Je n'avais devant moi que la perspective de journées chaudes et interminables : Paris désert, ses avenues, ses parcs… Paris était un immense champ d'exercice ouvert à mes aventures. J'aimais marcher inlassablement à la recherche d'une problématique « petite amie ». Je marchais toute la journée et en fin d’après-midi je rentrais chez mes parents, dans le petit appartement obscur où nous habitions. Lentement ils devenaient vieux, ils n'avaient plus rien à espérer, plus rien à redouter de la vie, protégés définitivement de ses aléas. Mon père n'avait plus que quelques années à attendre avant de parvenir à la retraite. Au bureau, où il s'était fait détester comme dans tous les bureaux où il était passé, il purgeait sa peine en se disant que décidemment « la vie, ça n’est pas une rigolade ». Il en avait pris son parti et passait son temps à lire le journal dans le placard où on l’avait remisé. Chaque soir, il rapportait ensuite le Figaro à la maison, entièrement souligné de rouge à mon intention. C'était une sorte de dialogue indirect entre nous, autant de messages qu'il m'adressait en attirant mon attention sur tel ou tel article, la façon que nous avions trouvée de communiquer.
Je rentrais donc tous les jours chez mes parents à la même heure, au retour de ma promenade. Nous dînions, puis nous regardions la télévision, nouvelle acquisition qui ravissait ma mère parce qu'elle lui permettait d'avoir un regard sur le monde tout en restant chez elle : « - Au moins je n'en suis plus réduite à la conversation de ton père ! » me disait-elle. Il me semblait que j'avais un besoin absolu de mes parents, de leur présence, de ce cocon dans lequel je me lovais chaque soir. L'idée même de partir de chez eux m'était inconcevable. Plus que jamais je pensais que nos existences étaient liées jusqu’à la mort. J'y trouvais une sorte d'exaltation métaphysique qui donnait un sens à ma vie et en rendait tous les accidents dérisoires en me conférant une sorte d'invulnérabilité. Mais mon père, lui, ne l’entendait pas de cette oreille. Il considérait que la paix de sa retraite devrait nécessairement passer par mon départ et qu'il ne pourrait plus supporter longtemps ce regard critique que je portais sans cesse sur lui. Je l'empêchais de s'abîmer en toute sérénité dans sa somnolence, et puis je faisais écran entre ma mère et lui. Il avait besoin d'une esclave et par les sentiments qu'elle me portait elle lui échappait. Une sourde rivalité commença donc à se développer entre nous.
Quand les programmes de la télévision étaient terminés j'allais me coucher, dans une sorte d'épuisement autant intellectuel que physique à cause des longues marches dont j'avais occupé mon après-midi. Le sommeil était mon plus grand allié. Quand je dormais je rêvais, et le lendemain je pouvais repartir avec un cœur neuf. Chaque journée était exactement semblable à la précédente mais toujours soutenue par l'espoir que cette fois j'allais me trouver une « petite amie ».
Je suivais pour cela un itinéraire très précisément fixé qui, passant par le Châtelet, redescendait ensuite les quais de la Seine jusqu'au jardin des Tuileries puis, remontant l'avenue de l'Opéra, revenait ensuite par les Grands Boulevards. Le but avoué de ce vaste périple était, comme je l'ai dit, de trouver une « petite amie », mais par une absurde contradiction il m'arrivait souvent, quand je croisais une jeune fille qui aurait pu faire l’affaire, d'y renoncer pour la seule raison qu'elle m'eût détourné de mon itinéraire en m’obligeant à rebrousser chemin. La vérité, c'est qu'aborder une femme était pour moi une chose si difficile et qui me procurait tant d'angoisses que la plupart du temps je reculais. Et quand je parvenais à vaincre ma peur, j’y avais dépensé tant d'énergie que, complètement épuisé par mon effort, je repartais aussitôt sans tenter de pousser plus loin mon avantage, alors même qu'elle avait commencé à me répondre d'une façon encourageante. Ce début me suffisaient. Parfois pourtant, je parvenais à poursuivre mon effort, mais c’était qu’alors en général je m’étais aperçu que cette fille n’était pas si belle que ça et du coup ma peur en était diminuée.
