Il y avait d'abord Robert, leur chef, leur guide, celui qui nous avait adressé la parole en premier. Il avait un visage débonnaire, un corps mince et élégant. C'était la courtoisie même. Il vous écoutait en souriant, ponctuant tout ce que vous disiez d'un – « Hé là !... » qui se transformait avec l’accent en « - Hélas !... » Il semblait vous supplier d'abréger ses souffrances, de mettre un terme à l’excès de jouissance que lui procurait vos paroles, et quand il parlait à son tour, cet accent chantonnant donnait une légèreté poétique à tout ce qu'il disait. Son érudition était inépuisable, il contait les légendes anciennes de sa région et faisait revivre le moindre lieu, le moindre objet. Avec lui chaque chose était porteuse d'un drame, d’une histoire. L'évier en pierre qui ornait un coin de la pièce et dans lequel on recueillait l’eau de la pluie était le sarcophage d'un enfant mort pendant l'épidémie de peste qui avait ravagé autrefois le pays, et dont le nom du village – Malemort : la mauvaise mort - gardait encore la trace. Il n'y avait pas de puits sans suicidé, de tour sans prisonnière, de maison qui ne s'ornât de quelque signe cabalistique remontant au temps des cathares. Ce qui l'exaltait surtout c'était la présence, non loin de là, du château de Saumane où avait vécu le marquis de Sade. Ses yeux brillaient en en parlant.
"Le Marquis", c’était justement le surnom que l’on avait donné par dérision à celui qui semblait être son second et jouait avec une cocasserie inimitable, servi en cela lui aussi par son accent, le rôle du balourd. Il s’appelait en réalité Guy et adorait sortir à tout propos des calembours à quatre sous, dignes de l’almanach Vermot, dont il était le premier à rire, d'un rire fracassant que Robert tentait en vain de contenir d’un « hélas !... » qui restait sans effet. Il était à part ça représentant en chocolat et nous fournit abondamment en échantillons durant tout notre séjour.
Du côté des femmes, celle qui semblait avoir le premier rôle s'appelait Françoise. Elle était blonde, assez jolie, pleine d’assurance, étudiante en géographie et s’apprêtait à partir sur son terrain de thèse en compagnie de son professeur, bien décidée, disait-elle, à en profiter pour le séduire car elle le trouvait très mignon. Une telle audace, une telle liberté de parole m’émerveillait ! Il existait donc de telles femmes ! Je n’aurais jamais osé l’imaginer ni surtout bien entendu rêver d’en être distingué ce qui d’ailleurs se vérifia car ni ce jour-là ni les jours suivants elle ne fit aucune attention à moi. Les autres filles étaient plus discrètes. L’une, Danielle, avait un visage de chat et un fiancé, Denis, qui lui ressemblait : même finesse de trait, même gentillesse, même sourire, on ne les imaginait pas l’un sans l’autre. Denis avait par ailleurs une sœur, âgée de seize ans peut-être, à peine sortie de l'enfance, qui s'exprimait d'une voix douce et, par timidité peut-être ou par discrétion naturelle, se tenait toujours se tenir un peu en retrait des autres. J’appris que Monique et son frère étaient par ailleurs les cousins de Guy car ils étaient tous frères, amis, cousins ou fiancés dans ce groupe. Ils semblaient se connaître depuis l'enfance, tous nés dans ce petit coin de paradis qu’était le Comtat Venaissin et dont l’âme s'exprimait dans le cristal de leur rire, et l’adorable musique de leur accent.
Ce soir-là nous dûmes, comme tous les soirs qui suivirent, faire griller des côtelettes dans la cheminée et bouillir des spaghettis dans la marmite. Nous passâmes ensuite la nuit vautrés sur le sommier ou accroupis près du feu à parler, à raconter d'innombrables histoires, et surtout à rire, à rire interminablement, à grands éclats, partagés entre le sommeil, la fatigue et l'excitation, jusqu'à ce qu'une pâle lueur dessine la forme de la fenêtre et nous rappelle l'existence au dehors, de cette Provence frénétique, peuplée d'oliviers et d'arbres fruitiers et bourdonnante de cigales.
Notre tournée se poursuivit à partir de ce jour comme un enchantement. Dès la fin de l'après-midi il y avait l'excitation précédant la représentation : montage des projecteurs, de l'écran. Puis venait ce point culminant que constituait le spectacle. Quelque fût l'importance du public devant lequel nous jouions, nous nous donnions tout entier comme si nous y engagions notre vie. Tout le reste ne prenait sens qu'à partir de cela qui nous avait réunis et auprès de quoi rien d'autre n'avait d'importance. Cette communion dans l'intensité d'une même émotion que nous partagions nous isolait des autres. Nos amis de Malemort, les journalistes qui nous suivaient de village en village, savaient qu’il fallait attendre que nous soyons sortis de scène et redescendus sur terre pour nous retrouver. Après le départ des derniers spectateurs, ils reprenaient leurs droits sur nous. Et c'était alors les soirées à la Galerie Michel, les sandwichs partagés, les félicitations, les commentaires, la lecture des articles de la veille, et enfin la nuit, interminable et douce, dans la maison de Malemort où, recrus de sommeil et de fatigue, nous discutions à l'infini jusqu’au petit matin en regardant mourir les braises dans la cheminée.
