Distribution des chambres. Je partage la mienne avec un garçon qui doit avoir à peu près mon âge. Nous rangeons nos affaires en discutant des filles que nous avons repérées dans le groupe et je retrouve cette intimité délicieuse que j’avais connue à Londres chez Mrs Robbins avec l’élégant jeune homme qui était mon compagnon de chambre. Je lui parle de mes angoisses, de ma solitude, qui font écho à ses propres angoisses et à sa propre solitude. Le dîner est l’occasion de faire un peu mieux connaissance avec les autres puis nous remontons dans nos chambres. Le départ doit se faire de bonne heure le lendemain et nous nous couchons à même le carrelage pour trouver un peu de fraîcheur. Par la fenêtre ouverte on entend monter la rumeur de la ville arabe...
J'avais toujours rêvé de connaître le désert. Toute mon enfance je l'avais contemplé sur des cartes postales, mes parents m'en avaient fait des récits, eux qui avaient pu y aller dans leur jeunesse, mais pour moi c'était l'image même de l'interdit car, du fait des « événements », il était devenu impossible de sortir de la capitale. Durant les quatre jours pendant lesquels nous avons traversé le pays, visité des marchés, des mosquées, des palais, je n'avais donc que cela en tête, le désert !… Mais peu à peu, au fil des jours, autre chose était venu s’interposer dans mon esprit qui avait pris pour moi une importance de plus en plus grande et avait fini par me faire oublier le désert : un groupe s’était constitué. Cela s’était fait doucement, insensiblement, durant les longues heures que nous passions dans le fond du car à bavarder, à chanter en choeur toutes les chansons que l’on peut chanter en pareille circonstance et qui sont un moyen de se découvrir semblables aux autres, de mettre en quelque sorte sa vie dans le pot commun, et je m’étais aperçu alors que j’accédais à une forme de bonheur incomparable à tout ce que je pouvais connaître par ailleurs, si ce n’est à ce que j’avais vécu autrefois en Angleterre et plus lointainement encore dans ce stage de théâtre auquel j’avais participé dans mon pays, un bonheur qui était fait d’un certain rapport au temps c’est-à-dire plus exactement du sentiment de s’être affranchi du temps. Comment expliquer cela ? Pour moi ce groupe, à partir d’un certain moment, comme un ballon qui rompt ses amarres, s’était libéré des contingences de la durée pour s’envoler dans l’éternité et je vivais dans l’illusion que nous ne nous séparerions plus jamais. Le sentiment d’euphorie dans lequel je vivais était dû également au fait que si ce groupe existait si fortement c’était en grande partie grâce à moi. En effet le malaise que j’avais éprouvé les premiers jours au milieu de tous ces inconnus s’était transformé peu à peu en un sentiment de légèreté et d’aisance souveraine, par le biais de la complicité que j’avais su établir d’abord avec mon compagnon de chambre puis, de proche en proche, avec tous les autres. Je m’étais imposé à eux par ce don particulier que j’avais d’attribuer à chacun un « emploi », comme on aurait dit au théâtre, et de constituer ainsi une petite troupe dans laquelle chacun éprouvaient la joie de se découvrir un rôle, ravi d’être apprécié, applaudi, aimé. Car je les aimais, tous autant qu’ils étaient, c’était cela mon secret, les découvrant et les amenant à se révéler au hasard de ces minuscules événements par lesquels se constituait peu à peu une mythologie du groupe, qui n’existerait jamais que pour nous. Je retrouvais sans doute en cela ma vocation de metteur en scène. C’était cela, cette chose si précieuse, que j’avais toujours recherché sans le savoir dans le théâtre, je le comprenais maintenant : donner une âme à l’éphémère, fonder une communauté dans l’éternité d’une mémoire collective qui survivrait en chacun de nous.
J’en avais profité aussi, bien entendu, pour séduire une des filles du groupe, la plus jeune sans doute, une petite poupée aux yeux incroyablement clairs et aux cheveux frisés qui parlait peu et me regardait sans cesse d'un air admiratif. Arrivés à Tozeur, après le dîner, tandis que les autres sont restés sur le bord de la piscine, nous allons nous promener tous les deux au hasard des rues. Au bout de l’une d’elles, derrière une ultime rangée d'eucalyptus, nous découvrons les dunes à l'infini... Le ciel est rose comme sur les cartes postales de mon enfance et la silhouette d'un palmier se détache, dessinée à la plume. C'est bien comme cela, exactement que j’imaginais le désert !… J'écoute le silence, je respire la fraîcheur du soir. Nous avançons vers nulle part, nous nous baissons pour caresser le sable, il est lisse et glacé et glisse entre nos doigts. Nous nous couchons dans le creux d'une dune ! La lumière est tout juste suffisante pour que je vois la tache claire de ses yeux fixés sur moi. En un moment je me trouve à peu près déshabillé, elle me caresse, me regarde. Elle prend mon sexe dans sa main. Je sens un court moment de vertige lorsque ma volupté se répand sur la sable tandis qu'elle observe le phénomène avec cette sorte de gravité que j’ai déjà vue dans le regard de Monique à Malemort, et puis nous repartons vers l’hôtel et je pense à ma semence abandonnée dans le désert.
