Je tiens à lui rendre hommage car ce récit ne lui fait pas suffisamment justice. C’était un homme hors norme. Sa générosité, son intelligence, sa fantaisie en font le personnage le plus extraordinaire qu’il m’ait été donné de rencontrer dans ma vie. Nous sommes restés jusqu’au bout fidèles l’un à l’autre. Il pouvait s’éloigner cinq ou dix ans, et puis un jour, sans crier gare il me téléphonait pour que j’aille le rejoindre dans un café et nous reprenions notre conversation au point où nous l’avions laissée. Nous parlions femmes, littérature (de quoi d’autre peut-on parler ? ) La dernière fois, c’était à l’Escholier, place de la Sorbonne.On venait de lui communiquer les résultats d’une analyse médicale qui ne lui annonçaient pas de bonnes nouvelles et il m’a demandé la permission d’appeler sa sœur pour le lui annoncer… et puis nous avons parlé d’autre chose… de femmes, de littérature…)
Celle que je désirais, je l'avais tous les jours sous les yeux. C'était une étudiante que je connaissais bien sans lui avoir jamais parlé. Je l'avais croisée maintes fois depuis des années dans les couloirs de la Sorbonne mais nous n’avions jamais eu l’occasion jusqu’alors de suivre les mêmes cours. Cependant chaque fois que je la voyais je recevais son regard en pleine figure comme une balle. D'aussi loin qu’elle m’apercevait elle me le plantait tout droit, effrontément, et moi je m’efforçais tant bien que mal de le soutenir, c'était devenu comme un jeu entre nous. Seulement, bien entendu, je n'avais jamais osé lui parler. Et voilà qu’en cette rentrée je l’avais retrouvée parmi les nouveaux agrégatifs ! Dès le premier jour, elle m'avait regardé comme avant et j’avais compris aussitôt que rien n’était oublié et que notre jeu allait continuer. Jamais je n'avais éprouvé autant d’attirance pour personne. Non seulement elle était belle mais elle était provocatrice et fière. Le jeu recommença donc pendant plusieurs semaines. À chaque cours elle se mettait derrière moi, et chaque fois que je me retournais je croisais son regard. La situation devenait insupportable : son effronterie me mettait en demeure de faire quelque chose… mais hélas il fallait bien me rendre à l’évidence, j’en étais incapable. Plus la situation devenait claire, plus mon impuissance grandissait. Il me semblait que tous les autres l’avaient remarquée et que chacun s'en réjouissait. Mais que faire ? Elle était là, attendant une initiative de ma part, et moi j'étais incapable d'y répondre !… Un matin, comme j'arrivai au cours en même temps qu'elle, elle m'aperçut en se retournant dans le couloir et ralentit manifestement le pas afin que je la rattrape. Je la voyais marcher devant moi en balançant les hanches. Comment décrire cette sensation ? Elle me tournait le dos et pourtant je savais que toute son attention était portée sur moi, j'en avais la certitude, je savais que c'était exactement le moment de faire quelque chose et que si je ratais cette occasion elle ne se représenterait jamais… Mais plus je me disais cela plus je me sentais incapable d’agir. Elle entra dans la salle sans se retourner et referma la porte derrière elle. Lorsque je la rouvris quelques secondes plus tard je savais que tout était fini. Pourquoi mon esprit n’était-il pas parvenu à obtenir obéissance ? C'était la seconde fois que je vivais une telle expérience après le fameux jour déjà lointain où Marie-Claude Padovani m'avait emmené à une fête et où je l'avais laissé danser avec un autre. Aucune victoire, aucune revanche ne comblerait jamais la souffrance engendrée par cette blessure, elle saigne encore en moi aujourd’hui et saignera toujours.
Il ne fut plus question de cette fille à partir de ce jour. J'avais honte, je n'osais plus la regarder. D'ailleurs de son côté elle n'insista pas. Clairement, pour elle aussi le jeu était fini… Quelques semaines plus tard, j’étais avec André boulevard Saint-Michel, lorsque nous aperçûmes un camarade qui préparait l’agrégation en même temps que nous. Quelle ne fut mon émotion quand je vis qu’il était avec elle ! Nous nous arrêtâmes pour bavarder, et pendant tout le temps qu’André et lui parlaient ensemble elle ne dit pas un mot. Elle se tenait appuyée à son bras avec un demi sourire et faisait comme si elle ne nous connaissait pas. Comme on pense, je demeurai muet moi aussi, éperdu d’admiration pour celui qui l’avait emporté sur moi et qui pourtant n’avait rien, me semblait-il, de bien extraordinaire.
