J'étais alors au faîte de ma complicité avec Claude et François et nous formions à nous trois un trio du même genre que celui que j'avais formé autrefois avec Chichou et Belmont, comme si les mêmes choses devaient se reproduire toujours. Lorsque nous arrivâmes à Manchester, il faisait nuit. La ville était noyée dans le brouillard. Avec ses façades de brique, ses lampadaires qui versaient sur les rues vides une lumière jaune, elle avait l’air d’un décor abandonné. À notre hôtel nous fûmes accueillis par une volée de petites soubrettes en robes de soie qui bourdonnaient autour de nous pour nous montrer nos chambres. Leurs robes moulaient leur corps et découvraient leurs jambes. C’était l’Angleterre des sixties. Avant d’aller se coucher Philippe Léotard, qui avait une âme de noctambule, voulut, malgré le froid, aller visiter la ville et nous lui emboîtâmes le pas, Claude, François et moi. Les rues étaient désertes. On apercevait vaguement, au dessus des toits, les cheminées d'une usine qui crachaient des panaches de fumée. Léotard animait la conversation en nous parlant de ses exploits amoureux ; il était particulièrement en verve ce soir-là, et j'y allais aussi des miens en les enjolivant un peu. Il riait et faisait semblant de m’admirer. M’admirait-il sincèrement ? je ne sais. Qu’y avait-il de comparable entre sa vie et la mienne ? Ses succès à lui étaient de vrais succès, il plaisait aux femmes et il en profitait, il était déjà marié et son épouse était ravissante. Il aimait les excès, l’alcool, la fête. Que pouvait-il comprendre à ce que j’étais ? Il devait me considérer comme un individu minuscule et un peu exotique vers qui le portait une sorte de sympathie mêlée de curiosité. Après avoir traversé plusieurs quartiers toujours aussi déserts, voici soudain que nous apercevons un immeuble dont toutes les fenêtres sont éclairées. À l'intérieur il semble y avoir une fête. Nous entrons. Cela ne ressemble à rien de ce que nous avons connu jusqu'ici : une sorte de bal costumé rassemblant des milliers de personnes réparties dans de nombreuses salles sur plusieurs étages. On boit, on danse, on fume. Les filles, maquillées au charbon ont des collants de couleurs vives et des décolletés vertigineux, elles s'abandonnent dans les bras de grands gaillards roux et gavés d'alcool. Notre premier réflexe est d'aller chercher les autres pour leur faire part de notre découverte. Nous retournons à notre hôtel, nous les tirons du lit : « - Venez ! Venez vite ! Vous ne le regretterez pas !… »
« - Pétard ! » fait Miquel en arrivant, du même ton qu'il a eu le jour où il a découvert à Parme le Teatro Reggio. La bière coule dans les rainures du parquet, les orchestres de rock n’roll font un bruit d'enfer. Léotard s'est déjà perdu dans la foule… C'est au petit matin, alors que les couples vautrés dans l'alcool somnolent dans tous les coins, que j'ai découvert Gennifer. Elle était assise par terre, toute seule ; on aurait dit qu'elle pleurait ou peut-être était-elle totalement saoule… Je lui adresse la parole, elle me répond comme elle peut, les yeux entrouverts. J'en profite pour la relever et la serrer contre moi ; elle ne résiste pas. Je crois qu'elle en serait incapable. Et moi, je suis émerveillé par ma découverte : cette grande fille élancée, presque maigre, au beau visage tragique avec des yeux effilés, verts comme ceux d’un chat !… Elle se laisse trimballer au gré de mes désirs, de salle en salle, en parlant un français approximatif. Elle m'apprend qu'elle est étudiante en littérature française et fait une thèse sur les années d'exil de Victor Hugo. Le lendemain doit être le jour de notre représentation. Elle me promet d'y assister.
