Quant à cette américaine chiffonnée qui s’extrayait de la voiture en rajustant ses dentelles, je lui en voulais de ne pas savoir quels mots je pourrais appliquer à ce que nous avions fait. Avions-nous couché, oui ou non ? Telle était la question car tout tenait en un mot. Pour moi rien d’autre ne comptait que le mot. Qu’aurais-je à répondre si l’on me posait la question ? Je serais obligé de dire : je ne sais pas !…
Lorsque je rejoignis les autres il me sembla que rien n'avait bougé : La fête touchait à sa fin, Évelyne était toujours seule dans son coin, Christian vexé de son échec faisait la tête, Robert Gironès vivait les premiers moments de son amour avec celle qui deviendrait sa femme. Un peu plus tard, quand les voitures repartirent, ce fut pour moi comme une délivrance. Les autres furent choqués que je ne monte pas avec mon américaine et il paraît qu'elle en fut elle-même très fâchée à ce que l’on me dit mais j’étais bien décidé à ne plus la revoir et en effet nos chemins se séparèrent à jamais. La vie reprit comme avant, et comme le doute était plus terrible encore que la certitude je pris le parti de faire comme si rien ne s'était passé : c'était un coup pour rien, en quelque sorte, un essai manqué. Tout était à refaire.
Fort heureusement d'autres préoccupations s'était emparé de mon esprit entre temps car l'amour m’avait foudroyé ! l'amour comme une grâce, une bénédiction, l’amour qui donnait aux choses son véritable sens !…
Cela s'était passé à la Sorbonne pendant les cours du sémillant assistant qui ressemblait à un jeune premier de cinéma et m’avait si fort impressionné le premier jour. Nous en étions maintenant à l’étude du personnage de César dans l’œuvre de Shakespeare et de Suétone et les séances du lundi continuaient à être le temps fort de la semaine. Or il y avait parmi les agrégatifs, une jeune fille, ou plutôt une jeune femme, à l’air sérieux, un peu mélancolique, avec des cheveux en ailes de corbeau, un teint mat, un long cou flexible et des yeux pleins de bonté… on l'aura reconnue, c'était Mme Arnoux en personne ! Elle n'était pas d'une beauté éclatante du reste, un peu trop maigre peut-être, un peu voûtée, mais elle semblait toujours perdue dans quelque rêverie intérieure et je la contemplais en me laissant lentement pénétrer par son charme. Son image avait fini par me devenir indispensable, je rêvais d'elle jour et nuit. Peu à peu elle avait si bien incarné pour moi l’héroïne de Flaubert que je m’acharnais à l’étude de l’Éducation Sentimentale et mon amour se nourrissait de ma lecture. Inutile de dire que je m’étais totalement identifié à Frédéric Moreau.
Or il y avait dans le groupe un curieux personnage que j'avais remarqué dès les premiers jours, un gros garçon, un peu balourd, sale, postillonnant, mal attifé, qui adressait la parole à tout le monde et dont tout le monde se moquait. Mais il était évident qu'il se cachait derrière cette façade grossière une intelligence très vive et je prenais grand plaisir en sortant des cours à parler avec lui. Je ne pus me retenir un jour de lui faire une réflexion sur la beauté de cette femme qui ressemblait à Mme Arnoux. Il abonda aussitôt dans mon sens et me dit qu’il l’avait remarquée lui aussi et qu’il avait fait le même rapprochement que moi. Ce fut le début de notre amitié. Nous parlions de Flaubert, pour qui nous avions la même passion, nous parlions d’elle, nous parlions de nous. Nous avions les mêmes angoisses, les mêmes interrogations. Pour lui aussi l'unique préoccupation était la femme mais il en parlait avec beaucoup plus de liberté que moi. Visiblement il ne partageait pas mes pudeurs. J'admirais cette franchise et la grande lucidité dont il faisait preuve à l’égard de lui-même. Quant à moi, je lui parlais de mon amour. Je ne m’en lassais pas. Il m’écoutait avec complaisance, m’approuvait, me posait des questions, se passionnait, et lorsque par aventure nous avions échangé quelques mots avec elle à la sortie d’un cours, c’était ensuite d’interminables commentaires sur ce qu’elle nous avait dit. C’est ainsi que nous apprîmes qu’elle était monégasque et qu’elle était venu à Paris pour faire ses études, qu’elle habitait un petit hôtel rue de Vaugirard, celui-là même dans lequel Verlaine était mort. Nous imaginions sa vie, André et moi, nous nous demandions quelle place je pourrais y prendre. En un mot j’avais trouvé mon Deslauriers. Et chaque fois que nous en parlions c'était comme si nous ajoutions un chapitre au roman de Flaubert.