Que valait donc désormais mes petites aventures minables, toutes ces éphémères conquêtes que je parvenais à faire au Luxembourg ou ailleurs avec l’aide d’André ! Le coeur n'y était plus. Je les détestais toutes ces filles, je détournais sur elles la haine que j’éprouvais pour moi-même tout en sachant bien qu’elles n’y étaient pour rien, comme cette anglaise un peu grasse et à la peau très blanche, pour laquelle André m’avait donné la clé de son studio et avec qui j’espérais bien faire enfin ma première expérience. Cependant, comme toutes les anglaises, elle se laissait embrasser, caresser mais passée une frontière invisible, la lutte devenait farouche. Lorsque je voulus la déshabiller elle opposa une résistance héroïque. J'avais pitié d'elle mais la pitié renforçait mon excitation. Elle se défendait comme une martyre chrétienne livrée aux lions. Chaque vêtement arraché était une victoire, chaque partie de son corps un territoire difficilement conquis. Une épaule ! une cuisse ! un sein !… je m’empêtre dans la laine et la soie. Nue enfin !… et belle comme une allégorie de la pudeur, un bras cachant sa poitrine et l’autre sur son ventre. Mais après cela que faire ? Toute tentative pour poursuivre mon avantage se heurte à un raidissement désespéré de tout son corps. J'essaye en vain de l'attaquer par tous les côtés possibles mais elle est ronde et blanche comme une boule de billard et me glisse entre les doigts. Alors j'essaye un truc enfantin : « - Ferme les yeux et ouvre la bouche. » Seul l'état de panique dans lequel elle se trouve explique sans doute qu'elle s'exécute docilement. Pense-t-elle que mon intention est de l'embrasser par surprise ? Évidemment ce n'est ma langue que je glisse entre ses lèvres. Elle pousse un cri, rouvre les yeux, les pupilles dilatées par l'horreur, elle se dégage en sautant frénétiquement sur ses vêtements. Je la laisse se rhabiller. J’ai hâte d’être seul. Je ne racontais pas toutes ces histoires à Anita qui professait pour le sexe une indifférence totale, mais une autre y portait un intérêt passionné, c'était Claudine Collasse que je continuais à voir tous les jours. Notre amitié n'avait jamais été si vive. Je lui parlais de mes fredaines et elle me racontait les siennes. Nos récits se corsaient de quelques caresses, mais en toute sympathie, en bons camarades. Je l'interrogeais sur les hommes qu'elle avait vraiment aimés au Théâtre Antique. Elle me répondait qu'il y en avait deux. Le premier, c’était Miquel bien sûr, le second... elle baissait les yeux et ne voulait rien dire. Elle était donc amoureuse de moi ! Je m’en doutais. Et si j'en profitais !… L’idée faisait doucement son chemin dans mon esprit Après tout puisqu’il ne tenait qu'à moi, pourquoi ne serait-ce pas avec elle à défaut d’une autre que je connaîtrais la fameuse expérience au terme de laquelle, etc… ? Nous avions pris l'habitude de travailler ensemble plusieurs fois par semaine. J'allais la voir dans sa chambre de la Cité Universitaire pour traduire avec elle les textes d'Ancien Français. Ma jambe se pressait contre la sienne lorsque nous étions penchés sur nos livres et elle ne faisait rien pour l'écarter. Ce qui devait arriver arriva : Un jour que les vers de Chrétien de Troyes tremblaient devant mes yeux, je lui proposai, d'un air faussement désinvolte, de les abandonner un moment pour une activité plus délassante. Elle me répondit que sur le principe elle n'était pas contre mais qu'il fallait d'abord terminer le texte et après nous verrions. Inutile de dire que mon impatience et mon trouble à partir de cet instant furent tels que je n'étais plus guère apte au travail. Elle dut s'en apercevoir car au bout d’un moment, refermant son livre elle me dit : « - Bon ! allons-y tout de suite si tu veux. Comme ça, ça sera fait. » Le grand jour était arrivé !
Je nous imaginais nous enfonçant frileusement sous les draps et là, dans le noir, le contact de son corps nu m'aurait fait frémir, et puis l'acte intime, l'acte sacré au terme duquel etc. se serait accompli… Mais ce n'était pas dans sa manière. Elle trouva curieux l'idée d'éteindre la lumière et après s’être entièrement déshabillée (j’en avais fait autant de mon côté) elle arracha les draps en disant qu'elle ne supportait rien sur elle et s’allongea sur le lit. Je n’aimais pas son corps trop blanc, lisse comme un ver de terre avec juste une touffe de poils roux au milieu. Mais enfin la question n’était pas là, j’avais plus important à faire que de la contempler. Je me mis donc en position, exactement comme je savais depuis longtemps qu’on faisait (car c’est peu dire que je m’y étais préparé, sur la théorie j’étais imbattable! )… Il ne me restait plus qu'à trouver la voie et cette fois je n’avais plus l’obstacle des mousselines et des dentelles comme la nuit du réveillon, plus aucun obstacle en vérité, dans quelques minutes ce serait fait ! Je n’arrivais pas à y croire. Il y avait beaucoup de choses qui tournaient en même temps dans mon esprit à cet instant. Je le sentais qui s'emballait, s’emballait… mais comme une voiture qui patine dans le sable, plus les roues tournaient, moins j’avançais. À un moment il fallut bien me rendre à l’évidence, je patinais… je m’étais enlisé… C’était sans espoir ! Alors soudain un mot fit irruption dans ma conscience, un seul mot, qui prit la place de tout le reste, celui-là même que j'avais entendu dans la bouche de Claude, le fameux jour où, comme nous étions occupés à scier du bois, il nous avait appris l’horrible nouvelle. « Impuissant » ! J’étais impuissant moi aussi ! et je me vis comme lui obligé de suivre un traitement pendant plusieurs années pour une guérison incertaine, je me rappelais chacun de ses mots sur son désespoir, sa vie gâchée. La mienne également allait être gâchée ! Tout à coup j'avais envie de pleurer. Je transpirais à grosses gouttes. Finies les illusions, finies les grandes espérances, finie ma folle jeunesse ! J’étais impuissant !… Claudine pendant ce temps m'aidait comme elle pouvait mais tous ses efforts restaient vains. Au bout d’un moment il fut évident qu’il valait mieux s’arrêter. Nous restâmes un long moment assis sur le lit à discuter. Elle me disait que ce n’était pas grave, qu’elle en avait vu d’autres et qu'elle se faisait fort de me guérir (je crois que cette idée, d’ailleurs, ne lui déplaisait pas)… Je l'aidai à refaire le lit et nous retournâmes à Chrétien de Troyes.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)