Le lendemain justement c'est un triomphe ! À la sortie du théâtre, tout un groupe de groupies nous attend pour nous demander des autographes. L'une d’elles, en particulier, qui doit avoir quinze ou seize ans, porte un grand carton en bandoulière sur lequel elle recueille nos signatures. Gennifer est un peu plus loin. Elle est venue comme elle me l’avait promis ! elle m'attend. Le même regard vert, un peu fou, noyé de larmes. Nous embarquons tout le monde à notre hôtel, y compris la petite anglaise à la pancarte. À notre arrivée les soubrettes en robe de soie nous font fête, on rouvre le bar exprès pour nous. J'emmène Gennifer dans ma chambre. Au passage j'aperçois Léotard dans la sienne en compagnie d'une des soubrettes. Il me fait signe de loin. Désormais nous sommes complices dans les exploits amoureux ! Dès ma porte refermée, je renverse ma conquête sur le lit. Elle se laisse faire sans se débattre. Cette fois enfin j’en suis sûr ! je vais pouvoir accomplir le fameux acte par lequel je pourrai enfin me considérer comme un homme. J'entreprends de la déshabiller. Allongée, les yeux dans le vague, elle se laisse toujours faire. Tant qu'il ne s'agit que de lui ôter le grand pull à col roulé dans lequel elle s'enroule, et une sorte de jupe culotte en velours comme je n'en ai jamais vu en France, tout va bien. Mais je me trouve bientôt devant l'obstacle infranchissable d'un juste-au-corps fermé par des élastiques dont je ne puis découvrir le secret et auquel elle s'accroche avec la dernière énergie. Rien ne peut en venir à bout, ni mes explications ni mes moqueries. Elle me supplie de ne pas insister. Et je comprends que j'ai touché au point exact de sa folie : Je suis tombé sur la seule anglaise des sixties prête à défendre sa virginité jusqu'à la mort ! Et elle a l'air si perdue - et je la trouve par ailleurs si belle - que je n'ai pas de mal à me convaincre que l'aventure en vaut tout de même la peine et puis, après tout, les autres n'en sauront rien ! C'est donc presque avec soulagement que je la laisse repartir après une heure ou deux durant lesquelles nous avons épuisé toute notre réserve de caresses et de baisers. Au bar de l’hôtel la fête touche à sa fin. Je la raccompagne sur le trottoir et la regarde s'éloigner dans la nuit, avec sa silhouette un peu dégingandée et son regard si intense quand elle se retourne vers moi pour me dire au revoir. La troupe repart le lendemain, nous avons promis de nous écrire mais je ne la reverrai sans doute jamais. À cet instant je ne suis pas loin d'être amoureux.
Lorsque je retourne à l'hôtel je me retrouve nez à nez avec la petite porteuse de pancarte qui repart elle aussi. Elle a de grosses lèvres et un regard à la fois souriant et inquiet, comme un petit animal à demi dressé, à demi sauvage. En manière de plaisanterie je lui dis alors que je ne la laisserai partir que si elle me donne un baiser et à ma grande surprise elle me prend au mot, colle sa bouche sur la mienne. Et me voici embrassant cette petite fille qui y met beaucoup d'ardeur (je commence à connaître la virtuosité des anglaises en matière de gymnastique labiale ! ). Il fait froid cependant et le brouillard nous pénètre. Je suis fatigué, saturé de sensations. Je finis par la laisser partir.
Le lendemain matin, dernier petit déjeuner à l'hôtel pendant que le car nous attend pour nous emmener à l'aéroport. Nous avons l'idée, Claude, François et moi, d'aller jusqu'à une boutique voisine et réapparaissons bientôt, les bras chargés de fleurs et de chocolats : - Where is Helen ! where is Suzan ! where is Kitty ! Les soubrettes en soie poussent des cris de joie, elles sont émues jusqu'aux larmes, et Léotard nous admire d’avoir eu cette idée qu’il n’a pas eu lui-même.
