Je ne vois pas qui j’aurais pu inviter d’autre d’ailleurs. Entre celles qui étaient prises et celles qui ne me plaisaient pas… et celle-ci me plaisait. Depuis le début j’avais été sensible à son charme, à sa discrétion, à sa grâce. Elle était simplement vêtue ce jour-là d'une robe en percale claire, décolletée aux épaules, et d'une paire de sandales ; ses cheveux bouclés dégageaient sa nuque et sous la lumière des lampions elle était dorée comme un abricot. Elle me regarda de ses yeux clairs et me suivit au centre de la place.
Dès le début je la sentis se serrer contre moi et aussitôt le théâtre, les autres, notre tournée, nos projets, toutes ces choses futiles furent projetées très loin, à des distances incommensurables, rendues à la totale insignifiance qui était la leur. Ce serait donc elle ! elle, si charmante, si pure ! elle en qui tout était comme sa voix harmonie et musique. J’étais particulièrement heureux qu'elle me fût apparue ici, dans ce pays où je venais de naître à moi-même, entraîné dans un tourbillon d'émotions, d’amitiés et de rires qui faisait que ma vie, jusque là trouée de vide et d'ennui était devenue si riche et si pleine, ce pays béni des dieux dont elle devenait dès lors pour moi en quelque sorte l’incarnation.
Je me grisai de l’odeur de ses cheveux, je sentais l’élasticité de son corps abandonné contre le mien et qui se laissait aller au rythme de la musique. Ces minutes que j’étais en train de vivre me vengeaient de toutes les souffrances que j’avais endurées jadis, de toutes les frustrations, de toutes les humiliations que j’avais connues là-bas, dans les bals de mon pays quand je traînais avec mes deux inséparables acolytes à la recherche éperdue de l’improbable conquête. À la fin de la danse elle me demanda de l'accompagner jusqu’à la voiture de son frère pour réparer une boucle de sa sandale qui s'était cassée. Je la suivis, sachant qu’entre nous le pacte était déjà scellé. Lorsqu'elle fut dans la voiture elle arrangea d'abord sa boucle, posément, tandis que je lui tenais la porte, puis se relevant et se retournant vers moi avec une détermination dénuée d'artifice, elle m'embrassa sur la bouche. Fraîcheur délicieuse de ses lèvres ! Elle était pulpeuse, tendre et juteuse comme un fruit.
Nous rejoignîmes les autres et le reste de la soirée se passa ensuite en bavardages et en rires. Après le bal, toute la troupe se transporta une fois de plus dans la maison de Malemort pour y terminer la nuit autour de côtelettes grillées. Pressés de jouir de notre intimité nous allâmes nous promener au dehors, sur un sentier qui montait entre les vergers. L'air était tiède, il y avait autant d'étoiles dans le ciel que d'idées dans ma tête. La lune dessinait nos ombres sur le sol et le chant des cigales donnait à l'air une densité si pleine qu'on avait l'impression qu'on allait s'y cogner. Bientôt le sentier formait une sorte de terre-plein et notre marche se ralentit d'elle-même. Je la pris alors dans mes bras et la renversai sur le sol. Couchés dans la poussière, une même frénésie nous saisit. Et toujours cette moiteur de ses épaules et de son cou et la fraîcheur de sa main qui caresse ma poitrine, se glisse sous ma chemise, dégrafe ma ceinture, s'enfonce comme un lézard entre les plis de ma chemise. Je sens mon corps se gonfler, ma tête bourdonner comme les cigales. Sa main descend le long de mon ventre, délicieuse… Et tout à coup !… tout à coup… l’impossible, l’impensable, l'inconcevable, ce dont je n’avais jamais osé rêver, ce qui constitue pour moi un bouleversement définitif de l’ordre du monde : je sens le contact de ses doigts sur la partie la plus secrète, la plus intime, la plus sacrée en même temps que la plus repoussante de mon corps : ce membre qu’à l’âge de quatre ans, mû par je ne sais quel instinct, j’ai caché au monde entier, que j’évite moi-même de regarder, par lequel je me suis cru jadis atteint d’une maladie mortelle et qui ne me procure aujourd’hui que des plaisirs honteux. C’est un autre moi, un moi inavouable, ma face cachée en quelque sorte, qui a ses propres lois, ses propres buts, sa propre morale. Voici que je sens ses doigts qui l’effleurent et la sensation que j’en éprouve alors est si forte et si neuve qu’instantanément je sais que ma vie se partagera désormais en deux : avant et après cet instant… et en même temps je me sens littéralement exploser