Les jours suivants ma conquête d’un soir n'a plus guère d'attrait pour moi : le résultat acquis je n'ai plus de plaisir à en attendre et au contraire elle m'empêche d’aller vers les autres. Je commence alors à prendre mes distances par rapport à elle pour me tourner vers une fille un peu plus âgée, pas vraiment jolie, mais qui a un certain charme, surtout celui de l’inconnu. Elle porte une jupe rouge et un corsage bleu, elle a un grand nez et une abondante chevelure. La difficulté réside en ce que pour toute la troupe je forme couple avec ma poupée et que l’autre ne doit aucunement s'attendre à recevoir des propositions de ma part. Il faut donc jouer serré !… Il n'y a pas de visite de mosquée ou de casbah où je ne me retrouve comme par hasard à côté d'elle. Je ne lui ai pas adressé la parole depuis le début du voyage mais voici que maintenant je commente pour elle tous les propos du guide, y ajoutant mes propres plaisanteries, et la petite poupée aux yeux clairs, ne se doutant de rien, demeure toujours près de moi, ce qui donne une stratégie de positions assez amusante de minarets en palmeraies.
Je ne touche à mon but que le dernier jour, poussé peut-être par l'urgence. Au détour d'un chemin caillouteux qui monte vers une vieille bastide, je suis parvenu à isoler ma proie et pose ma main sur son épaule. Elle n'a pas de réaction. Je la prends par la taille, la retourne contre moi et l'embrasse sur la bouche. Elle se laisse faire mais sans y mettre aucun élan. Le contact inerte de ses lèvres me fait un drôle d'effet. Je ne m'attendais pas à cette réaction ou plutôt à cette absence de réaction. Décontenancé, prudent, et comme le voyage touche à son terme, je préfère en rester là.
De retour à Paris cependant, je garde un sentiment d'insatisfaction lié à l'incertitude dans laquelle je suis. D'un certain point de vue, elle ne m’a pas dit non puisque nos lèvres se sont jointes, mais d'un autre côté on ne peut pas dire non plus qu’elle m’ait dit oui. Il me faut donc en avoir le coeur net. Et c'est ainsi que j'écris à ma demie conquête pour lui proposer de la revoir. Nous nous donnons rendez-vous dans un café. Je lui parle de son indifférence, qui m'a étonné là-bas. Elle me répond : « - Es-tu sûre de mon indifférence ? Il ne faut peut-être pas se fier aux apparences. » C’était donc oui ! Mon désir en diminue aussitôt d’autant. Elle ne me plait guère au fond, cette fille. Elle n’est pas très belle, elle ne parle guère et je me suis avancé imprudemment. Maintenant je ne veux pas m'en encombrer. Je néglige donc de lui donner un nouveau rendez-vous après ces brèves retrouvailles et sans doute n’a-t-elle jamais compris pour quelle raison j’avais voulu la revoir.
De toutes façons la rentrée approchait et je ne pensais qu’à une seule chose : aux nouvelles conquêtes que l’année m'offrirait. Et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses, dit le Don Juan de Molière. La vacuité, l'ennui et une certaine forme de désespoir me poussaient à ce don-juanisme par lequel je me vengeais sur les femmes de tout le mal qu'elles m'avaient fait. Car pour moi il ne s'agissait jamais que des femmes et non d'une seule. Elles étaient parfaitement interchangeables et n'existaient que par le plus ou moins grand degré de beauté qui fixait leur place - c’est-à-dire la mienne – dans une hiérarchie. Mais le nombre de mes conquêtes ne me permettait pas de m’élever et ma solitude en augmentait d’autant. Je poursuivais un mythe et ne comprenais pas que la victoire était impossible et qu'il n'y aurait jamais de terme au vertige qui m'entraînait.
Cependant je n'avais plus qu'une seule idée en tête, je l’ai dit : quelles seraient les nouvelles étudiantes que j’allais découvrir quand les cours recommenceraient. J’arrivais donc le premier jour plein d’espoir… Rien n'avait changé : le même amphithéâtre inondé de soleil, le même sémillant assistant. Christiane n’était plus là. Comme elle avait été reçue au concours elle était repartie à Monaco et puis de toutes façons cela faisait belle lurette que mon amour pour elle s’était envolé en fumée. André, lui, qui avait été refusé à l’oral, était fidèle au poste, toujours sautillant, toujours aussi bavard, ravi de me retrouver, ravi comme moi de recommencer, faisant plus de bruit que tout le monde, allant saluer les uns et les autres. Je vois quelques visages féminins qui me semblent engageants, mais on ne peut encore en juger, il faut attendre. Voilà donc, comme en Tunisie, la troupe dont je disposerai pour monter cette année mon petit spectacle. Et je suis sûr qu’une fois de plus je saurai en constituer l’unité et que j’en serai le centre. En sortant du cours André veut me présenter une amie, Anita, qu’il a rencontrée pendant les vacances et avec qui il a rendez-vous dans un café du boulevard Saint-Michel. Elle est rousse, un peu voûtée, pas très jolie, avec un long nez et de petits yeux malicieux, quelque chose de désuet dans le visage. Elle semble plutôt timide, se moque gentiment de lui, s'amuse à le titiller de sa petite voix flûtée, nous parle du mémoire qu’elle vient de terminer sur Mallarmé et pour lequel elle est parvenu à dénicher le manuscrit original d’Igitur, au grand émoi de Marie-Jeanne Dury, son professeur, qui était à sa recherche depuis des années. Tous ces détails m’impressionnent.
