Une vieille comtesse du Vaucluse - vraie ou fausse - qui habitait le château de Blauvac et se faisait appeler Marie Bonheur, nous avait invités, Julos Beaucarne et moi, à l'occasion d'un prix de poésie qu'elle avait créé et qui devait être décerné à un poète anglais, d'elle seule connu, au cours d'une cérémonie dans son château.Elle nous logerait chez elle pendant notre séjour. D’entrée le voyage avait été désagréable. Julos, qui descendait de Bruxelles en voiture était passé me prendre accompagné de sa femme Loulou et pendant le trajet je fus exaspéré par leurs minauderies amoureuses. Elle venait de s’enfuir d'un couvent, semble-t-il, où elle s'était réfugiée pour échapper à ses parents afin de l’épouser. Je ne comprenais pas très bien l’histoire car il faut dire qu’elle ne m’intéressait guère et qu’ils n’en parlaient devant moi que par allusions. Tout cela me paraissait procéder d’un romanesque de pacotille que je ne prenais pas au sérieux. Elle était aux petits soins pour lui, l'appelait « mon Julos » en lui caressant le crâne pendant qu’il conduisait et notait sur un carnet le nom des villages que nous traversions afin qu’il puisse s’en resservir dans ses chansons. Au fond il n'y avait qu'eux qui comptaient pour eux, et hors la comédie de leur amour tout le reste leur était indifférent. Pourtant j'avais aimé ses chansons, j'avais ri comme les autres, j’avais été ému comme les autres lorsque nous allions l’écouter dans les granges du Vaucluse et en un certain sens je continuais à l’aimer et à l'admirer, mais c’était par habitude, par conformisme d’esprit plus que d’un élan sincère et parce qu’il était convenu une fois pour toutes entre nous que nous avions découvert en lui un poète et qu’il deviendrait célèbre grâce à nous (il connut en effet plus tard une relative notoriété dont il ne nous fit guère profiter, avant de retomber dans l’oubli). Loulou surtout m’était devenue insupportable. Dès notre arrivée elle se plaignit de ce que la vieille comtesse ait manifesté à son égard des intentions ambiguës et sans discuter Julos décida alors de partir s'installer chez des amis que je ne connaissais pas, me laissant seul dans ces grandes pièces froides qui dominaient une campagne couverte de neige.
Quelques jours plus tard la vielle comtesse reçut la visite d’une nièce qui sortait d'un couvent où elle avait fait ses études (décidemment nous étions en plein dix-neuvième siècle ! ). La nièce avait dix-huit ans. Elle me parut très belle, je lui trouvais une sorte de charme glacé qui m'impressionnait. Bien entendu, je me sentis aussitôt incapable de lui parler. Nous allâmes nous promener tous ensemble dans la Bugatti de la vieille comtesse, conduite par son chauffeur qui portait casquette et blazer vert. Visite de ruines, je ne parviens guère à m'éloigner de la jolie nièce mais je ne trouve toujours rien à lui dire. Les routes du Lubéron nous emmènent au hasard. Au soleil couchant nous nous arrêtons pour contempler le paysage et nous voici tous alignés le long de la route face au crépuscule qui rougit le ciel et soudain - du moins me semble-t-il, ou alors est-ce une hallucination ! – je sens la main de la nièce frôler la mienne… Rien ne se passe évidemment car je suis bien trop timide. Plus tard j’apprendrai que cette nièce était en réalité la maîtresse du chauffeur qui était lui-même le mari de la vieille comtesse !… Allez y comprendre quelque chose !
Le soir du réveillon nous avions organisé une grande fête à Malemort, dans la maison qui nous avait accueillis la première année. Ce jour-là nous étions une quarantaine et je revis à cette occasion la petite Monique qui n’avait pas changé. Elle était toujours aussi douce et silencieuse. Dès la fin du repas mon premier souci fut bien évidemment de l'entraîner à l'écart afin qu'elle me caresse comme autrefois, ce qu’elle fit avec la même complaisance. Combien je lui en étais reconnaissant ! Elle m’apaisait et j’éprouvais une douceur infinie à la retrouver ainsi. Mais à notre retour dans le groupe il était évident que tout le monde était en proie à un malaise dont je ne parvenais pas à comprendre la cause : Julos, qui avait l'habitude d'animer ce genre de soirées et terminait toujours le repas par quelques chansons de son répertoire, restait muet et se refusait absolument à prendre sa guitare. Il finit d’ailleurs par se retirer, emmenant Loulou avec lui, tout le monde se demandant quelle mouche les avait piqués (on m’expliquera ensuite que Loulou avait été extrêmement choquée par le cadeau qu’elle avait trouvé sous sa serviette et que j’avais personnellement choisi pour elle : une édition de poche de la Machine Infernale. Elle y avait vu une allusion ! ) Je gardais donc un souvenir doux-amer et plus amer que doux de ce séjour. Certes il y avait eu des moments agréables mais aussi bien des désillusions. Malemort était usé et la magie n’opérait plus. Ma vie de nouveau était sur le fil du rasoir. Comme autrefois je sentais que chaque jour gagné ne faisait que retarder un dénouement inévitable qui interviendrait lorsque j'aurais épuisé mes dernières réserves - réserve d'amis, réserve de projets - et la solitude, l'ennui, mes vieux ennemis, retomberaient alors sur moi comme autrefois. Ce n'était plus la joyeuse euphorie des années précédentes. Et il y avait maintenant, en plus de tout cela, ce problème lancinant de mes incertitudes sexuelles ou plutôt de ma trop cruelle certitude.
