Car tous ces romans que nous lisions, ces nouvelles, ces poèmes que nous disséquions, dégustions, mastiquions, c’était là notrepain quotidien et nous en étions gavés jusqu’à la gueule. Nous n'étions pas du genre bucheur cependant, nous passions notre temps au contraire dans les cinémas et les cafés du Quartier, heureux de parler, heureux d'aimer et même heureux de souffrir, car c'est tout cela que nous régurgitions ensuite dans nos exposés et nos dissertations, tout cela qui n'était peut-être que des mots mais pour nous justement il n'y avait rien de plus important que les mots. La vie était un grand livre à écrire et l'important c'était le style.
Or, le style, c'est justement ce qui me manquait. De même que je ne reconnaissais aucun caractère distinctif à mon visage lorsque je le regardais dans la glace et qu'aucun des accessoires successivement utilisés - barbe, moustache ou couvre-chef - n'avait jamais pu le faire sortir de sa banalité, de même, dans tout ce que je faisais, il me semblait ne pas parvenir à avoir la manière. J'étais totalement ignorant de l'image que je pouvais donner de moi aux autres. Leur insupportable opacité me renvoyait à ma propre transparence. Je n'avais pas de style, ni pour écrire ni pour vivre. Si je rêvais de séduire des femmes c’était justement pour acquérir ce poids d'existence dont je me sentais si cruellement dépourvu mais je n'en conquérais aucune ou si peu et si mal ! Christian me plongea un jour un couteau dans le dos quand il me dit : « - Je t’observais l’autre jour avec cette américaine que tu as amenée au réveillon. Excuse-moi de te parler franchement, mais il y a une chose qui me gêne en toi c’est que tu n'es pas esthétique dans le flirt. » L'expression était terrible ! Je comprenais trop bien ce qu’il voulait dire. Je jouais mal un rôle qui n’était pas fait pour moi. Bien plus ! je le jouais grossièrement, inesthétiquement ! Qu'allais-je devenir ? Mon cas l'intéressait cependant. Il se prétendait esthète. Dans l'amour, m'expliqua-t-il, ce n’est pas la femme qui compte. D'ailleurs l'amour peut se faire aussi bien entre hommes… Et incidemment il me demanda si ça m'intéresserait. « – Quoi ? – D’essayer avec un homme. » Je lui répondis que je n’en voyais pas du tout l’utilité. Pour moi, en effet, le problème se posait dans les termes les plus simples : Contrevenir aux lois de la nature m'aurait paru une solution de facilité, une sorte de tricherie peu glorieuse puisque justement toute le plaisir que j’éprouvais en ce domaine était de vaincre les difficultés imposées par une loi intangible selon laquelle la femme était un être foncièrement rebelle au désir dont elle était l’objet (et je savais trop bien au contraire avec quelle facilité j’aurais pu plaire aux hommes). Il trouva que c'était un manque d'imagination de ma part et continua à se justifier longuement. Ce jour-là il voulut me lire des poèmes qu'il avait écrits et qu'il sortit de sa poche comme s'il les avait préparés à l'avance. Je n'en compris pas un mot, malgré les longues explications qu'il m'en donna. Il s'émerveillait lui-même, avec une fatuité naïve qui me stupéfia, d'avoir été capable d’écrire ça. Ça lui était venu tout seul, disait-il, sans que sa volonté y prît part. Je ne trouvais vraiment rien d’admirable à ces textes abscons et me sentais tout à la fois consterné et irrité par tant de naïveté. Comment pouvait-il croire à ce qu’il disait ? Je le trouvais beau et pensait qu’il pouvait avoir beaucoup de succès auprès des femmes. Pourquoi n’en profitait-il pas au lieu d’essayer de me séduire ? Décide ment nous ne parlions pas la même langue et ne pouvions pas nous comprendre. Toute ma construction mentale en effet reposait sur le fait que le désir que j’éprouvais pour une femme ne pouvait être partagé par elle puisqu’il était antinomique avec sa nature et ne pouvait donc qu’être subi par elle au nom de l’amour qu’elle me portait. Il me fallait par conséquent la convaincre à force de ruse et d’habileté, l’enjôler afin de la prendre dans mes filets et l’amener à subir l’abomination de cet acte qui devait faire nécessairement horreur à sa délicatesse. Si j’étais moi-même objet de désir où était l’intérêt ? où était le mérite ? Je ne retenais donc qu'une seule chose de notre conversation : je n'étais pas esthétique dans le flirt. Cruelle vérité ! Car c'était vrai, bien sûr, je ne pouvais en douter, je l'avais toujours senti et j'en avais ici la triste confirmation.
