À peine sortis des gorges de la Nesque on ne reconnaissait plus rien. La nature ici était plus âpre, plus rude. Rien du charme intime du Comtat Venaissin. De somptueux nuages obscurcissaient le ciel et en ce début d'Août l'été semblait déjà fini. La ville d'Apt, resserrée au fond de sa vallée et comme effrayée elle-même par ce qui l’entourait, n'avait pas la nonchalante bonhomie de Carpentras. Ici, point de Galerie Michel, point d'amis pour nous escorter. Ils vinrent nous voir pourtant, le premier jour, mais ce n'était plus pareil, ils étaient en visite. Dans la troupe, le moral avait baissé. Malgré tout nous nous mîmes en quête des villages où nous pourrions installer nos tréteaux. C’est durant l’une de ces pérégrinations que nous découvrîmes, un peu par hasard, la montagne de Lure chère à Giono. Après une longue montée en lacets, soudain, au sortir d’un tournant, on tombe sur un paysage somptueux, un dégradé de plans successifs allant du gris au bleu jusqu'aux lointains nimbés de lumière. Là-bas ce sont déjà les Alpes, comme si l’on abordait aux rives d’une monde inconnu. Et nous restons là, sur le bord de la route, frappés de stupeur. L’air est vif, le vent siffle à nos oreilles, un orage gronde au loin. Et je pense à Malemort, à Monique. Que tout ceci est loin !… Heureusement, quelques fraises cueillies dans un sous-bois nous rendent à notre gaieté.
Cette seconde période devait être marquée par un événement un peu comparable à celui qui à Malemort en avait marqué la première mais dont les conséquences furent exactement inverses puisqu’il entraîna la fin de notre tournée. Nous étions allé donner une représentation à Roussillon, un curieux village construit en haut d'une falaise et dont tous les murs et jusqu’au clocher de l'église étaient rouges, d’un rouge sang, du rouge de la carrière d’ocre au bord de laquelle il avait été bâti. Nous avions choisi pour installer notre scène une petite place en balcon qui dominait la plaine. L'après-midi avait déjà été marqué par un incident prémonitoire : un différent m’avait opposé à la grosse Annie sous un prétexte futile et dont je n’ai plus le moindre souvenir. Il faut dire que depuis quelques jours les traits de son caractère s'était accentués : orgueilleuse et vindicative, elle se sentait de plus en plus rejetée par le groupe et surtout ses efforts pour séduire Christian demeuraient vains. Il ne la décourageait pas mais la traitait avec la plus grande désinvolture. Alors, en désespoir de cause elle avait bien essayé de se rabattre sur moi mais je détestais sa vulgarité et j’étais vaguement dégoûté par la force animale qui émanait d'elle. Les sentiments qu’elle éprouvait à mon égard s'étaient donc transformés en une sourde rancoeur qu'elle exprimait par de brusques accès de colère alternant avec des moments de douceur mielleuse dès que je l'effleurais par inadvertance car tout contact physique provoquait chez elle, par une sorte de réaction électrique, une intense excitation sexuelle. Elle était comme un animal frustré aux instincts exacerbés.
À la suite de cette querelle, donc, dont le ton était monté très vite, elle avait disparu en direction de la falaise du haut de laquelle nous nous amusions à penser qu’elle était allé se jeter. Une heure avant la représentation elle n’était toujours pas revenue. Il avait donc fallu prévoir un programme de remplacement au pied levé. J’avais décidé que l’on donnerait les Boulingrins, dans lesquels elle ne jouait pas, et que Jacques assurerait la deuxième partie en improvisant un numéro de mime auquel sa ressemblance avec Jean-Louis Barrault le prédisposait. Il était ravi comme un enfant et s’isola aussitôt pour répéter. C’est ainsi que nous vîmes sa longue silhouette surmontée d'un gibus parcourir la place en gesticulant sous l'oeil intrigué des enfants qui venaient nous demander s’il était fou.
Quelques instants seulement avant la représentation Annie cependant était réapparue et comme si de rien n’était elle commençait à se maquiller j’étais donc allé lui signifier en ma qualité de chef de troupe qu'il était trop tard et que nous jouerions sans elle. Sans dire un mot elle était repartie et la représentation se déroula tant bien que mal. Nous étions en train de plier bagage lorsque je vis un groupe de spectateurs qui s'approchaient de Jacques pour le féliciter et c’est en m’approchant à mon tour que je reçus un choc en pleine poitrine : parmi ceux-ci il y avait trois jeunes femmes d’une beauté absolument foudroyante : une grande brune qui ressemblait à une panthère noire, une rousse enflammée et une blonde qui devait avoir dix-sept ans tout au plus, de longues jambes et un visage d’ange comme on en voit quelquefois dans les magazines. À l’instant je compris qu’il venait de se passer quelque chose d’important. Je me sentais littéralement réduit à néant par leur éclat. Christian et Jean-Marie étaient là également. J’essayais de me joindre à la conversation mais personne ne sembla s’intéresser à moi, même lorsque je fis valoir ma qualité de directeur de la troupe. Ces superbes créatures, manifestement indifférentes à la hiérarchie, n'avaient d’yeux que pour Jacques, Christian qui avait engagé conversation avec la blonde et Jean-Marie qui parlait avec la panthère noire. Annie, revenue de sa bouderie, s’était approchée elle aussi mais sans plus de succès que moi et je me sentais humilié de me retrouver dans la même situation qu’elle.