Après Noël, Claudine se maria en grande cérémonie. Ses parents étaient là, rayonnants de bonheur, son père en uniforme (je découvris à cette occasion qu’il était gendarme). Elle m'avait juré que ce mariage ne mettrait pas fin à nos relations et pour m’en administrer la preuve m'entraîna dans les toilettes afin de sceller notre pacte par quelques caresses qui me transportèrent d'allégresse. Durant la soirée nous dansions joue contre joue sous les yeux du mari et je repartis le coeur léger en emportant un morceau du voile de la mariée.
Peu de temps après elle se retrouva enceinte et le jeune couple alla s'installer au dixième étage d'une tour de béton dans la banlieue où il travaillait. J'allais la voir régulièrement, presque chaque jour, car les malaises engendrés par sa grossesse l'empêchaient de venir aux cours et elle voulait absolument continuer à préparer l'agrégation comme si de rien n’était. Il me fallait prendre le train, traverser d'interminables cités. J'aimais ces voyages pendant lesquels je lisais la Montagne Magique de Thomas Mann. Lorsque j'arrivais, je retrouvais sa gaieté, sa gentillesse. Elle riait des histoires que je lui racontais et nous échangions nos dernières trouvailles sur Chrétien de Troyes ou Clément Marot. Il n'était plus question de caresses érotiques à cause de son état mais cela avait approfondi encore notre intimité. Je lui apportais l'air de la Sorbonne. Elle était impatiente d'être délivrée afin de pouvoir recommencer à vivre, elle me parlait des hommes qu'elle connaîtrait, elle voulait même essayer avec des femmes. Nous fantasmions ensemble. Et puis le soir quand le barbu rentrait, je repartais prendre mon train et me replongeais dans la Montagne Magique.
Claudine était une partie réservée de ma vie, qui n'avait aucune communication avec le reste, parce que personne d'autre que moi ne l'aimait comme je l'aimais. Claude avait refusé ses services (qu’elle lui avait proposés comme à moi), André se méfiait d'elle, Anita en était jalouse. Je continuais d'ailleurs à avoir avec celle-ci une correspondance très littéraire et de plus en plus passionnée car elle était partie de nouveau en Italie pour retrouver Vittorio, le terrible amant qui la faisait tant souffrir. Mais il venait de se tuer dans un accident de voiture et elle me parlait de son désespoir dans de belles lettres interminables. Je continuais aussi à voir régulièrement Christian avec qui j'allais presque tous les soirs au Tabou où nous restions des nuits entières. Il avait la capacité de boire un nombre incroyable de whiskies et n'était jamais las de me parler de lui, de ses problèmes, de ses rapports avec le père de Sylvie. Je lui conseillais de la quitter, il m'approuvait mais en même temps ne se décidait pas. Un jour il dansa avec une superbe créature et partit avec elle en me faisant des signes enthousiastes. Le lendemain il me raconta qu'il s'était aperçu au dernier moment qu'il s'agissait d'un travesti. Mais la chose n’avait pas l’air de le gêner ! Ma vie cependant était pleine de longues journées vides. J'appréhendais le retour du printemps, les vacances d'été, la fin de mes études, la fin de cette époque où j'avais été tellement heureux. Qu'allait-il advenir de moi, maintenant ? J'avais perdu tout espoir de faire du théâtre mon métier, je me sentais toujours incapable d'écrire. J'avais pourtant l'esprit surchauffé par les dissertations, les versions latines, les versions anglaises, les commentaires de texte, les devoirs de grammaire, les devoirs d’ancien français, que j’abattais sans fatigue, les uns après les autres comme un athlète halluciné, mais rien ne concourrait le moins du monde, ni les longues journées à la bibliothèque Sainte-Geneviève, ni les soirées de répétition, ni les nuits en cabaret, à combler le sentiment de vide que j’éprouvais en moi. J’étais bourré d'idées, d'émotions, de sentiments, de sensations, de lectures… Mais je n’avais toujours aucune idée de ce que j’allais faire de tout ça.
NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Le roman d'un homme heureux" de Pierre Parlier