Ils m'annoncent qu’ils ont enfin trouvé un metteur en scène ! C’est un garçon de notre âge qui n'a pas encore d'expérience mais a déjà réuni un petit groupe autour de lui et ambitionne de faire carrière dans le théâtre. Il serait disposé à monter un spectacle avec nous l'été prochain. Nous convenons aussitôt de le rencontrer et quelques jours plus tard je fais la connaissance de Patrick Poitevin, un grand gaillard, taillé la hache, au teint cireux, l'oeil sombre. Il voudrait monter une pièce de Hoffmansthal, intitulée Yedermann, reconstitution à la mode romantique d'un mystère du Moyen-Âge. Il dispose déjà d’un costumier, Patrice Cauchetier, d’un régisseur, Jean-Pierre Engelbach et de quelques acteurs. Mais il est tout à fait d’accord pour nous intégrer à sa troupe et pour me confier le rôle principal. Il me paraît d’ailleurs avoir beaucoup d'admiration pour nous, peut-être parce que nous sommes différents de lui et que nous avons un genre « artiste » qu'il n'a pas. Visiblement il considère comme une chance de nous avoir rencontrés. De plus les tours Sarrasines de Venasque seront un cadre idéal pour son spectacle. Nous nous mettons donc aussitôt d'accord et les répétitions commencent.
La pièce raconte l'histoire d'un homme, riche et puissant, que la mort vient appeler alors qu'il est en train de festoyer avec ses amis. Il demande un ultime sursis afin de rassembler ceux qui voudront bien le suivre dans sa tombe, mais son plus proche ami se dérobe, son amante également, ainsi que tous ses proches. Deux personnages seulement accepteront finalement de le suivre, deux figures allégoriques, une femme très belle qui figure sa Foi, et une autre en haillons, qui figure ses Oeuvres. Je dois interpréter le personnage de Yedermann, qui est en scène du début jusqu'à la fin (jamais je n'aurai eu un rôle aussi lourd), Christian sera mon ami, ce qui le met au comble de la joie, Évelyne jouera le rôle de mes Oeuvres (personnage pour lequel son teint olivâtre convient à merveille), Robert Gironès enfin sera le Diable. Du côté des acteurs amenés par Patrick Poitevin le personnage de la Foi sera tenu par une jeune fille au longs cheveux blonds et au charme très slave qui s’appelle Anna, le rôle de mon amante par une autre blonde, un peu fadasse celle-là, avec un regard translucide et vide, qui s’appelle Anne, le rôle du cousin gras enfin sera tenu par Jean Benguigui dont le physique convient parfaitement au personnage. Il y a aussi trois ou quatre autres rôles de moindre importance qui seront pris parmi nos amis.
C'était la première fois que j’interprétais le personnage principal dans un spectacle aussi important. Cela ravivait mes ambitions. Dès les premières répétitions je m’abandonne avec ivresse à mon style Comédie Française, jouant des silences, des soupirs et faisant valoir le timbre de ma voix. Divine surprise ! contrairement à Jacques Lacarrière qui était resté insensible à tous mes effets Patrick Poitevin semble avoir pour moi une réelle admiration. Il m'écoute, s'extasie, pensant que posséder un atout tel que moi pour sa première mise en scène doit être la chance de sa vie. Je jubilais !…
Mais pour que mon bonheur fût à son comble, il fallait évidemment que je me trouve à l’intérieure de la troupe une « petite amie » digne de moi, qui signerait ma position. Anna, la blonde au charme slave, était incontestablement la mieux indiquée mais elle avait un compagnon avec qui elle vivait. Elle nous l’avait présenté, un jour que nous étions allé chez elle, et j’avais alors été stupéfait de découvrir que c’était un homme au physique médiocre, tout à fait ordinaire. Il y avait là une anomalie mais dont je pouvais tirer bénéfice, à la réflexion, car si par suite d’une étrange infirmité elle était insensible au niveau hiérarchique qu’impliqiait son physique (longs cheveux blonds et grands yeux bleus) pourquoi n’accepterait-elle pas aussi bien un homme tel que moi ? Il me fallait donc absolument tenter ma chance. Ainsi, rassemblant tout mon courage et conscient de l’incongruité de ma démarche (mais après tout il fallait bien essayer et le jeu en valait la chandelle ! ) je l'invitai à dîner. Très cyniquement au cours du repas, je lui proposai d'abandonner son actuel compagnon et de le remplacer par moi. À ma grande surprise elle ne s’étonna ni ne se scandalisa de ma proposition mais la déclina poliment en m'expliquant que ce pauvre garçon avait eu beaucoup de malheurs dans sa vie et que ses parents venaient de mourir dans un accident de voiture. Elle ne pouvait donc pas lui faire ça (ce qui voulait dire que dans d’autres circonstances elle aurait accepté ! j’en tirais déjà un motif de satisfaction : mais une fois de plus, j’étais arrivé trop tard).