Je finis par comprendre en les écoutant que la blonde et la rousse étaient deux sœurs – l’une s’appelait Dorothée, l’autre Nathalie – et que la brune était leur amie. Elles passaient toutes trois leurs vacances dans une maison en haut du village et faisaient justement ce soir une fête ce soir à laquelle elles nous conviaient. Toute la troupe se mit donc en mouvement à leur suite le long des ruelles qui montaient vers le haut du village. L'aventure commençait. Je savais déjà qu’elle ne serait pas la mienne. Une grande maison toute blanche. À l'intérieur des meubles précieux qui se détachent sur le crépis des murs. Par la baie vitrée on aperçoit un parc éclairé par des lampions, des cyprès, des buissons de lilas et partout, partout des gens, un verre à la main, les uns assis dans des rocking-chairs, les autres accoudés à une balustrade, d'autres enfoncés dans de profonds fauteuils, causant par petits groupes. Au hasard on nous présente : il y a un cinéaste connu qui vient d’avoir un prix au Festival de Cannes, un violoniste qui a joué avec Pablo Casals, un peintre ami de Picasso. Je parcours les groupes un verre à la main. Jacques est toujours en grande conversation avec Nathalie. Il n’a perdu rien de sa dignité. Dorothée s’est lancée à l'assaut de Christian et s’abandonne sur son épaule. Ils sont aussi beaux l’un que l’autre, ils se ressemblent comme frère et soeur.
Lorsque j'entreprends de regrouper ma troupe – il se fait tard et nous devons jouer le lendemain - Jacques et Christian me déclarent l’un comme l’autre qu'ils ont décidé de rester ici passer la nuit et qu'ils nous rejoindront demain. Je retrouve Jean-Marie dans une chambre acec la panthère noire. Il veut rester lui aussi évidemment. Quant à Annie elle manque tout simplement à l’appel, elle a totalement disparu. À force de recherches nous la retrouvons toute seule sur la place, devant la maison, assise au pied du mur, totalement repliée sur elle-même, apparemment insensible au monde extérieur. Avec l’aide de Danièle je la fais monter dans l’une des voitures qui va rentrer, elle se laisse faire comme un automate. Claudie et son fiancé sont ravis de leur soirée.
Au camping, dans la tiédeur de la nuit, les cigales sont indifférentes au drame qui se joue. Nous aidons Annie à descendre de la voiture. Elle s'écroule. Visiblement elle n’a pas supporté de voir Christian dans les bras de Dorothée. Nous nous y attendions. Elle est dure comme un bloc de pierre. Nous la soulevons à deux et la déposons sous sa tente.
Le lendemain j’ai décidé de repartir tout seul à Roussillon pour aller chercher ceux qui étaient restés. Quand je pars personne n’est encore réveillé. Lorsque j’arrive devant la maison Nathalie en peignoir, est en train d'apaiser le courroux de deux gendarmes venus se plaindre du tapage qui a eu lieu pendant la nuit. La fête a dû battre son plein après notre départ ! Elle se débarrasse des gendarmes et me fait entrer. Nous rejoignons Jacques dans le lit où ils ont visiblement passé tous deux la nuit. Il émerge de dessous les draps, décoiffé mais toujours digne. Il me reçoit comme un seigneur et me raconte ce qui s'est passé après notre départ : les disques de musique militaire repris en choeur, les scènes d'ivresse, etc. - autant de détails dont Nathalie visiblement ne comprend pas qu'il veuille gratifier mon insignifiante personne. Jacques me demande des nouvelles d'Annie. Je la lui décris telle que je l’ai laissée, prostrée comme un animal blessé, il m'écoute avec gravité et me complimente sur le doigté dont j’ai fait preuve, sur mon dévouement à l’égard de toute la troupe. Se retournant vers Nathalie, il lui explique l'autorité qui est la mienne dans ce groupe et la place que j’y occupe : je suis leur guide, leur chef, sans moi ils ne seraient rien… Cela a l’air de la laisser totalement indifférente.
