Il ne me restait plus qu'à retourner chez moi une dernière fois pour passer mon oral de psychologie sociale et faire transférer mon dossier à la Sorbonne. Que ces quelques semaines furent tristes ! Je retrouvais une ville qui s'installait de plus en plus dans la violence et dans la folie. Le grand appartement abandonné par mes parents était vide, notre mobilier ayant été mis au garde-meuble en attendant que nous trouvions un nouveau logement, et il ne restait plus de vivant que la chambre de ma grand-mère, refuge pathétique parmi des ruines. Elle partirait elle aussi, elle ne tenait plus à rien, mais que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard cela n'avait aucune importance, elle resterait ici tant que son fils y serait, voilà tout. Il y avait déjà si longtemps que le temps n'existait plus pour elle ! Je me retrouvais donc flottant dans un univers abstrait, irréel, parmi les débris de mon passé. Pour la première fois, en l'absence de mes parents qui avaient si fortement marqué ces lieux de leur présence, je me sentais libre. J'allais prendre mes repas au restaurant, je dormais sur un matelas qu'on m’avait laissé par terre. Je n'avais plus d'amis, plus de projets, car l’année qui commençait ici ne me concernait plus, je n’éprouvais même pas le besoin de revoir les acteurs de ma troupe ou de retourner au conservatoire. Et pour la première fois, un sentiment de peur me saisit à l’idée que je pourrais être victime d’un attentat juste avant de partir. Je n'avais jamais eu peur jusqu’à présent mais je craignais maintenant d'être rattrapé par le destin au moment même où j’allais m’en tirer. Un soir, comme je traversais le square Bresson, une bombe éclata à l'arrêt du tram, une autre fois rue Michelet, les vitres de tout un immeuble me tombèrent sur la tête. Je me sentais traqué comme si l'on voulait m'empêcher de fuir. Et pourtant il y avait une ivresse particulière à jouir de cette liberté, à n’être plus qu’un fantôme errant dans le décor de son passé… L’après-midi j'allais à la bibliothèque des Facultés réviser mon oral. On m'accorda l'examen qui me manquait ! c'est-à-dire qu'on me mit la note qu'il fallait pour que je sois reçu car les examens comme le reste n’avaient plus aucun sens dans ce pays. J'étais licencié ès lettres à vingt et un ans ! Il me fallut savourer mon triomphe tout seul. Je voyais les portes de l'avenir s'ouvrir devant moi, mais j'aurais été bien en peine de dire ce qu'il y avait derrière. En tous cas je n'avais plus rien à faire ici.
Un dernier problème se posa à moi : Fallait-il que j'aille dire adieu à cette famille avec laquelle nous étions brouillés mais qui avait été suffisamment mêlée à ma vie pour mériter un dernier hommage ? Je choisis de satisfaire à cette exigence. C'était un geste personnel de ma part car mes parents aurait préféré sans doute que je parte sans les revoir. J'allai tout de même à El Biar. L’oncle Albert et Tante Marthe étaient seuls sur le banc de leur jardin. C'est la dernière image que je garderai d'eux, assis côte à côte sur ce banc où j'avais tant de fois joué avec mes cousins - étonnés et ravis de ma visite à laquelle ils ne s'attendaient pas. Je les embrassais en reconnaissance de toutes les joies que m'avaient données les jeudis à El Biar et je repris une dernière fois le trolleybus qui me ramenait en ville.
Je voulus aller dire adieu aussi à ma tante Germaine, la sœur de mon père et à l’oncle Georges. Sans doute furent-ils également étonnés de ma visite. Mais ce ne n'était pas pour eux que j’étais venu, c'était pour l'escalier en mosaïque qui m'avait fait rêver quand j'étais petit. Qu'ils étaient soudain petits et dérisoires tous ces personnages de mon enfance ! On aurait dit qu'ils n'arrivaient plus à remplir leur espace. Il n'y avait que le décor qui restait réel, les couleurs, les bruits - celui d’une porte qui se referme, d’un carillon qui sonne et que je voulais entendre une dernière fois. Et voici que tout ce monde allait basculer dans le néant et que je devenais dépositaire d'un trésor qui n'existerait plus que dans mon souvenir. Et il me semblait que je n'aurais pas désormais de plus impérieux devoir que d'en transmettre l'héritage. Mais comment et à qui ? Il me fallait écrire, écrire pour témoigner, écrire pour sauver tout cela : la lumière de l'aube dans les arbres du square Bresson et le bruissement des hirondelles lorsque je partais à l'école, l'odeur des livres chez Soubiron au moment de la rentrée des classes et celle du jasmin d’El Biar et de la mer sur les rochers des Deux-Moulins et de la Pointe Pescade. C'était un don du ciel, infiniment beau, infiniment profond et j'avais à son égard un devoir de mémoire, un devoir de reconnaissance. Et sur tout cela planait l'image de ma mère. Car c'est d’elle que tout partait, d'elle et de ce couple que nous formions lorsque je sortais de l’école et que soeur Béatrice me grondait parce que je courais vers elle et me suspendais à son cou au risque de la faire tomber. Mais sœur Béatrice pouvait-elle se douter qu’en cet instant où je m’envolais dans ses bras et où elle me faisait tourner autour d’elle en riant c'était ma vie même qu'elle lançait comme une toupie et que ma vie tournait, tournait et tourne encore dans l’élan qu’elle m’avait donné ? Mais maintenant ma mère avait les cheveux gris et moi j'étais un jeune homme de vingt et un ans et j’étais « licencié ès lettres » et j’allais quitter ce monde qui avait été le nôtre, mais je savais que par delà toutes les ruptures de la vie cet élan qu’elle m’avait donné ne se briserait pas.
La veille de mon départ, Belmont vint chez moi. Ce fut le dernier camarade que je vis. Nous avions trouvé un vieux ballon qui traînait par terre et nous nous sommes amusés à jouer au foot dans le salon. On pouvait, il n’y avait plus rien à casser !… Le lendemain, de bonne heure, je suis parti pour l'aérodrome de Maison-Blanche. Ma grand-mère est descendue avec moi jusqu’à la grille et sous les arcades de la rue Bab-Azoun elle m'a embrassé puis elle a posé sa main sur ma tête et elle m’a dit : « - Je te bénis. »

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