entre ses doigts et toute ma volupté se répandre délicieusement en une ineffable débâcle où ma conscience vertigineusement se délite et s'apaise... Et des images me reviennent... celle où enfant, à l’école, tordu par le mal au ventre, je cédais à la volupté honteuse de débonder l'ordure contenu dans mon ventre. Dans un ultime réflexe j'arrache sa main pour lui éviter ce contact honteux. Il n'est plus pour moi qu’un seul impératif désormais : fuir, fuir n’importe où pour cacher ma faute, fuir pour échapper à l'horreur d'être démasqué, fuir, fuir... Je cours dans la maison où chacun est en train joyeusement de mordre dans sa côtelette, je traverse la pièce en me saisissant au passage d’une bougie, je monte au premier étage où il y a une pièce désaffectée dans laquelle se trouve un vieux sommier. Je m'allonge, pose la bougie sur le sol à côté de moi. Sauvé enfin ! Je n’ai plus qu'à attendre que je sèche !… À demi assoupi, je fixe machinalement les reflets de la flamme qui dansent au plafond. Les images continuent à tourner dans ma tête et je me remets tout doucement de mes émotions en repensant à ce qui vient de m’arriver quand soudain il me semble que la lumière devient plus vive. Je me penche vers la bougie… un brasier ! le feu a pris à mon sommier. Je saute sur le côté, jette une couverture sur les flammes, la couverture s’embrase à son tour. J’appelle au secours. On arrive, on se précipite. On asperge le feu avec un seau d’eau, j’en profite pour m’asperger moi aussi afin de faire disparaître les traces de ma honte. Les flammes retombent enfin, ne laissant du lit qu’une carcasse calcinée… Quant à moi il n’apparaît plus rien de ma honte : je suis mouillé de la tête aux pieds et sauvé à bon compte.
Le lendemain, lorsque le soleil se lève, mon premier désir est de retourner sur le petit chemin, théâtre de mes exploits. La lumière est pâle, l'air est frais. Je reconnais sans peine le terre-plein sablonneux. Il y a des fourmis qui tracent leur route, un lézard qui zigzague entre les cailloux, toute une vie ordinaire qui ne garde aucune mémoire de notre passage. Nous avons donc compté si peu !… Je suis sur le point de repartir lorsque soudain j'aperçois quelques pièces de monnaie qui ont dû rouler de ma poche la veille et sont à demi enfouies dans la poussière. Je les ramasse précieusement comme on recueille des reliques. Désormais je possède donc une « petite amie ». Ma position dans le groupe en est radicalement modifiée, je me sens plus solide, plus important. Mon seul étonnement est que personne au fond ne semble y prêter attention. Peut-être ne s’en sont-ils même pas aperçu. Je songe aux récits homériques que j'aurais pu faire jadis de mes exploits à mes vieux complices, Chichou et Belmont, mais ici je n'ai pas de public ! Danièle est la seule - fidèle amie ! - à y faire allusion : « - Tu as raison, Pierre, me glisse-t-elle en a parte, elle est très mignonne. » Et j’en déborde de reconnaissance à son égard.
Elle est très mignonne en effet, et beaucoup plus que cela encore. Elle est pure. C’est une qualité indéfinissable mais immédiatement évidente. À la fois sensuelle et pure. Et je ne cesse de m'émerveiller en la contemplant. Elle est la discrétion même, se contentant d'écouter les autres. Je ne sais rien de ce qu'elle peut penser de moi, de ce qu'elle attend de moi et je ne me pose guère la question : un baiser a suffi pour sceller notre couple et désormais tout est dit. Je n'espère rien de plus que la répétition de ce qui s’est passé ce premier jour. Et c'est ainsi que chaque soir, maintenant, dès que le groupe se réunit, nous allons nous réfugier dans le premier coin sombre venu pour nous étreindre, et je guide aussitôt sa main vers ce qui est le but ultime et l’objet unique de mes préoccupations, mais en prenant maintenant la précaution de maintenir sa main au dessus de mes vêtements pour éviter les catastrophes.. Elle ne m'oppose aucune résistance d’ailleurs et je ferme les yeux pour me concentrer, non pas tant sur la sensation elle-même, car je ne perçois le contact de sa main qu’à travers l’épaisseur du tissu, mais sur l’idée que véhicule cette sensation, une idée immense, fulgurante, qui pour moi, je l’ai dit, bouleverse l’ordre du monde : une femme s’intéresse à mon sexe, accepte pour moi ce qui est selon moi l’inacceptable. Je ne cesse, je ne cesserai jamais de m’en émerveiller.