Dans une autre chambre, je découvre Jean-Marie en compagnie de la panthère noire. Il paraît ravi. Son oeil pétille derrière ses lunettes. La panthère, elle, est bonne fille, contrairement aux deux sœurs (qu’elle déteste, nous l’apprendrons plus tard), moins effrayante qu'elle ne m'avait parue au premier abord. elle se met en frais pour moi, me répète les compliments que Jean-Marie lui a fait à mon propos (décidemment, je m’aperçois que je suis apprécié dans cette troupe ! ) Dans le parc enfin je découvre Christian et Dorothée assis sur un banc,. Ils prennent le soleil, beaux comme deux archanges. C’est tout juste s’ils me voient. Personne décidément ne semble très enthousiaste à l'idée de rejoindre le camping. Seul Jacques accepte de me suivre. Lorsque nous arrivons la situation n'a guère évolué. Annie n’est toujours pas levée, Danièle est en train d’écrire, Claudie et son fiancé jouent aux boules. On prépare le repas comme si de rien n'était. À un moment Annie reparaît enfin. Sans daigner nous jeter un regard elle va s'asseoir sous un arbre, et demeure là, prostrée. Jacques va lui porter une assiette sur laquelle repose un steak. Elle prend l’assiette et la jette en l’air, le steak va terminer sa course sur la tente d'un campeur. Jacques revient l’air désolé et nous déclare qu'elle n'a pas faim.
Le soir nous tentons pourtant de reprendre notre travail quotidien. Tout le monde est là finalement pour la représentation mais personne n'a envie de jouer : Annie, toujours muette, se soumet passivement à ce qu'on lui demande. Pour comble de misère l’orage, qui avait menacé toute la journée, éclate en fin d'après-midi. Devons-nous attendre une improbable éclaircie ? Aurons-nous du monde d'ailleurs ? Jean-Marie, à cheval sur la traverse d'un pylône est en train de faire un branchement électrique, il me pose l'ultime question. Il va falloir prendre une décision. Avec tristesse et un immense soulagement je lui crie : « - On arrête ! » Il tire sur le fil qu'il venait d'entortiller autour du câble. La tournée est terminée.
Nous sommes restés encore quelques jours pourtant. Je montais chaque matin à Roussillon pour assurer la liaison entre les deux groupes. Régulièrement je rencontrais Jacques à la terrasse du café. Il écrivait. Il avait entrepris un nouveau roman, qui se passerait ici même et dont les héroïnes seraient Nathalie et Dorothée. Les gamins autour de lui le regardaient avec respect et l’appelaient « l’écrivain ».
Ainsi donc s'est achevée un peu tristement l’aventure qui avait bouleversé ma vie. Jacques, Christian et Jean-Marie décidèrent de rester à Roussillon, Danièle partit à Grenoble où habitait sa mère, les petits fiancés continuèrent à parcourir ensemble la carte du tendre, Annie rentra de son côté. Et moi je me chargeai de ramener à Paris la voiture que nous avions louée. Sur la nationale, parmi les vacanciers, j'éprouvais de nouveau l’angoisse de la solitude. J’avais tellement pris l’habitude de sentir la présence des autres autour de moi. J’éprouvais pourtant une véritable jouissance à m'arrêter au hasard pour prendre un café ici ou là sans que personne ne fasse attention à moi, sans que personne ne sache qui j’étais, je regardais ces gens que je ne reverrais jamais et j'éprouvais, je ne sais pourquoi, un immense amour pour la vie. J'étais au bord des larmes et j'étais heureux.
Paris au bout de la route. J'allais retrouver le Quartier Latin, la Sorbonne, l’Escholier, le Mahieu. Au Théâtre Antique, nous monterions un nouveau spectacle, tout recommencerait. Ce serait ma deuxième année à Paris et je me sentais déjà complètement parisien. Quelle distance parcourue depuis mon arrivée ici il y a un an ! Là-bas mon pays touchait au terme de son agonie. Les journaux relataient le retour précipité de ceux que l'on appelait improprement « les rapatriés » (leur patrie n’était nulle part ailleurs que là-bas). À la télévision on avait interrogé un médecin pied-noir (c’était la nouvelle expression à la mode) sur le point de s’embarquer pour la France. Il était chez lui, assis dans l'encadrement de sa fenêtre et derrière on apercevait la ville, le port, la baie. Il allait s'installer à Bordeaux, disait-il, et ouvrir un nouveau cabinet. Il parlait posément, en termes mesurés mais soudain sa voix s’était brisée et il s’était mis à pleurer. On s’était ému de lui pendant quelques jours après cette émission, on l'appelait « le médecin de Cinq colonnes à la une », et puis on l'oublia. Il ne fallait plus que je pense à ça, c'était ridicule. Au retour j’ai voté non au référendum qui devait donner l'indépendance à l'Algérie. Quatre-vingt pour cent des français votèrent oui. Et le plus absurde c'est que j'avais haï cette société de castes, j’avais haï les bals d'Aïn-Taya, de la Madrague et de Fort-de-l'eau mais j’avais voté non par fidélité et pour solde de tout compte.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)