Deux nouvelles jeunes filles, à peu près à cette époque, firent leur apparition dans notre groupe. C’étaient les sœurs de Claude. Pendant les représentations que les Antiques donnèrent au théâtre Récamier il nous avait un jour annoncé leur visite. Ce jour-là il paraissait nerveux, joua de façon excessive, tentant de se faire valoir, se livrant à des facéties qui n’étaient pas prévues dans la mise en scène. Après le spectacle il attendait leur arrivée dans sa loge avec une impatience non dissimulée. Nous les vîmes enfin apparaître. Elles étaient comme une allégorie de l'ombre et de la lumière : L'une blonde, ravissante, parlant avec aisance, irradiant un charme lumineux ; l'autre encore presque une petite fille (elle devait avoir seize ans), brune, avec un regard noir, effarouchée, des mèches dans la figure. Elle se tenait en retrait, pas vraiment laide d'ailleurs mais le visage gâté par une vilaine cicatrice qui lui barrait la lèvre supérieure. La première s'appelait Annie, la seconde Sylvie. Immédiatement, tout le groupe, anciens et nouveaux confondus, fit cercle autour d'Annie, et Claude, modestement, recueillait le fruit des hommages rendus à sa sœur. Après leur départ on le supplia de la faire revenir.
Le lendemain il revint en effet avec l'une des deux, mais c’était l’autre ! « – On ne te parlait pas de celle-là, imbécile, on voulait dire la belle ! – Mais ce sont mes soeurs toutes les deux, je ne peux pas faire de différence !… »
Sylvie cependant possédait une sorte de charme, n’eût été sa cicatrice !… J’eus l’occasion de la connaître davantage quand Claude nous invita avec elle, Christian et moi, à venir passer quelques jours dans la maison de campagne que possédaient ses parents. Lorsque nous partîmes tous les quatre j'avais vaguement dans l'idée que Sylvie, au fond, faute de mieux, pourrait faire une petite amie convenable. Dans l’état de désespérance où j’étais je me sentais prêt à toutes les concessions.
Nous fûmes d’entrée conquis par le décor de cette maison à la fois raffiné et rustique. Les rideaux, les meubles, le moindre objet avaient été choisis avec un goût très sûr. Décidément les parents de Claude devaient être riches. Claude nous avait dit que son père dirigeait une maison d’éditions musicales rue Vivienne et avait entrepris également de vendre des chaines haute-fidélité qui commençaient à faire leur apparition dans le commerce. Je pénétrais une fois de plus, comme chez Jacques, dans ce fameux monde de la grande bourgeoisie dont m'avaient toujours parlé mes parents et auquel ils avaient rêvé que je puisse un jour appartenir. Sylvie était heureuse de nous voir apprécier cette maison qu'elle aimait et qui était l'oeuvre de ses parents auxquels elle était très attachée. Elle parlait d'eux avec une dévotion quasi religieuse et nous raconta que son père avait fait preuve d'un immense courage quand, à la suite d'une faillite - dont il n'était pas responsable, précisait-elle - il avait dû rembourser de grosses sommes d’argent tout en continuant à faire vivre sa famille. Nous l'écoutions raconter cela, Christian et moi, autour de la cheminée, tandis que la nuit tombait sur la forêt toute proche. Nous étions fascinés par l’histoire de ce couple et de ses trois enfants car chacun avait quelque chose d’exceptionnel : Claude était supérieurement intelligent, c’est sûr. Sylvie nous révéla qu'il avait eu une jeunesse d'enfant prodige et qu'il se destinait à l'École Normale Supérieure avant de tout abandonner pour le théâtre, Annie était éblouissante de beauté et d’esprit, quant à Sylvie elle-même, nous la découvrions : elle était discrète, poétique et douce ; il émanait d'elle un charme par lequel on se sentait peu à peu envahi. À la réflexion je n'étais pas très loin de tomber amoureux ce soir-là.