Mais le chapitre principal, celui que je ne pouvais pas me permettre de rater – nous étions bien d’accord là dessus - c'était le chapitre de la déclaration. Nous y revenions souvent, nous nous en délections par avance. Il me poussait à me lancer. Mais le courage me manquait toujours. C'est que pour moi il ne s'agissait pas d'un jeu. Je l'aimais vraiment, profondément et comme je n’avais guère d’espoir je préférais rester dans l’incertitude. Cependant il fallut bien se décider et un jour il fut convenu que je lui demanderais un entretien le lundi suivant pour lui faire la révélation de mes sentiments.
Seulement comme je craignais au dernier moment de ne pas oser lui parler il me sembla préférable au lieu de l’aborder à la sortie du cours, de lui écrire la veille et de porter moi-même la lettre à son hôtel. C’est ce que je fis. La lettre était lapidaire et volontairement énigmatique : « J'aimerais vous voir à propos d'une chose importante dont je ne peux vous parler par écrit ». Je me souviens de mon émotion lorsque je donnai cette lettre au portier. De prononcer son nom seulement, il me sembla que mon rêve prenait corps. Il ne me restait plus qu'à attendre jusqu’au lendemain…
Quand le lendemain arriva, je guettai son entrée dans la salle de cours. Soudain je l'aperçus. Elle me fit un petit signe. Elle savait !… À partir de cet instant je n'entendis plus un seul mot de ce qui se disait. À la sortie ce fut elle qui s'approcha de moi et me proposa d'aller prendre un café. Ah ! je savais bien que je pouvais compter sur sa bonté, sur son indulgence ! Je me retenais pour ne pas lui sauter au cou. J'aurais voulu l'embrasser, m'excuser d'avoir été si audacieux, si inconvenant, d'avoir osé l'ennuyer avec mes gamineries !... Mais je me contentais de la suivre en silence jusqu'à l'Escholier. J'aperçus André de loin qui s'éloignait en me faisant un signe de complicité… Nous nous installâmes à une table, je ne savais comment commencer. Et puis il fallut bien que je me jette à l'eau !
Elle m'écouta longtemps, aussi longtemps qu'il fut nécessaire, sans m'interrompre. Et moi, maladroit d'abord, je m'enhardissais peu à peu. Je lui faisais valoir la profondeur de mes sentiments, qui justifiait l'originalité de ma démarche. Le monde, depuis que je la connaissais, avait changé de visage, je ne pouvais plus considérer la vie sans elle, elle était l'horizon de tous mes rêves. Je ne crois pas me souvenir que je lui parlais de sa ressemblance avec Mme Arnoux, mais je ne pouvais éviter d'évoquer Frédéric, car nous étions tous nourris au même lait et les mots qui me venaient pour parler de mon amour étaient ceux de Flaubert.