Mais il me faut encore franchir une autre étape : passer de l’épreuve du toucher à celle du regard. Car le toucher a quelque chose d’hypocrite (on peut feindre d’ignorer ce que fait sa propre main) mais le regard l’obligera à affronter son acte. Elle ne pourra plus tricher. Je veux qu’elle me voie, ou plutôt qu’elle le voie. Mais pour cela nous devons nous libérer de la présence des autres et nous retrouver seuls en plein jour, ce qui n’est pas facile. La loi du groupe est impitoyable : nous dépendons des voitures, notre vie est collective, rythmée par des rituels incontournables (les repas, les représentations, etc). Je n'ose en outre lui faire part clairement de mon projet. Ne serait-ce pas aller trop loin ? ne va-t-elle pas se dérober ?… Il se passe donc plusieurs jours avant que ne se présente une occasion. Je lui propose, le coeur battant, de m'accompagner à Malemort afin que nous puissions « nous reposer un peu » (c’est tout ce que j’ai trouvé ! ) Elle accepte sans commentaires. Jusqu'au dernier moment il y a encore des obstacles imprévus : Robert veut nous accompagner, (l’imbécile, il n’a donc rien compris ! ) Jacques veut se servir de la voiture pour aller visiter des églises romanes (comme si les églises romanes pouvaient avoir le plus petit intérêt ! ) Enfin nous voici roulant, Monique et moi, entre oliveraies et vergers.
Elle semble aussi calme que de coutume. Pour moi au contraire, c’est une sensation toute nouvelle que cette solitude à deux !… Il ne doit pas être loin de midi. L’éclat de la lumière est insoutenable. Nous laissons la voiture à quelque distance de la maison. Il y a tout à côté une sorte de terrasse naturelle formée par une grosse pierre plate que nous appelons l'aire. C'est là que nous avons choisi de nous installer, nous nous couchons aussitôt l’un contre l’autre et commençons à nous caresser… La pierre est brûlante. Je sens ma peau cuire doucement. Il n'y a aucun moyen d'échapper à la chaleur : d'un côté le soleil, de l'autre la pierre. J’enfouis sa tête dans mon cou... Fraîcheur de sa peau, soulagement qu'apporte à mes yeux l'ombre de ses cheveux. Je respire son odeur et je colle son corps contre le mien. Elle se laisse faire, élastique et molle. Je concentre le plus fort possible toute mon attention sur cet instant dont je sais que je garderai le souvenir toute ma vie. Mais l'effort que je fais nuit à la spontanéité de mon plaisir. Je voudrais au contraire abolir ma conscience, mais toutes mes tentatives n'aboutissent qu'à l'augmenter. Vais-je m'arrêter de penser à la fin !… Je tente de me concentrer sur son parfum et selon le rituel désormais en usage entre nous je dirige sa main vers mon ventre. Elle se laisse guider avec sa nonchalance coutumière. Ses doigts se faufilent sous ma chemise. Alors jetant mon va-tout, je dénoue ma ceinture.
À partir de cet instant il y a deux histoires qui se jouent parallèlement : l'une au niveau de nos mains, une histoire de luxure, l’autre au niveau de nos regards, une histoire de sentiments. Je me noie dans la pureté bleuâtre de ses yeux qui me fixent intensément. Mais mon propos n’est pas là justement, je veux qu’elle me regarde. Pour ce faire je l’éloigne de moi et m’emploie à baisser mon pantalon. Et alors il se passe cette chose dont je n'avais même pas osé rêver jusqu’ici : je vois l’objet surgir, cet objet incongru, turgescent, couleur d’aubergine, je le vois s'offrir innocemment au regard. Mon sexe fait son entrée dans le monde, comme un oisillon qui sort de sa coquille ! Et je vois sa main, sa main à elle, l'envelopper, le caresser. Cette fois elle a bien dirigé son regard vers lui. Je le sens qui tressaille au contact de cette main, je le retiens de toutes mes forces, je le calme, je l'apaise… Et pendant ce temps elle le regarde, intensément, gravement.
