Je ne manquais pas de femmes contrairement aux apparences ; c’était même là le paradoxe de la situation dans laquelle j’étais : j'avais commencé à mener cette carrière de séducteur à tout crin qui allait au fil du temps prendre de plus en plus de place dans ma vie, mais, par une sorte de malédiction que j’étais incapable d’expliquer, plus je parvenais à séduire moins je parvenais à conclure. Et je devais continuer à dissimuler honteusement ma virginité qui, avec l’âge, devenait de plus en plus extravagante. Je m'étais en effet découvert une facilité étonnante à aborder les filles dans la rue, aidé en cela par André avec qui je partais tous les jours en chasse et qui était un maître en la matière : malgré son physique ingrat, son allure lourde et vulgaire, sa façon brouillonne de parler, sa fausse timidité, il ne reculait devant rien et obtenait des succès surprenants. Il faut dire qu'il ne craignait ni rebuffades ni humiliations. Par une sorte de vertige masochiste il semblait même les rechercher au contraire. Mais ce qui me fascinait surtout chez lui c'était la facilité avec laquelle il était capable de parler de sexe sans aucune gêne. Alors qu'il me fallait user de circonlocutions et de litotes qui rendaient mon discours incompréhensible (combien de femmes me diront plus tard que si elle n’avaient pas répondu à mes avances c’est qu’elles ne les avaient tout simplement pas comprises ! ), il en parlait, lui, de la façon la plus naturelle, n’hésitant pas à demander tout crûment à celle qu'il venait d’aborder quelques instants auparavant si elle voulait bien coucher avec lui. Lorsque je l'entendais parler ainsi je ressentais le frisson délicieux du spectateur de cirque qui regarde un trapéziste se lancer dans le vide. Je tentais de lui sauver la face en l'excusant comme je pouvais, faisant comprendre à l'infortunée qu'il était fou mais pas dangereux, que j'étais là et qu'elle devait par conséquent se sentir rassurée. Mais la plupart du temps elle se contentait de rire et quelquefois même repartait avec lui, ce qui me laissait songeur sur la complexité de l’âme féminine. Je gardais cependant un atout qu'il ne possédait pas : j'étais obstiné. Si son succès n'était pas rapide il perdait pied, d'ailleurs les longues luttes ne l'intéressaient pas ; mû par un désir immédiat, si quelque obstacle se mettait sur sa route il s'énervait. C'est là que j'intervenais. Je parlais mieux que lui et celles qui n'avaient pas été sensibles à son style succombaient au mien. Seulement c'était nécessairement, celles dont on pouvait attendre le moins de bénéfices immédiats. Qu’importe ! Au fond, pour moi, l'issue n'avait guère d'importance.
Combien de jeunes filles de toutes tailles et de tous genres, de tous modèles n'aurai-je pas rencontrées ainsi durant ces années-là ! celles fugitivement entrevues, celles qui marquèrent toute une époque de ma vie, pas une qui se soit effacée de ma mémoire ! Elles furent vraiment la meilleure part de ma vie. Chaque conquête, si brève fut-elle, m'apportait la même ivresse, la même reconnaissance à l'égard de celle qui avait bien voulu un instant m'accueillir. Ce n'était en rien le plaisir sexuel que je recherchais, puisque la plupart du temps il ne se passait rien, mais quelque chose de plus profond et de plus compliqué : la joie de transgresser cette frontière qui me paraissait toujours aussi infranchissable, au delà de laquelle s’avouait clairement la nature sexuelle de notre relation. Chaque fois c'était la même peur, le même sentiment que le monde allait s'écrouler si j'avais l'audace de manifester mon désir de façon explicite, et pourtant il fallait bien qu'à un moment mes intentions se manifestassent ! Alors je m'y prenais de la façon la plus ambiguë possible, avançant par étapes imperceptibles et me gardant toujours la possibilité d'une retraite honorable. Mais lorsque le résultat était acquis, c'est-à-dire l'ambiguïté levée, alors quelle jouissance le moindre signe de son acceptation ne me procurait-il pas ! Mon plaisir, en effet, n'était constitué que de cela ; il se nourrissait non pas de la sensation elle-même mais de l'idée qui en naissait. La moindre caresse suffisait à me mettre en transe dès lors qu'elle signifiait que j'avais outrepassé les limites de ce qu'autorisait ce fameux code de la pudeur dans lequel je m'étais enfermé un jour, sans savoir pourquoi, mais dont je comprenais aujourd'hui qu'il était en réalité le plus formidable amplificateur de jouissance qu'on pût imaginer et donc au bout du compte le cadeau le plus merveilleux que m'avait fait ma mère le jour où elle m’avait appris qu’il y avait des choses à cacher, sans que sache très bien ni lesquelles ni pourquoi. Il m'avait suffi autrefois de prendre seulement la main d'une jeune fille au milieu de la foule, au cours de cette fête aux jardin des Tuileries qui avait été la scène matricielles qui engendra toutes celles, innombrables, qui suivirent pour que tout mon être s'enflamme ; seulement maintenant il me fallait inventer d’autres caresses, d’autres gestes. Heureusement, comme j'étais dépourvu de toute connaissance en la matière, chaque idée nouvelle me paraissait absolument originale et me comblait d'aise. J'avançais en explorateur sur des terres inconnues. Tout se passait en brève rencontres et je m'en tirais toujours avec le beau rôle : j'arrivais, je séduisais, je recueillais le fruit de ma victoire sous la forme de quelque signe très précisément codé pour moi et qui n’aurait eu sans doute aucune valeur pour tout autre, qui signifiait que ma victoire était acquise et puis je repartais, abandonnant ma victime à son désespoir amoureux (ou à son incompréhension), ce qui avait le double avantage de renforcer l'évidence de cette victoire et de m'éviter d'avoir davantage de preuves à en fournir. Je pouvais ainsi à bon compte me prendre pour Don Juan et je l'étais en effet, tant il est vrai que Don Juan de femme en femme ne poursuit en réalité que le fantôme d'une idée.
