Impuissant ! Comment allais-je m'y prendre pour le cacher ? Claude, lui, s'était lancé dans une psychanalyse dont il nous détaillait complaisamment les séances chaque fois que nous le voyions. Il avait même obtenu une prise en charge de la Sécurité Sociale, c’est dire si la chose était grave ! Peu de temps après, j'eus d’ailleurs l'occasion de le vérifier avec une jeune hollandaise que nous avions abordée, André et moi, aux jardin des Tuileries, alors qu’elle était en train d’écrire des cartes postales, assise au pied d’une statue et qui avait répondu aimablement à nos sollicitations. Elle était blonde, les cheveux courts, le teint halé. Nous avions parlé de choses et d’autres jusqu’à ce qu’André, comme d’habitude, me cède la place et qu’elle me propose de venir chez elle.
Elle habitait un petit studio du côté de Belleville et le lendemain – c’était un dimanche – j’arrive, seul cette fois, sur le coup de onze heures du matin. Sa chambre donne sur les toits, un grand soleil nous inonde. Je regarde ses bras nus pendant qu’elle me sert à boire (elle porte une chemise de coton bleu aux manches retroussées), je contemple ses hanches moulées dans un jean pendant qu’elle se penche sur moi. C'est la première fois que je viens ainsi chez une femme. Après avoir fini notre verre nous nous allongeons sur son lit et elle se laisse tranquillement déshabiller. Il y a en elle quelque chose d’indolent qui augmente ma peur. Elle a l’air de ne pas attacher d’importance à ce qu’elle fait. Se doute-t-elle de l'émotion que j'éprouve ? Évidemment je ne parviens à rien, ce qui ne la trouble pas davantage, et quand j’abandonne mes efforts elle remet ses vêtements avec la même placidité qu’elle avait mis à les ôter. J’ai envie de m'excuser de l'avoir fait se déshabiller pour rien. Quand je suis reparti j’étais triste de la quitter ainsi mais que pouvais-je faire d’autre ? J’ai traversé à nouveau les rues vides qui descendent vers le boulevard Voltaire. Les cloches de Saint-Ambroise sonnaient à toute volée et je me disais qu’au moins je pourrais être chez moi à l’heure du déjeuner.
Ce jour-là j'ai éprouvé le besoin d'écrire en rentrant. Je voulais raconter les instants passés avec elle. Je n'avais jamais autant aimé les femmes ! Elles me paraissaient la quintessence du mystère du monde. Mais mon poème était ridicule ! J’y parlais de son corps de miel. Quel autre mot pourtant aurait pu rendre la couleur à la fois chaude et onctueuse de sa peau dorée ? J'aurais tant voulu être écrivain ! Cette idée m'obsédait de plus en plus mais une sorte de pudeur me retenait, la moindre phrase m'apparaissait comme une obscénité et j'avais l'impression que mon père ou ma mère allait découvrir ce que j'écrivais comme autrefois je craignais qu’ils ne découvrissent les magazines dont je nourrissais mes fantasmes.
Lorsque je revis Claudine le lendemain, je lui fis le récit de mon nouvel échec et elle me promit de se consacrer à moi. Cependant, après une ou deux séances qui n’eurent pas plus de résultats que la première et me confirmèrent dans l’idée que mon cas était désespéré, son attention se porta ailleurs. Elle venait de rencontrer un homme qui lui semblait différent des autres car, pour la première fois, il lui avait parlé mariage. Cette idée l'exaltait. Il s’agissait d’un travailleur social, barbu, bardé de morale, qui travaillait dans une association culturelle juive et elle craignait d’y laisser sa liberté, mais le mariage tout de même ce n’était pas quelque chose à dédaigner !… Je découvrais en elle une âme de midinette. Elle arriva même à s'imaginer qu'elle l’aimait, enfin sans tout à fait se leurrer tout de même car elle affirmait en même temps qu’elle voulait continuer à mener la vie qu’elle avait toujours menée jusqu’ici et dont elle n’aurait su se priver. Toujours est-il cependant que pour l’heure mes problèmes personnels passaient au second plan.
