. Le lundi soir c'était ce que l'on appelait le « cours d'ensemble » : dans la grande salle qui ressemblait un peu à un théâtre avec sa galerie en forme de balcon le maître officiait derrière un pupitre au milieu d’une indescriptible cohue. Tous les élèves étaient entassés sur des bancs, par terre, le long de la galerie, dans l'escalier et jusque dans le couloir de l'entrée. On s'interpellait, on se congratulait, on enjambait des corps pour se faire une place. Par bonheur j’avais retrouvé Marie-Thérèse qui était à peu près la seule personne que je connaissais dans cette vaste cohue. Elle faisait partie des élèves privilégiés qui travaillait directement avec le maître et qu’il présenterait à la fin de l’année au conservatoire. J’allais donc m’asseoir à côté d’elle et je dois dire qu’elle m’accueillit toujours avec beaucoup de gentillesse selon son même principe qui n’avait pas changé et qui était de ne faire aucune différence entre les gens. J’étais flatté de cette amitié d’autant qu’un jeune homme au physique flatteur qui lui tournait visiblement autour semblait se demander quelle était la nature de nos relations, question que je me posais aussi à son propos. Mais je crois que nous n’avions lieu ni l’un ni l’autre de nous alarmer, la vie sentimentale de Marie-Thérèse demeurant à tout jamais une énigme. Et puis il y avait aussi mon éternel rival, le sosie de Gérard Philipe, qui était venu comme les autres tenter sa chance à Paris et continuait à la tutoyer bien qu’elle continuât de son côté à le vouvoyer. Il avait toujours le même comportement chaleureux et paternaliste à mon égard, ce qui en l’occurrence m’arrangeait. Nous faisions équipe tous les trois. Bientôt le maître arrivait. D’un bond il surgissait sur scène et s'emparait d'un projecteur en le retournant vers le public. Le rayon redoutable parcourait alors la foule des élèves, s’attardant sur l’un ou sur l’autre, le sortant un instant de son anonymat. Et l’heureux bénéficiaire, sublimé par le divin regard, feignait une confusion qui cachait mal son ravissement. Alors le maître le faisait monter sur scène, lui posait quelques questions embarrassantes, s’amusait à ses dépens avec la complicité du public puis enfin le renvoyait à sa place. Le rayon du projecteur, hélas, ne daigna jamais s’arrêter sur moi. Ensuite commençait un étourdissant monologue, une improvisation où se mêlaient lectures de poèmes, réflexions sur le métier de comédien, commentaires sur l'actualité. Il n'y avait en vérité rien de bien sérieux dans ce discours, et il ne fallait y chercher aucune véritable profondeur, mais le rythme emportait tout, avec la bienveillante complicité d'un public flatté d'être témoin d'un spectacle qu’on lui affirmait être génial et qu'il était tout près à croire tel. Étourdis par les grands noms sans cesse évoqués, sollicités dans notre sensibilité juvénile par les chansons et les poèmes que nous reprenions en choeur, nous participions à corps perdu à cet époustouflant happening puis, à minuit, nous nous retrouvions, épuisés et ravis, sur le trottoir du boulevard des Invalides et la soirée se prolongeait au Villars, le café voisin, où le maître parfois venait nous honorer des sa présence.