Un jour par exemple je tombai sur une fille à l’allure mutine qui lisait un livre au bord du grand bassin. Le livre devait être amusant car elle riait toute seule. Bonne occasion de lui parler ! Je lui demande ce qu’elle lit, elle me répond gentiment et nous engageons la conversation. Quand je l’interroge sur ce quelle fait dans la vie elle me répond qu’elle est « bonne d'enfant » et je me fais alors l’effet d’être moi-même un tourlourou de comique troupier. J’en suis donc là ! À tout le moins on sait en général comment ces choses-là finissent, sauf que voilà, en l’occurrence, elle habite chez ses patrons et moi chez mes parents. Que faire ? Où aller ? Nous nous revoyons une semaine plus tard, à son jour de congé ordinaire, et je l'emmène au Bois de Boulogne où nous nous promenons en nous tenant par la taille. Et là, derrière un bosquet, je tente des attouchements plus intimes. Elle me repousse d’abord, feignant de se scandaliser puis finit par me laisser faire en riant (décidemment elle a le rire facile ! ). Mais où aller ensuite ? Nous finissons par nous séparer en nous donnant un nouveau rendez-vous la semaine suivante. Je la revois ainsi trois ou quatre fois, je la trouve charmante, mais sa conversation est limitée et je finis par m'en lasser. Je préfère au fond mon ennui à ces moments insipides que je passe avec elle et je m'admire beaucoup d’avoir le courage d’y renoncer pour la seule raison que je dédaigne les plaisirs vulgaires.
Je ne percevais pas la vanité de ce vagabondage qui n'avait aucune raison de finir. Ma vie poursuivait son cours sans mener à rien mais la vie mène-t-elle jamais à quelque chose ? me disais-je. Je n’étais pas malheureux. Je recevais de temps en temps des lettres de Gennifer qui ne m'oubliait pas. Je lui répondais avec passion. On lui avait dit qu'on m'avait vu embrasser une autre fille au moment du départ mais elle ne m'en voulait pas ; c'était de sa faute, m’écrivait-elle, puisqu'elle n'avait pas voulu me donner ce que j'attendais. La protestation de ses sentiments, m'exaltait et je fis si bien qu'à la troisième ou quatrième lettre elle m'annonça son arrivée : elle avait décidé de venir passer une année à Paris.
Elle m’avait donné rendez-vous place des Vosges, parce qu'elle aimait, me disait-elle, cet endroit qui lui parlait de Victor Hugo. Comment la retrouverais-je ? Quel effet me ferait-elle ? Je la connaissais finalement si peu ! Je ne savais rien d’elle !… Quand je la vis arriver de loin, je compris qu'elle était aussi belle que le souvenir que j'en avais gardé. Je revois sa silhouette mince, son regard noyé. Je ne me rappelais pas que son visage avait un air aussi tragique. Quelle détresse portait-t-elle en elle, ou bien quelle folie ? Lorsque je l'avais rencontrée elle était déjà en train de pleurer toute seule au milieu d'une fête, et là encore en me revoyant elle était au bord des larmes. Je la pris dans mes bras. Elle s'abandonna en me disant qu'elle était amoureuse de moi. Nous allâmes nous promener dans les rues du Marais, je la tenais par l'épaule tandis qu’elle me parlait de ses projets, de sa thèse qu'elle achèverait à Paris, me confiant qu'elle avait liquidé une histoire de son passé qu'elle traînait depuis trop longtemps et que maintenant elle était libre. Toute la journée du lendemain nous errâmes ainsi dans les rues. Mais elle avait un code de conduite qui répondait à des règles très strictes : on pouvait l'embrasser, la caresser - et dans l'exercice de ces activités elle mettait beaucoup d'ardeur - mais certaines parties de son corps demeuraient interdites, ce qui constituait pour moi un obstacle insupportable au projet qui restait obsessionnellement le mien : parvenir à l’acte au terme duquel je pourrais enfin me considérer comme un homme.