Quand j'eus fini il s'était déjà passé une bonne demi-heure comme m'en avertit le carillon de la Sorbonne. Elle commença alors à me répondre, d'une voix douce et calme, me demandant d'abord, à ma grande surprise, si j'avais parlé de mes sentiments à André. Je dus bredouiller qu'il était arrivé que peut-être, en effet, quelquefois… Elle m'expliqua alors qu'elle posait cette question parce qu'elle avait reçu quelques jours avant la mienne une lettre identique qui lui demandait également un rendez-vous et que c'était justement hier qu'elle l’avait vu et que celui-ci lui avait fait également une déclaration. J'étais effondré. Le fourbe ! Il m’avait trahi ! Il m’avait trahi comme Deslauriers avait trahi Frédéric ! Mais comme Deslauriers le pauvre garçon n'avait pu être que grotesque et odieux. Et j'entrepris d'expliquer tant bien que mal que cette coïncidence n'était dû qu'au charme tout puissant qu'elle exerçait sur nous. André était un être faible et il s'était identifié à moi, il fallait le comprendre, il n'était pas très beau, certes, et même un peu ridicule, il me mettait dans une mauvaise situation mais je ne lui en voulais pas. Elle me répondit qu’en effet cela n’avait pas d’importance et qu'elle était tout aussi émue par ma déclaration que par la sienne (elle aurait pu dire davantage ! pensais-je en moi-même ) mais que le problème n'était pas là. Quel était donc le problème ? Elle m'expliqua qu'elle était fiancée et que lorsque ses études seraient terminées elle retournerait chez elle pour se marier. Elle m'aimait bien d'ailleurs et je lui étais sympathique, mais j'arrivais trop tard en quelque sorte. Nous pourrions cependant, si je le souhaitais, rester amis. Alors je pris une décision héroïque, propre à me réhabiliter à ses yeux : je lui déclarai que puisqu'il en était ainsi, je préférai ne plus jamais lui parler. Je ne pourrais pas supporter d'avoir avec elle d'autres relations que celles dont j'avais un instant rêvées et que désormais je ne lui demanderais que la grâce de ne plus jamais m’adresser la parole.
Il ne me restait donc que les quelques instants que nous allions passer ensemble dans ce café pour lui dire tout ce que j'avais à lui dire, pour mesurer la profondeur des liens qui auraient pu nous unir si le sort nous avait été plus favorable. Nous étions un couple pour quelques instants encore, à cette table de café, un couple mort-né en quelque sorte. Et je lui parlais à coeur perdu de tout ce qui était le plus important pour moi. J'avais droit à une petite part de bonheur avant de m'enfoncer pour toujours dans la nuit de la souffrance et de la solitude, car je ne retrouverais plus jamais dans la vie une âme aussi proche de la mienne, chaque instant passé ensemble m'en persuadait davantage. Il fallait que je concentre en ce court moment tout ce que j'aurais pu lui dire, tout ce que j'aurais pu partager avec elle durant toute une vie. Elle m'écoutait sans impatience et me répondait. L'intimité entre nous était poignante. À un moment, je lui fis remarquer qu'il se faisait tard, elle me dit que cela n'avait pas d'importance. Nous parlâmes encore, jusqu'à épuisement. Il devait y avoir plus de quatre heures que nous étions dans ce café lorsque nous nous quittâmes enfin. Je la regardai partir à travers la place de la Sorbonne comme Frédéric regarde partir Mme Arnoux… Et ce fut tout.
Le lendemain André ne fut guère troublé d'apprendre que j'avais découvert sa démarche auprès d'elle. Éprouvant les mêmes sentiments que moi il trouvait tout naturel d'avoir eu besoin lui aussi de lui en faire l'aveu. Il me raconta la conversation qu’il avait eu avec elle, qui s'était passée exactement comme la mienne et avait duré exactement le même temps. Seulement il n'avait pas eu l'idée héroïque de renoncer désormais à lui parler et convint que mon geste était très noble. Décidément, conclut-il, j'étais plus courageux que lui et c'était moi qui la méritait ! Cette reconnaissance acheva d'effacer en moi toute trace de ressentiment à l'égard de mon rival.
Le lendemain quand je la revis, mon émotion était intense. Elle vint vers moi pour me rendre des notes que je lui avais passées quelques temps auparavant, s'excusant de cette ultime entorse à notre règle. Je me baignais une dernière fois dans son regard. Ah ! comme je l'aurais aimée ! Elle disparut ensuite à l'autre bout de la salle.