Je ne me fis pas vraiment d'amis au cours Simon, j'étais trop timide et trop désorienté par le comportement des autres. Je me réfugiais, comme je l’ai dit, sous l’aile de Marie-Thérèse, moins par amour pour elle - mes sentiments s'étaient bien affaiblis - que pour bénéficier de sa protection. J'étais fier en outre de pouvoir exhiber mes relations particulières avec une élève qui faisait partie de l'écurie particulière du maître, alors que moi, plongé dans l'anonymat, je faisais partie de la classe de madame Clervanne. Madeleine Clervanne était une petite femme sèche et peu aimable qui me faisait travailler des rôles à la mesure de mon âge : Fortunio dans le Chandelier, Cloclo dans Jean de la Lune. On ne pouvait pas lui reprocher de manquer de conscience professionnelle : c'étaient d'interminables séances qui me changeaient du travail très approximatif de madame Favart, mais je sentais bien qu'elle n'éprouvait aucune sympathie pour moi ni surtout aucun intérêt et j’en étais profondément vexé, convaincu que je méritais mieux. Un jour pourtant, une seule fois, elle me fit une remarque personnelle : elle me demanda pourquoi je m'obstinais à porter toujours ce même costume en flanelle grise, trop large pour moi et qui me faisait les épaules tombantes... Que pouvais-je répondre ? C’était le costume que l’on m'avait acheté avant de partir à Paris et je n’en avais pas de plus beau. Au bout de plusieurs mois je finis cependant par nouer quelques liens d’amitié avec d’autres élèves : ce jeune homme, par exemple, qui m'invita un jour à venir chez lui pour profiter d'un magnétophone (objet rare à l'époque) qu'on venait de lui offrir. Je m'y rendis à l'heure dite mais j'avais dû me tromper de jour car je le trouvai en compagnie d'une jeune fille qui faisait également partie du cours et ils eurent l'air bien embarrassés tous les deux de me voir. Je n'osais plus ni rester ni repartir et ce fut elle finalement, je crois, qui me céda la place. Mais ce qui avait surtout chez moi provoqué un choc c’était de découvrir qu'un garçon de mon âge, assez comparable à moi, pouvait faire venir ainsi une jeune fille chez lui sans que cela parût extraordinaire, d’autant que rien ne m’avait laissé supposer auparavant qu’elle était sa « petite amie ». Elle était plutôt mignonne d'ailleurs et je les regardais tous les deux, pâle d'émotion, contemplant cette image d'un paradis dont j'étais privé, car moi j'étais vierge, aussi vierge qu'on pouvait l'être, vierge de corps et de coeur et il m’était inconcevable qu’aucune femme pût jamais s’intéresser à moi. Pourtant j'imagine aujourd'hui qu'il devait bien y en avoir quelques unes mais je restais si éloigné de cette idée que j’aurais été bien en peine de m’en apercevoir. C'est à peine si je me souviens de cette toute jeune élève qui me raccompagnait toujours jusque chez moi à la fin de cours. Nous marchions ensemble du boulevard des Invalides jusqu'à la rue du Bac et elle me laissait devant ma porte. Mais je ne me posais aucune question : si elle me raccompagnait c'est que j'étais sur son chemin, voilà tout. Une autre sembla un jour manifester à mon égard des intentions moins équivoques encore : c'était, elle aussi, une élève de ma classe et son physique, à la fois sensuel et vulgaire, la vouait aux rôles de putes, mais c'était une brave fille, au fond, avec ses lèvres épaisses, sa crinière rousse et sa croupe impressionnante. Nous avions une scène à travailler ensemble et elle m'avait invité à venir la répéter chez elle. Elle habitait une petite chambre de bonne au dernier étage d'un immeuble de la rue Marcadet et je m’y rendis un dimanche matin. Je ne connaissais pas ce quartier éloigné et ce fut pour moi toute une expédition. Le coeur me battait en montant chez elle. Elle m'ouvrit. Nous parlâmes d’abord du cours, des autres élèves. Le soleil entrait à flots par la fenêtre ornée d'un pot de géranium. Et puis nous commençâmes à travailler. Elle me fit des compliments sur mon jeu, je lui donnai quelques indications sur la façon d’améliorer le sien, retrouvant instinctivement cette autorité dont je faisais preuve chez moi, naguères, quand les autres écoutaient mes conseils. Je me mis à lui raconter mon passé théâtral, ma vie dans mon pays, elle m'écoutait, complaisante, admirative. La séance terminée, elle me proposa de rester déjeuner avec elle. Nous pourrions ensuite aller au cinéma. Justement elle voulait aller voir un film au Champollion... Une panique alors s'empara de moi. Je dus me mettre à rougir, à bafouiller. Elle se fit plus insistante. Une véritable folie me saisit alors, je cherchais désespérément des façons de m'en sortir, invoquant les prétextes les plus fallacieux : mon oncle m'attendait, je ne l'avais pas prévenu de mon absence, d'ailleurs j'avais une dissertation à terminer pour le lendemain… Elle m'écoutait en souriant et continuait à insister, appuyée au chambranle de la porte pour m’empêcher de sortir. Je nous revois l'un contre l'autre, ses cheveux effleurant mon visage, son regard plongé dans le mien… Et puis elle finit par céder enfin, d’un seul coup, sans transition, en disant simplement : « - Bon, eh bien tant pis ! » et elle me laissa m’en aller. Je me sentis lâchement soulagé. Je garderai toute ma vie le souvenir de ce jour comme une épine enfoncée dans le pied. Je la revis le lendemain au cours d’ensemble du lundi soir. Nous étions éloignés l’un de l’autre et séparés par la foule des autres élèves. Heureusement je bavardais avec Marie-Thérèse. Elle me fit signe de loin et il me sembla qu'elle se penchait vers sa voisine, celle justement qui me raccompagnait toujours jusque chez moi. Celle-ci à son tour me regardait en souriant. Les jours suivants nous reprîmes nos relations de camaraderie sans qu'il soit plus question de rien. Trois ans plus tard, lorsque je revins à Paris cette fois définitivement, je retournai à tout hasard rue Marcadet mais son nom n'était plus sur la porte.