Tout cela me dépasse tellement, je me sens entraîné sur des sentiers si nouveaux, que je serais incapable de prendre la moindre initiative. Je me contente d'observer ce qui arrive et d'engranger des souvenirs pour plus tard. L'extrême attention qu'elle porte à cet objet l'amène à en approcher instinctivement le visage. Il me semble qu'elle s'éloigne de moi pour suivre une pente qui l'entraîne vers lui. Je vois maintenant ses lèvres tout près, il me vient des idées qui m'effraient. Alors je la saisis par les cheveux et comme on hisse à bord quelqu’un qui se noie, je la ramène à moi. Elle est à nouveau la pure jeune fille, la « petite amie » dont je suis fier. Elle se penche sur mon oreille et murmure : « - Tu sais, je ne veux pas aller plus loin » et elle ajoute : « - Tu m'as compris, n'est ce pas. »
Ah ! si je l'ai comprise ! Je fonds de bonheur et de soulagement. Je l'embrasse dans le cou, sur la bouche. Il n'y a rien que j'aime davantage en elle que sa pureté. Je lui dis que j'ai bien senti qu'elle allait faillir mais que si je l'en ai détournée c’est parce que je ne veux pas qu’elle se laisse entraîner à des choses qu’elle pourrait regretter ensuite. Biens sûr j’éprouve du désir pour elle mais je saurai attendre… Elle me répond que je suis un garçon formidable. L’objet du débat pendant ce temps est retourné à sa somnolence et je le remets dans son emballage. Nous restons enlacés à écouter bourdonner les insectes. Elle me parle de sa famille, de son enfance. Elle me raconte la quiétude de sa vie dans la ferme de ses parents, parmi les vergers qui bordent le Rhône, son père qui se lève tôt le matin, sa mère qui veille à l'intendance et à la bonne marche de cette communauté formée par les ouvriers agricoles. Chez eux tout le monde mange à la même table. Son frère Denis fait des études à Avignon, on ne le voit plus que le dimanche. Elle est seule à la maison pour seconder sa mère depuis que sa soeur est entrée au carmel. Sa soeur est partie comme ça, un jour, sans prévenir. En apprenant cela le père a tenté de se suicider en se tirant une balle dans la tête et il en est resté en partie paralysé. Sa soeur, elle ne l'a revue qu'une seule fois, derrière la grille du parloir, et puis plus rien, c'est comme si elle était morte. « - Elle était très belle, tu sais, très vivante. Chagrin d'amour peut-être… on n’a jamais su. » Il y a quelque chose de sacré dans cette famille. C’est le sacré propre à la région, à la fois austère et lumineux, le sacré grave et radieux des petites églises romanes. Lorsque je viens la voir chez elle le lendemain je suis frappé par le silence qui règne autour de la maison. On arrive par une longue allée ombragée jusqu'à une façade vieillotte. Les volets sont fermés, une table de fer forgé semble abandonnée devant la porte. Tandis que j'approche je la vois qui se coule dehors et avance vers moi en resserrant sa blouse autour de sa poitrine. Elle me fait entrer dans une salle à manger plongée dans une pénombre fraîche. Il y a un buffet en acajou et au mur une reproduction de Cézanne. Un vase en cristal, une panière en osier. Quelque chose d'éternel dans cette modeste pièce. On dirait une chapelle.
Nos échangeons quelques paroles banales. Je n'ose pas la toucher parce qu'elle est chez elle. Lorsque je repars elle disparaît un instant puis revient avec un cageot de tomates, que sa mère a ramassé pour moi. Je m'éloigne, me retourne au bout du chemin pour la regarder. Légèrement déhanchée, elle lève un bras pour me dire au revoir. On dirait une statue grecque.
Quelques jours plus tard la troupe avait prévu de se déplacer dans le département voisin pour y poursuivre sa tournée selon la même formule que nous avions appliquée dans la région de Carpentras mais en rayonnant cette fois autour de la ville d’Apt. Je devais rapidement vérifier l’adage selon lequel les miracles n’ont lieu qu’une fois.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)