Un soir, trois inconnus, deux hommes et une femme, entrèrent inopinément dans la maison pendant que nous étions en train de bavarder. Leur voiture, disaient-ils, venait de tomber en panne un peu plus loin sur la route, il faisait nuit et ils ne pouvaient repartir. Aussitôt nous nous précipitâmes. Les efforts fournis tour à tour par chacun de nous pour rendre vie au moteur, achevèrent de ruiner tout espoir de la faire redémarrer et nous proposâmes alors à nos trois naufragés de se joindre à nous pour la nuit. Il s'agissait de trois belges qui traversaient la France en direction de l'Espagne et avaient échoué là tout à fait par hasard (mais y a-t-il un hasard dans ce genre de choses ? ) Le propriétaire de la voiture se prénommait Julos - comment pouvait-on porter un prénom aussi ridicule ! - mais il précisa qu'il fallait dire « Juloss » en insistant sur le s. Il avait une toute petite taille de paysan rablé et une grosse tête de bébé. La femme qui l'accompagnait s’appelait Loulou et manifestait tous les signes d’un amour éperdu pour lui. « - Mon Julos, mon Julos ! » répétait-elle à chaque instant en lui caressant les cheveux. Elle avait un long corps dégingandé, un cou démesuré et une toute petite tête et me faisait penser à Olive, la femme de Popeye. Julos nous raconta qu'il revenait du Congo où il avait été parachutiste et qu'actuellement il enseignait la musique dans un collège de bonnes soeurs. Le troisième larron était grand, beau, distingué, il nous dit qu’il était comédien au Théâtre National Belge où il venait de jouer Phèdre. Nous lui expliquâmes que nous faisions également du théâtre. Julos, lui aussi, voulait se consacrer au spectacle. Quelle surprise ! Il nous confia qu’il écrivait des chansons mais qu’il n’avait encore jamais osé les chanter en public. On exigea aussitôt qu’il aille chercher sa guitare et quand il revint il entama ses couplets. Alternance de chansons drôles ou poétiques. Sa voix frêle égrenait sa petite musique chargée de nostalgie, puis tout à coup un éclair dans le regard et c'était la malice qui reprenait le dessus. Nous étions aux anges, nous criâmes au génie. L'avis fut unanime, il fallait absolument qu'il chante en public. Robert proposa d'organiser un récital à Vénasque dans le moulin de Guy Arnoux
. Le moulin de Guy Arnoux était un ancien moulin à huile, une voute en pierre au centre du magnifique village de Vénasque qui s'accroche en haut d'un éperon rocheux à l'entrée des gorges de la Nesque. Guy Arnoux, sorte de hippy avant la lettre, vivait là en faisant des vêtements et de la brocante. C'était un petit homme au regard malin et à la barbe en pointe qui nous avait reçu très chaleureusement quand nous étions venu jouer dans son village et qui fut enchanté à l'idée de ce récital. Dans son moulin, le pressoir, une grosse pierre ronde, pouvait faire office de scène et on logerait bien une cinquantaine de personnes. C'est ainsi que le lendemain eut lieu la première prestation de Julos Beaucarne.
L'accueil fut triomphal, l'habituelle cohorte des journalistes locaux répercutèrent l'événement et les jours suivants Julos fut sollicité pour chanter dans d'autres villages, ici dans une grange, là sur une place, et bien sûr à la Galerie Michel dont le programme s'enrichit de ce nouvel artiste. Ensuite nous nous retrouvions à Malemort pour terminer la nuit. Et c'était d'autres chansons, d'autres rires. Il n'était plus question pour nos trois belges de repartir. Nous étions fous de bonheur et d'admiration mutuelle. Julos chantait l'amour, la nature. C'était notre univers. Danièle adorait Julos dont elle s'était fait dès le premier jour la plus ardente zélatrice. Elle se dévouait corps et âme à sa cause et partait de son grand rire en l’écoutant chanter, et le spectacle de son bonheur en augmentait le nôtre.