Ainsi se déroulait ma vie, de façon plutôt morne. Le soir, après le dîner, je regagnais la rue du Bac où je finissais la journée entre mon oncle et ma tante. Leur bêtise m'exaspérait : ce n'était que balivernes et idées reçues, la voix de ma tante, insupportable de vulgarité, me rappelait celle de Jeanne Sourza dans Madame Sans-Gêne. Elle professait d’ailleurs pour elle une grande admiration car la pièce était une parfaite illustration de sa philosophie : le monde était divisé en deux catégories, les grands, les puissants et puis les petits qui étaient les seuls dépositaires de la vérité et de la sagesse. Il y avait chez ma tante cette confiance illimitée dans les vertus du peuple, vieux fonds hérité de la Révolution. Ayant conquis son indépendance grâce à son commerce de parapluies, elle était elle-même l’incarnation du peuple-roi et traitait d'égal à égal avec les grands, c'est-à-dire avec ses clients, qu'elle n'hésitait pas à rudoyer quand ils ne savaient pas reconnaître la qualité d’une soie ou la valeur d’une monture.
Quant à mon oncle il représentait pour elle sa victoire contre l’aristocratie, qu’elle avait domptée grâce à l’amour. Il vivait au fond de sa boutique, séparé du public par un rideau de velours qu'il tirait chaque fois qu'un client entrait. Entre deux réparations de parapluies il lisait l'Aurore et gardait une oreille sur Radio Luxembourg. Je revois sa tête dodelinante au dessus de la table, comme emporté par le poids de son grand nez bourbonien, marque de la famille, tandis que la cendre de son éternel mégot pendait au bout de ses lèvres. Il était constamment perdu dans quelque souvenir de sa splendeur ancienne et n'ouvrait la bouche que pour évoquer des anecdotes du temps de sa jeunesse lorsque des domestiques en gants blancs servaient à table. Ma tante lui envoyait alors une bourrade en se moquant de lui : « - Et alors ! Ça vous rendait plus heureux ?… » Ils s'adoraient d'ailleurs, comme deux éternels fiancés. Léon était jaloux lorsqu'elle bavardait trop longtemps avec un client et surtout, une fois par semaine, lorsqu'elle allait voir ses fournisseurs dans le Marais. Elle disparaissait toute la journée et revenait le soir plus tard que prévu. Il regardait l'heure, trépignait, renvoyant sans douceur les malheureux clients qui s'aventuraient ce jour-là. Mais elle surgissait soudain comme une bourrasque : elle avait été retenue par tel ou tel, il avait fallu attendre un camion de livraison… Cette journée chez les fournisseurs c'était son plaisir, le sommet de sa semaine, elle en revenait toute excitée. Et le soir, la vie reprenait son cours. Ils retrouvaient les gestes de tendre complicité qu'ils avaient sans cesse l'un pour l'autre : leurs mains se joignant sous la table, le bras de l’un sur l’épaule de l’autre. L'amour les avait préservés de la vie, il n'y avait pour eux qu'un éternel présent dans leur petite boutique, un bonheur de tous les jours et tels que ma mère les avait connus quand elle était étudiante tels je les voyais aujourd’hui.
Je restais souvent avec eux dans le magasin. Nous discutions politique. Ils adoraient débattre avec moi des grands problèmes de la vie et je m'enrageais intérieurement de leur bêtise tout en m'acharnant à les convaincre. Lorsque ma tante était à bout d'arguments elle me disait : « - Tu es jeune, plus tard tu comprendras. » Et je jurais à part moi que je garderais toujours mon opinion et que l'âge n'y changerait rien. La vie en attendant glissait sur moi, incolore et grise. Lorsque le soir de Noël arriva j'étais aussi seul que jamais. J’allai dîner comme les autres jours au restaurant universitaire. Il n'y avait dans la salle à peu près vide que quelques étudiants africains. Le sempiternel hachis Parmentier était remplacé ce jour-là par une cuisse de dinde et on nous mit aussi sur notre plateau un morceau de bûche plâtreuse. Au retour mon oncle et ma tante me proposèrent de les accompagner à leur réveillon. Chaque année ils allaient chez leur voisin du dessus, monsieur Benoît, un vieux garçon qui s’occupait à collectionner des meubles anciens. Son appartement était une véritable bonbonnière. On but du champagne, on mangea des petits fours. Nous n’étions que tous les quatre.

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