Moi aussi j’ai une amie à présenter à André, c’est Claudine Collasse, qui entreprend à son tour de préparer l'agrégation et va suivre les cours avec nous cette année. J’attends beaucoup de cette rencontre. Une amitié déjà ancienne nous unit, mêlée de sensualité car nos petits jeux érotiques n’ont jamais tout à fait cessé. J'ai toujours la même vague répugnance pour elle mais j’apprécie plus que jamais son intelligence et sa générosité. Elle aime la vie, elle est avide de sensations et nous avons une vraie tendresse l'un pour l'autre. C’est une originale comme André, elle a la même liberté d’esprit, le même sens de la provocation, et surtout le même intérêt passionné pour le sexe. Je m’attends à ce que leur rencontre soit explosive… Elle ne donna rien. Fut-il agacé ou effrayé par son comportement ? Toujours est-il qu'il resta toujours méfiant à son égard. André était en réalité un être fragile et solitaire. À la même époque, et sans m’en avoir jamais parlé, il fréquentait assidûment un étudiant allemand qui était venu à Paris étudier le cinéma et qui s’appelait Rainer Fassbinder. Il passaient des nuits entières à parler avec lui dans la petite chambre qu’il habitait dans un hôtel de Montparnasse et Fassbinder lui disait qu’il suffisait de vouloir pour réussir et qu’il ne doutait pas pour sa part de parvenir à réaliser ce qu’il entreprenait. André n’avait pas son assurance, il avait besoin d'un public mais en même temps ne craignait rien tant que de se laisser envahir par les autres. Je pensais que Claudine allait être pour lui un enjeu de séduction, il n'y vit qu'une rivale et la tint à distance.
De mon côté la relation avec son amie Anita connaissait par contre un développement foudroyant. C’était une séductrice à sa manière mais comme je ne la trouvais pas jolie son entreprise était sans espoir. S'en rendit-elle compte ? Cela l'arrangeait en un certain sens car, comme moi, elle était incapable, pour des raisons que je découvris par la suite, de faire passer ses désirs dans les actes. Sans le savoir nous nous entendions donc parfaitement pour mener ensemble un jeu purement intellectuel. Ce ne furent d'abord que des conversations innocentes sur les auteurs au programme, puis celles-ci débordèrent peu à peu sur les problèmes généraux de la vie et sur nos propres aventures : Elle me raconta qu'elle était amoureuse d'un bel italien dont elle ne supportait pas l'infidélité. Quelques mois plus tard, alors que notre amitié était à son paroxysme, elle partit le rejoindre à Florence. Je la regrettais sincèrement. Sa présence me manquait. Mais elle m'avait promis de m'écrire. Les lettres commencèrent à arriver, des lettres immenses, comme je n'en avais jamais reçues, écrites en rouge, marquées par des étoiles. J'étais émerveillé. Je m'efforçais de lui répondre dans le même style. Nous rivalisions de désespoir existentiel. Elle me confia qu'elle écrivait des poèmes, je lui demandai de m'en envoyer. Il me parurent d'autant plus admirables que je n'y comprenais rien. Il y était question d'un "homme au coeur de roseau". Qu’entendait-elle par là ? Je faisais beaucoup d'efforts pour lui renvoyer des commentaires dont l'élévation intellectuelle valût en qualité les textes qu'elle me donnait à lire. Heureusement elle finit par revenir. Ce fut un grand jour pour moi.
Nous nous étions donné rendez-vous au Jardin des Plantes. Je la vis arriver avec son dos voûté, son allure démodée. À ce moment précis je me demandai si je n'étais pas amoureux d'elle malgré sa laideur. Je cherchais dans les livres des équivalents littéraires à ce que j'éprouvais mais n'en trouvais aucun. Tout ce que je pouvais dire c'est qu'elle était selon mon coeur, mais l'idée d'une relation sexuelle avec elle m'était intolérable. Tandis que nous nous promenions dans les ruelles désertes de ce quartier poétique, elle me raconta son séjour en Italie et le calvaire que lui avait fait endurer son ami Vittorio. Je m'indignai avec elle. En traversant une rue elle prit mon bras. J’en frémis d’émotion. Nous allâmes boire un thé à la Mosquée. Moments intenses ! Je me sentais lié à elle pour la vie.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)