Pour l'heure, cet hiver-là, j'en étais encore à ce qui m'avait tant ébranlé l’âme la première fois que j’en avais fait l’expérience : Le monde s'ouvrait pour moi sur des abîmes délicieux dès que je sentais le contact d'une main féminine sur la partie de mon corps où se concentrait pour moi, en une sorte de brûlante synecdoque, la quintessence de la pudeur. Peu importait que ce contact se fît à travers des épaisseurs de vêtements qui en rendait la sensation bien insignifiante puisque seul comptait, encore une fois, ce que ce geste signifiait : ainsi, me disais-je, on peut rencontrer une jeune fille à l'apparence correcte et banale, parler avec elle de la pluie et du beau temps en ayant l’air de rien puis, en prenant mille précautions, mille détours compliqués, attirer sa main vers l'endroit fatidique, et là, au lieu de fuir, au lieu de se débattre avec horreur, au lieu d'appeler au secours, la voici qui se soumet à ma volonté et consent à subir ma loi ! On ne se lasse pas de goûter ce plaisir-là !…
Et il y en eut tant et tant de ces proies, abordées la peur au ventre et pourtant toujours si facilement conquises ! Je garde le souvenir de chacune. Ainsi celle que je rencontrai un jour sur les quais de la Seine à hauteur du Pont Royal, assez petite, vêtue d'un jean usé et marchant en traînant la patte. Nous avions à peine échangé deux mots que je la pris par l'épaule pour l'entraîner sur les berges du fleuve. Il devait être sept ou huit heures du soir, au moment où le soleil enflammait le pont Alexandre. Nous nous arrêtons contre un mur, je la presse contre moi et je prends sa main pour l’amener vers l’endroit fatal ; elle ne se dérobe pas et remplit son office avec beaucoup de zèle. Au dessus de nous on entend la sourde rumeur de la circulation. Au bout d'un moment nous reprenons notre marche comme si rien ne s’était passé et remontons sur les quais un peu plus loin. Nous nous quittons sur le Pont des Arts. Il ne s’est pas passé plus d’une demi-heure entre le moment où je l’ai abordée et celui où nous nous séparons. Nous n’avons pas échangé deux mots et je ne connais même pas son prénom. Que pouvait-elle chercher ? Que pouvait-elle penser de moi ? Je ne me posais pas la question, elle était à peine une personne, seulement une figure de mon fantasme. Et pourtant des années après je m'en souviens, je n'ai rien oublié des traits de son visage, de sa démarche, de sa silhouette un peu lourde et de son jean usé.
Et il y en eut tant et tant d'autres dont le récit serait monotone ! Les Tuileries étaient devenues mon terrain de chasse, le seul endroit où je pouvais aborder une femme sans avoir trop peur, comme si j'y avais été encouragé par les succès déjà rencontrés, comme s'il avait été décidé une fois pour toutes que c'était là l'espace de ma liberté, un lieu abstrait en quelque sorte, arbitrairement délivré pour moi des contraintes du réel. Sans doute le caractère anonyme de ce jardin s'y prêtait, avec ses grandes allées rectilignes. On y trouvait des étrangères en visite à Paris, des employées de bureau, des vendeuses de magasin qui venaient profiter du soleil de midi en mangeant leur sandwich, comme cette grande rousse qui travaillait dans une agence de voyage rue de Rivoli et qui venait de s'installer à Paris. Elle faisait, me dit-elle, connaissance avec sa nouvelle vie. Je la retrouvai tous les jours à la même heure, au bord du grand bassin, avec sa tignasse rousse et son air de petite fille sage montée sur talons hauts. Nous allions nous promener sur les berges de la Seine. Il faisait chaud car nous étions aux premiers jours du printemps. Nous nous enlacions sous le pont de la Concorde. En levant les yeux j’apercevais une rangée de têtes au dessus de la rambarde. C’était les voyeurs qui traînaient par là pour observer les couples. Je lui en fis la remarque mais cela ne parut pas la troubler. Un jour je finis par lui demander ce qu'elle cherchait auprès de moi. Elle me répondit : « - Ça ou peigner la girafe ! » Ça se passait de commentaires. Nous continuâmes ainsi à peigner la girafe un certain temps, et puis la grande rousse à talons hauts disparut de ma vie.
Et il y en eut d'autres encore, tant d’autres !… Mais au fond de moi je sentais que mes succès étaient truqués et ne me servaient qu’à jeter de la poudre aux yeux, à me tromper moi-même. Je courais sur une voie dont je ne voyais pas l'issue en jouissant des choses au jour le jour et en remettant les échéances à plus tard.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)