Le lundi suivant notre sémillant professeur nous remit une dissertation que nous avions faite quelques semaines plus tôt sur la mort de César et il se trouva qu'il cita plusieurs fois ma copie (ce qui était toujours ressenti par le groupe comme un honneur insigne). André se tournait vers moi en s'agitant, Christiane, elle, à qui je ne parlais plus, m'observait de loin avec son regard si tendre et si doux. Ma gloire enfin ne connut plus de limite quand le sémillant professeur me demanda de venir le voir à la fin du cours afin que nous puissions discuter plus longuement de mon travail.
J'allais donc à la fin du cours dans le petit bureau attenant à l'amphithéâtre et après avoir attendu le départ de deux ou trois gêneurs venus lui demander des renseignements, je me retrouvais seul avec lui. Il reprit ma copie et me dit qu'il avait été effrayé par le pessimisme qui en ressortait. Ma vision de l'histoire, me dit-il, était bien noire. Je lui répondis que c'était celle de Shakespeare et non forcément la mienne, mais il ne parut pas convaincu. Il fallait que je refuse, me dit-il, de céder à la passivité, que je sois persuadé qu’on pouvait agir sur les événements. Je ressortis très sceptique. Qu'avait-il voulu me dire ? Il me semblait que son propos n'avait aucun rapport, en fait, avec ma dissertation. J'en parlais à André dont la réaction me stupéfia : S'il avait voulu me voir, me dit-il, c'est qu'elle lui avait parlé de moi ! Et si elle lui avait parlé de moi c'est qu'elle avait des relations avec lui. Ce développement inattendu et romanesque à mon aventure me paraissait hautement incroyable. Avais-je donc un autre rival que le lointain fiancé dont elle m’avait parlé ! Il se trouva qu'André - encore lui ! - m'en donna confirmation quelques jours plus tard : il avait surpris dans un couloir de la Sorbonne une conversation entre Christiane et lui. Elle était en train de lui faire une très violente scène de jalousie, l'accusant de vouloir l'abandonner et lui se défendait comme il pouvait tandis qu'elle pleurait et le menaçait de représailles !…
Ainsi le dessous des cartes était-il plus effrayant encore que tout ce que j'avais imaginé ! Christiane m'avait menti, le fiancé n'existait pas ou en tous cas ne l'avait pas empêché d'aimer ailleurs. Mais qu'aurais-je pu faire contre un tel rival ? Le seul fait de m'être posé en égal, d'avoir existé un moment devant lui me remplissait de fierté.
Bien des années plus tard, alors que j’enseignais moi-même à l’université j'eus l’occasion de faire la connaissance d’un des collègues du sémillant assistant, devenu depuis professeur et qui présidait aux destinées d’une faculté de province. Il me raconta qu'on s'était beaucoup moqué de lui à l'époque parce qu'une de ses étudiantes, qui s’était amourachée de lui, avait menacé de le vitrioler. Était-ce la confirmation de la scène surprise par André ou s’agissait-il d’une autre ? Beaucoup plus tard encore, j'eus l'occasion, de le rencontrer lui-même dans une réunion. Il touchait alors à la retraite et nous participions ensemble à un colloque. Je ne l'avais jamais revu depuis cette époque. Il n'avait pas changé, le même visage, tout juste un peu plus empâté, la même chevelure drue mais qui était devenue blanche. Il était toujours aussi séducteur, avec la même préciosité dans sa façon de parler, la même vivacité d'intelligence. Il me regarda longuement, semblant rassembler ses souvenirs, puis s'approcha de moi : « - Est-ce que je ne vous aurais pas eu comme étudiant autrefois ? » me demanda-t-il. Je lui répondis qu'en effet… Il m'observa un long moment et finit par me demander : « - Est-ce que vous êtes heureux ? »
Je ne sus que répondre.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)