Lorsque nous embarquons dans le car, ma petite anglaise à la pancarte est de nouveau là (mais sans sa pancarte cette fois ! ), levée matin pour nous saluer une dernière fois. Je l’embrasse à nouveau et elle monte avec moi dans le car pour m'accompagner à l'aéroport. Nous faisons la route ensemble, en nous caressant ; elle niche sa tête dans mon cou. Léotard me considère en se disant que décidément je suis à la hauteur de ma réputation…
Cependant le printemps arrivait et il fut tout entier occupé par les épreuves de l'agrégation. J'avais renoncé pour cette année à préparer une tournée de théâtre. D'abord l'expérience de l'année précédente m'avait quelque peu refroidi, ensuite je voulais me consacrer entièrement à mon travail. Non que celui ci fût considérable - je faisais plutôt partie de ceux que l'on voyait plus souvent dans les cafés que dans les bibliothèques - mais ma force était de m'identifier totalement aux auteurs au programme, rapportant à eux tout ce qui m'arrivait, comme on l'a vu avec l'Éducation Sentimentale. C'est sur ce roman, justement, que porta la première dissertation. J'adorais me sentir élevé au dessus de moi-même par les conditions du concours. Ayant à lutter d'ordinaire contre une paresse dans laquelle je m’enlisais sans cesse, je pouvais jouir pleinement, en cette occasion, de toutes mes facultés intellectuelles. Je sortis donc dans cette dissertation ce que je ressentais au plus profond de moi-même, ouvrant mon introduction sur une expression de Flaubert que j'affectionnais particulièrement et qui avait en la circonstance valeur de provocation : « Un emmerdement constitutionnel que je refoule parfois à force de travail »… Moi aussi je n'avais jamais travaillé que pour trouver un remède à l'ennui qui était depuis toujours mon principal ennemi. Ce début était un aveu.
Pendant une semaine, durant tout le temps de l’écrit, chaque fin d'après midi après l'épreuve du jour, nous nous retrouvions, André et moi pour discuter de ce que nous avions fait. Les autres parfois se joignaient à nous mais ils ne comprenaient pas très bien, en vérité, notre façon de nous exprimer et de nous comporter. Pour tout dire, je crois qu’ils ne nous prenaient pas tout à fait au sérieux.
Après un mois d'attente, peuplé de promenades au Luxembourg et de fugitives rencontres, les résultats arrivèrent. André était admissible et moi j'étais refusé… de deux points ! trente troisième sur sept cents candidats et trente deux admissibles ! Le résultat était à l’image de ma vie : comme d’habitude, j’avais presque réussi à franchir l’obstacle mais comme d’habitude il s’en était fallu d’un rien. Et en plus j’avais obtenu quatorze sur vingt à ma dissertation sur Flaubert, ce qui était exceptionnel selon les barèmes du concours et j’étais certain de ne jamais plus obtenir une aussi bonne note. Mon avenir était donc très sombre. Cependant, je n’hésitais pas une seconde à me réinscrire pour l’année suivante. Que pouvais-je faire d’autre ? La seule concession que je fis fut de m’inscrire également au CAPES comme Léotard, en cela plus modeste que moi car il ne tentait même pas l’agrégation.
En attendant, l'été me happa sur un sentiment mitigé de bonheur et d'insatisfaction : une année venait encore de s'écouler où j'avais accédé incontestablement à un nouvel âge mais elle me laissait un goût d'inachevé. La mutation n'était pas encore complètement accomplie et je flottais dans une sorte d’entre deux, toujours fidèle à mon enfance, avec les mêmes angoisses, les mêmes interrogations, hanté par les mêmes images, mais embarqué maintenant dans des aventures qui m'entraînaient irrémédiablement vers d'autres rives. Sans me décourager j’achetais donc tous les livres du nouveau programme pour les lire pendant les vacances. J’attendais la rentrée avec impatience. André avait été refusé à l’oral, il serait donc de nouveau là lui aussi. De nouveau il y aurait les cours du sémillant assistant, de nouveau il y aurait des jeunes filles qui s'identifieraient pour moi aux héroïnes des oeuvres que j’aurais à d'étudier… cette fois c’était Le Grand Meaulnes ! Qui serait mon Yvonne de Galais.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)