Il ne me restait donc plus qu’à lutter tout seul contre mon destin cruel. Mais comment faire ? C'était notre principal sujet de conversation avec Claude, qui en tenait lui, pour la psychanalyse, et avec Christian qui, pour sa part, s'installait avec une satisfaction de plus en plus évidente dans sa liaison avec Sylvie. Nous allions presque chaque dimanche chez ses parents, à la campagne, et ceux-ci nous recevaient maintenant avec beaucoup plus de chaleur qu'ils ne l'avaient fait la première fois. Leur comportement, je ne sais pourquoi, avait changé du tout au tout. Les repas bien arrosés se prolongeaient toute une partie de l'après-midi. Le père se révélait un causeur infatigable. Il dissertait sans fin sur la vie, sur la politique, nous racontait son enfance, son amour de la nature et des plaisirs simples : « - Pouvez-vous imaginer, nous disait-il, le plaisir d'un sabotier quand il fabrique son sabot ! » Il défendait une vision traditionaliste du monde à laquelle nous affections de nous opposer, pétris que nous étions des idées progressistes à la mode. Ah ! Si j'avais pu discuter aussi librement avec mon propre père ! Me disais-je. Il affectait de mettre une véritable passion dans tout ce qu’il disait ! Seul ses deux enfants demeuraient muets, comme si la présence de leur père les eût paralysés (on remarquera que la seconde sœur, la jolie, était toujours absente de nos réunions et que nous ne n’avions jamais eu l’occasion de la revoir, à notre grand désespoir, depuis son apparition fulgurante au théâtre Récamier). Christian avait établi une sorte de complicité particulière avec le père de Sylvie. Il m'en parlait ensuite quand nous revenions. On le sentait déjà presque en position de gendre officiel. Il s'en défendait farouchement, continuant à avoir d'autres aventures, affirmant qu'il tenait à sa liberté et qu'il se sentait étouffé par l'amour que lui vouait Sylvie mais au fond je crois qu'il était ravi de cette considération dont il était l'objet de la part de cet homme. Celui-ci d'ailleurs l'avait "convoqué" un jour – c’était l'expression que Christian utilisa pour me raconter l’anecdote - afin de lui parler de sa fille. Il s'était donc rendu chez lui et ils avaient longuement discuté ensemble. Christian l'avait alerté sur les problèmes de Sylvie qui semblait verser dans la mélancolie et le père lui avait fait valoir sa fragilité, les malheurs qu'elle avait eus dans son enfance, à la suite de l'accident qui avait occasionné cette cicatrice qui lui déformait la bouche. Ils avaient considéré ensemble ce que pourrait être son avenir. Christian avait peur qu'elle soit même tentée un jour de se suicider, il avait donné quelques conseils au père qui l'en avait remercié. Bref il était très fier de cette complicité qui s’était créée entre eux. Il me raconta tout cela un soir, dans un café du Châtelet, alors que nous sortions du Tabou et qu’il attendait son premier métro. Il était fort tard, et il parlait, il parlait interminablement, et moi je pensais à mes propres problèmes et ne m'intéressais pas exagérément aux siens.
Il y avait en moi la conscience confuse, lancinante d'une contradiction : je ne vivais que par mes camarades, Christian, François, Claude, André plus que tout autre, c’était à eux que je devais de surmonter mes angoisses et de vaincre l'ennui, cet ennemi implacable qui m'avait rongé toute la vie, et pourtant je sentais vaguement qu'il n'y avait pas de véritable amitié entre nous. Je les admirais, et en même temps, sans savoir pourquoi, je ne pouvais m'empêcher de les mépriser. Il y avait en eux quelque chose de faux, mais je n'arrivais pas à en déterminer la nature. En tous cas je savais que je ne pouvais pas compter sur eux, que chacun avait son propre combat, luttait contre ses propres démons. François était toujours amoureux de celle qu'il avait rencontrée lors de notre tournée à Zagreb l'été précédent, qui s’appelait Danitza, et dont il avait perdu la trace, André était plus présent, plus ouvert, plus authentique certes, mais il y avait également chez lui une frontière invisible que l'on ne pouvait pas franchir. Il se révoltait soudain avec une violence inattendue contre ma façon de profiter de lui, de garder pour moi toutes les femmes que nous abordions ensemble. Pouvais-je en disconvenir ? Il me servait de faire-valoir. Mais n’était-ce pas lui-même, bien souvent, qui semblait ravi de jouer ce rôle ? Et puis surtout, si je profitais de lui comme il disait, ce n'était pas de la façon qu’il pensait. Les femmes m’intéressait moins en réalité que lui-même. C’est sa propre compagnie que je recherchais avant tout parce qu’il y avait en lui une telle force de vie qu’il me la communiquait. Les femmes n’étaient qu’un prétexte, l’enjeu d’une partie qui se jouait entre lui et moi et qui seule m’intéressait, m’amusait, me passionnait et non la promesse du gain obtenu. J’avais besoin de lui et il n’avait pas besoin de moi, voilà quelle était la différence ! Quand il partait en vacances c'était tout seul, à l’aventure alors que moi j’en aurais été incapable. À quoi pouvais-je me raccrocher sur cette pente où je glissais ? Les troupes de théâtre dont je faisais partie battaient de l'aile : Miquel, qui avait créé sa propre compagnie, ne s'occupait plus guère du Théâtre Antique, les Trois Masques se cherchaient un maître. J'avais dit que je ne voulais plus en être le directeur mais que s’ils trouvaient un metteur en scène je consentirais à jouer dans le spectacle. Ils s'étaient donc mis en quête de quelqu'un pour me remplacer. Je me retrouvais ainsi dans une situation paradoxale : à la fois au centre de tout un groupe de gens que j’avais contribué à réunir et incapable d’y trouver ma place ; à la fois grand séducteur et incapable de combler une femme. Au fond, j’étais comme un acteur qui serait la vedette d’un spectacle dans lequel il n’y aurait aucun rôle pour lui.


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