Le deuxième jour nous nous attardâmes un peu plus encore, elle et moi, devant la cheminée après que les autres furent allé se coucher. Je l'écoutais raconter son enfance et je lui avais pris la main tout en l'écoutant. Elle parlait sans cesser de me guigner du coin de l'œil comme si elle tentait de percer à jour mes intentions. Je passai le bras autour de son épaule. La soirée se termina ainsi. Nous allâmes nous coucher, chacun s'interrogeant sans doute sur ce que voulait l'autre. Le lendemain, nous avions décidé d'aller faire une promenade jusqu'au village voisin. Au retour, la nuit était déjà tombée, nous marchions sur la route tous les quatre, dans une obscurité presque totale, en nous amusant à brasser des idées philosophiques. Je me souviens que je parlais d’abondance, les autres riaient aux éclats. À un moment je m'aperçus que Christian s’était rapproché de Sylvie et qu'elle se serrait contre lui. Je m'efforçais de faire semblant de ne pas m'en être aperçu et continuais à parler. Je parlais, je parlais pour masquer ma déconvenue, mais au fond de moi-même je m'en fichais. Au contraire même, je me sentais soulagé : Christian m’avait évité de commettre une bévue : je n’aurais pas supporté la cicatrice sur la lèvre. Les jours suivants se passèrent dans un état de bonheur absolu. Sylvie se dépensait sans compter pour nous exprimer sa reconnaissance. Elle lavait, cuisinait, rangeait, cousait, tandis que Christian, hilare, se laissait servir tout en continuant à parler avec moi. Claude nous écoutait en roulant des yeux. Les parents devaient arriver le samedi et Sylvie avait insisté pour que nous ne partions pas avant leur arrivée car ils seraient contents de nous voir, nous dit-elle, et n'auraient pas l'impression que nous les évitions.
Le vendredi, notre excitation était à son comble. Nous avions eu l'idée, afin d’animer la soirée, de nous déguiser : Christian, à l'aide d'une perruque, s'était travesti en femme. Le résultat était surprenant. Il émanait de lui une telle féminité que cela jeta un instant le trouble parmi nous. Pour ma part, j'avais découvert dans une armoire la robe de chambre et les pantoufles du père. Avec sa pipe et une fausse moustache, je jouais à ravir le gentleman farmer.
Soudain on entend le bruit d’une clé dans la porte. Ce sont les parents qui arrivent ! Une journée plus tôt que prévu ! Panique à bord. La peur se lit sur le visage du frère et de la soeur. Pour Christian et moi au contraire il s'agit seulement de faire bonne figure. Ils nous ont tellement vanté leur gentillesse et leur ouverture d'esprit ! nous ne doutons pas un instant que leur accueil ne soit charmant. Ils vont s'associer à notre fête, partager notre bonne humeur. Je m'avance donc vers le père lorsqu’il pénètre dans la pièce en lui souhaitant la bienvenue sur un ton parodique comme si c’était moi qui le recevait chez lui. Je lui présente mon épouse, en la personne de Christian, qui minaude à côté de moi… Mais au lieu de rire le père reste de glace. La mère, sans nous adresser la parole, demande à ses enfants de ranger la maison pendant qu'ils vont saluer leur voisin. Et ils repartent aussitôt en faisant une tête tellement sinistre que nous ne doutons pas, Christian et moi, d’être tombé malencontreusement sur un jour où justement ils viennent d'apprendre une catastrophe, la mort d'un proche peut-être. Sylvie nous rassure sur ce point. Ils sont comme ça, nous dit-elle, il ne faut pas y faire attention, ça ne les empêchera pas tout à l'heure d'être charmants. Claude ne dit rien mais semble ruminer de sombres pensées en regardant la cheminée. En attendant leur retour nous entreprenons donc de mener à bien la tâche qu'ils nous ont assignée. Sylvie déploie pour ranger la maison une activité admirable, lessivant le sol, faisant briller les cuivres, rangeant la vaisselle, dans un temps qui doit constituer un record absolu dans le genre. Quand les parents reviennent, elle est tout juste en train de remettre l'aspirateur dans le placard. Nous sommes fiers du résultat. Il est malheureusement évident dès leur entrée que les sentiments qu'ils nourrissent à notre égard sont restés les mêmes. La mère surtout semble tellement triste, tellement refermée sur elle-même, que je ne peux m'empêcher de continuer à penser que décidement il a dû se passer quelque chose de grave. Enfin, au moins, seront-ils contents de voir leur maison bien rangée ! Ils passent une inspection rigoureuse… mais celle-ci, hélas, ne leur apporte que déconvenues : dans le tiroir à couverts une fourchette a été placée du côté des cuillers, dans la boite d'allumettes une allumette usagée s'est glissée parmi les neuves. Comment de telles choses ont-elles pu nous échapper ! Je suis consterné. Je tire Christian par la manche pour le persuader de repartir au plus vite, ce que nous faisons sans que personne ne nous retienne, laissant les enfants aux prises avec leurs parents et nous félicitant d'échapper à leur enfer.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)