Le moment creux de la journée c'était lorsque nous nous levions vers deux heures de l'après-midi. Souvent nous allions alors à Carpentras, prendre un sandwich au Rich'bar. Le garçon nous connaissait bien, nous étions ses seuls clients à cette heure-là et lorsqu'il fallait payer nous sortions la monnaie que nous avions récoltée la veille dans notre chapeau et il fallait compter et recompter les pièces pour parvenir au compte exact.
C'est là que le quatrième ou cinquième jour Jacques fit son apparition. Jacques ! le sosie de Jean-Louis Barrault, notre mentor en quelque sorte. Il nous avait promis de nous rejoindre mais comme il ne pouvait rien faire comme les autres et qu’il prétendait avoir des affaires importantes à régler avant de venir, nous ne savions pas quand il arriverait. Il avait pris l'avion et débarquait en taxi, ne sachant comment il allait pouvoir nous retrouver. Il était tout heureux d’être tombé sur nous par hasard dès son arrivée et pour fêter l’événement nous offrit un steak tartare au Rich Bar ! C’était la première fois de ma vie que je mangeais un steak tartare et au souvenir que j’en ai gardé j’en conclus que nous devions être un peu sous-alimentés. Jacques fit grande impression sur nos amis provençaux. Il était le plus original, le plus parisien d'entre nous. Chacun s'enthousiasma de sa ressemblance avec Jean-Louis Barrault. Et pour porter à son comble l'exaltation des esprits, il annonça qu'il arrivait avec le manuscrit d'un roman qu'il venait de terminer et qu'il voulait envoyer aux Éditions de Minuit. Il se proposait de nous en faire lecture.
On décida sur le champ de procéder à cette lecture le soir même à Malemort. Le Marquis demanda la permission d'amener son jeune frère qui, nous dit-il, « s'intéressait aux livres ». Le malheureux ne savait pas encore dans quel piège il allait tomber ! Jacques avait placé une lanterne sur une petite table où était disposé également le manuscrit et en face de lui, nous étions tous assis par terre, le frère du Marquis au premier rang. Il commença. Il lisait comme il parlait, théâtralement, en articulant et en détachant chaque mot, et les reflets de la lanterne accusant la courbe de son nez le faisaient ressembler à masque de théâtre. Son roman racontait l'histoire d'un homme vivant dans les temps futurs, à une époque où les guerres n'existaient plus, une histoire qui se perdait dans des méandres incompréhensibles. On était hypnotisé par le débit régulier et implacable de sa voix, chacun résistant tant bien que mal au sommeil, succombant un moment puis se réveillant en sursaut et retrouvant alors cette voix qui entre temps n'avait pas faibli et continuait à assener les mots imperturbablement… seul le frère du Marquis ne put se permettre de piquer du nez car le regard de l'auteur ne le lâchait pas : « il s'intéressait aux livres » ! Lorsque l’auteur eut terminé sa lecture, le soleil était déjà haut dans le ciel. Je m'étais réveillé aux toutes dernières pages. La plupart des autres avaient définitivement sombré. À partir de ce jour, il s'inscrivit une fois pour toutes dans l'esprit de nos hôtes que nous étions des gens hors du commun.
Et nous l'étions en effet. Il y avait en nous un mélange de sérieux et de fantaisie qui devait produire un étrange effet. Au camping de Carpentras les vacanciers nous avaient adoptés. Entre la pêche à la ligne et les promenades à pieds ils avaient cette distraction supplémentaire de nous regarder vivre. Jean-Marie bricolait ses pots de confiture, Annie recousait son costume, Claudie et son fiancé corse jouaient aux boules (et lorsque je jouais avec eux elle prenait toujours son parti ! ). Annie était toute entière occupée par son amour pour Christian toujours pas payé de retour, Jean-Marie et Danièle poursuivaient discrètement le leur que je surprenais parfois à de petits gestes. Jacques, assis sous un arbre, dépouillait son courrier : il recevait des lettres du monde entier car il faisait collection de timbres et montrait les pièces qu’on lui adressait aux enfants du camping rassemblés autour de lui.
Le soir du 14 Juillet nous nous apprêtions à vivre notre heure de gloire car la municipalité de Carpentras nous avait intégrés au programme officiel des festivités. Nos pots de confiture seraient remplacés pour une fois par de vrais projecteurs et nous aurions un vaste podium à notre disposition. Ce fut une catastrophe ! nous flottions dans un espace trop vaste, la lumière nous aveuglait, la foule, venue pour danser, était bruyante et inattentive. À l'entracte les gens s'éloignèrent sans remplir notre chapeau. Alors nous décidâmes de quitter cette ville ingrate pour rejoindre nos amis qui nous attendaient à Malemort. Quand nous arrivâmes ils étaient là en effet, sur la petite place garnies de lampions et de guirlandes multicolores. Tout était prêt pour le bal.
Ce fut alors que l'événement se produisit.


NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)