Hélas ! notre histoire tourna court. Le deuxième jour, je lui proposai de l'emmener chez Claude où j'avais rendez-vous avec ma bande de copains habituels. Christian, Sylvie, François étaient là et j’étais très fier de leur montrer ma nouvelle « petite amie ». Elle joua d'ailleurs fort bien son rôle, car si son code de bonne conduite lui imposait de strictes limites dans l’intimité, elle ne voyait aucun inconvénient en public à se rouler sur un canapé, toute mini-jupe retroussée, en se laissant caresser les cuisses. Christian n’en revenait pas.
La soirée se passa donc de façon charmante et se termina comme souvent au Cluny. C'est là que le drame arriva ! Nous étions en train de parler, Christian et moi, des problèmes des Trois Masques et des dernière facéties de Danièle qui était au plus fort de ses amours avec le gouvernement angolais en exil, quand soudain elle se lève en disant que je ne fais aucune attention à elle et que ce n'est pas la peine qu'elle ait traversé la Manche pour être traitée de cette façon. Et la voici qui me fait une véritable crise de jalousie en plein café où se révèle soudain son tempérament hystérique. Elle sort brutalement dans la rue, je la suis en courant, la rattrape un peu plus loin. Elle s'est mise à pleurer. Alors, voyant les autres qui arrivent pour voir ce qui se passe (car ils apprécient hautement l'intérêt de la scène), je leur montre ma fermeté en lui disant qu'elle peut rentrer chez elle et que désormais je ne veux plus la voir.
Le lendemain matin je trouve dans ma boite une lettre qu'elle est venue sans doute y déposer elle-même où elle s'excuse en plusieurs pages de sa brusque folie : il faut la comprendre, m'écrit-elle, elle se sent perdue dans ce pays qu'elle ne connaît pas et elle a eu le sentiment soudain qu'elle ne comptait pas pour moi autant qu'elle l'avait cru et qu'elle avait fait un marché de dupe, mais tout cela s'arrangerait certainement si je savais faire preuve d’un peu de patience. Elle a trouvé une place dans un foyer de l'Armée du Salut où elle pourrait être logée à condition de rentrer tous les soirs avant onze heures. C'est ce dernier détail qui acheva de me convaincre que décidemment cette fille était folle et qu’il fallait que je m’en débarrasse au plus vite. Je ne répondis pas à sa lettre. Pendant quelques jours je m'attendais à la voir réapparaître devant ma porte mais elle ne vint pas et plus jamais je n'entendis parler d'elle.
Pourquoi fallait-il donc que je tombe toujours sur des folles, me disais-je ? moi qui ne rêvais rien tant que de rencontrer une femme qui n’aurait rien eu d’exceptionnel certes mais qui aurait été attirée par moi simplement et moi par elle, une histoire d’amour banale au fond, comme il en arrive à tout un chacun et dont je ne comprenais pas pourquoi j’étais si totalement et si radicalement privé. Pour occuper le reste de l'été je m'inscrivis donc, par l’intermédiaire de l’office de tourisme universitaire, à un voyage en Tunisie. Il s’agissait d’un périple en autocar à travers le pays et j’y voyais une occasion de retrouver les paysages de mon enfance…
J’étais impatient de voir ce pays si proche du mien et qui ne manquerait pas de me le rappeler, mais je ne prévoyais pas la violence du choc. Dès la sortie de l'avion – il devait être huit ou neuf heures du soir, alors que nous étions encore sur le tarmac en train d’attendre nos bagages, je suis saisi par cette évidence que je suis de nouveau chez moi. Je suis revenu ! Il m’est impossible de dire pourquoi : Peut-être ce parfum douceâtre, un peu écoeurant flottant dans l’air, gorgé de jasmin et de fleur d’oranger, peut-être cette chaleur poisseuse, cette couleur de chocolat fondu qu’a le ciel, ou bien ces bouquets d’aloès sur le bord de la piste ou bien les cris des porteurs se disputant nos valises comme s’ils allaient s’entre-égorger… J’ai compris que jamais, nulle part ailleurs, je ne serais chez moi. J’avais oublié ce que c'était l'été, cette matière épaisse, gluante, cette lenteur des choses, cette pesanteur, cet accablement… J’étais en exil et je suis de nouveau chez moi !…

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)