la clé et devait venir nous retrouver le lendemain matin. Il s'extasia sur l'animation de Lausanne le soir : c'était comme une fête, me dit-il, il y avait des orchestres au bord du lac, des cafés pleins de monde, et il m'enviait d'être seul pour pouvoir en profiter !
Le lendemain, elle vint en effet nous réveiller avec des croissants et des brioches, et s'affaira pour nous préparer un café, puis elle repartit à son travail. Nous avions de nouveau toute la journée devant nous à ne rien à faire qu’à traîner dans les rues. Un ennui mortel s'empara de moi et je décidai de rentrer à Paris le lendemain. Ils ne firent rien pour me retenir. À Paris, je retrouvai mes parents qui avaient pris une chambre dans un petit hôtel de la rue Monsieur-le-Prince. Je revis le Quartier tel que je l'avais laissé, comme si le temps n'avait pas passé. C'était les mêmes odeurs - celle du métro, celle des bars-tabac du boulevard Saint-Germain - les mêmes cinémas - le Champollion et l'Actuo-Champo qui repassaient les mêmes films des Marx Brothers -, le même vendeur d'esquimaux qui courait toujours d'une salle à l'autre et le même vendeur de journaux qui distribuait le Monde aux clients des brasseries. Ma mère était heureuse, elle réalisait enfin son rêve. J'occupais un petit lit dans leur chambre car il fallait économiser l'argent en attendant de trouver un vrai logement.
Quelques jours plus tard, je vis débarquer Chichou à Paris ! Il me dit que ça ne s'était pas très bien passé là-bas après mon départ : elle s'était lassé de lui, m'expliqua-t-il. Elle lui reprochait sa mollesse. Elle avait d'abord essayé de le présenter à ses amis, mais ses amis ne lui avait pas plu, elle lui avait ensuite donné rendez-vous à la piscine, mais il s'était aperçu, en arrivant, qu'il avait oublié son maillot, alors là, elle s'était mise en colère en s'exclamant que ça suffisait comme ça et elle l'avait renvoyé, purement et simplement. « - Pour un maillot oublié ! Tu te rends compte... » Il était parti sans regret car il commençait à s'ennuyer. Et moi je me disais : C'est bien fait pour elle, elle n'avait qu'à me choisir !
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