Il me restait en deuxième choix celle qui devait jouer le rôle de mon amante (après tout ce rôle la prédisposait à la fonction ! ) Ses yeux bleuâtres, son corps languide ne m’exaltait que médiocrement mais enfin faute de grives… Elle me tomba dans les bras avec une facilité stupéfiante un soir que nous étions en train de discuter à la sortie d'une répétition : Tout en parlant je la pris par l'épaule, elle me prit par la taille, c’était fait. Le lendemain, à une soirée, elle se roulait sur moi dans un fauteuil. Cependant l'aventure tourna court : j'avais ce soir-là un mal à l’oreille épouvantable, et je fus obligé de partir tant la douleur devenait forte. Elle me raccompagna elle-même jusqu'à un taxi et veilla sur moi avec des soins maternels, mais je n'avais qu'une seule envie c’était qu'elle s'en aille et notre relation en resta là.
Ce mal à l'oreille, d'ailleurs, avait une histoire : j'étais revenu quelques jours plus tôt d'un voyage en Grèce, un voyage d’étudiants auquel je m’étais inscrit pour les vacances de Pâques en espérant y retrouver les mêmes joies que j’avais connues lors de mon périple en Tunisie et en effet, pendant le voyage, j'avais rencontré dans le groupe une petite jeune fille particulièrement ardente. Une véritable passion s’était mise à flamber entre nous. Seulement, comme nous dormions dans des chambres collectives et que nous étions constamment en présence des autres, nous n’avions pas l’occasion d’assouvir nos désirs. Le plaisir auquel nous adonnions faute de mieux – mais un plaisir qui nous emballait jusqu'à la folie ! - c'était de nous lécher mutuellement le creux de l'oreille. Là était notre point de rencontre, notre folie, le ciment de notre union ! Nous y mettions de la frénésie. L'après-midi au fond du car, le soir dans les couloirs de l’hôtel, dans l’ombre des temples grecs, nous nous en donnions à coeur joie.
De retour à Paris nous avions continué à cultiver notre vice. Nous allions dans des dancings et là, en proie à l'ivresse du tango, nous nous léchions réciproquement le conduit auditif. Malheureusement, à part cette commune dépravation, il s’avéra que nous n'avions aucun autre goût commun. Nous nous en désolions mais que faire ? Nous passions donc notre temps, faute d'un autre terrain d'entente, à jouer de notre langue en aspirant, soufflant, salivant et en faisant mille figures compliquées, tout en déplorant de ne trouver aucun autre aliment à notre amour. Tant et si bien que la mort dans l'âme nous nous séparâmes après la désolante constatation d’un ultime désaccord : j'aimais les beignets aux pommes et elle ne les aimait pas ! C'était quelques jours avant la soirée dont je viens de parler et la raison pour laquelle je souffrais ce soir-là comme un damné. Un médecin consulté le lendemain m'apprit que j'avais un étrier qui était passé à travers le tympan et j’en conclus qu’il était temps que je mette un terme à cette funeste passion dont je ressentis encore les conséquences pendant plusieurs semaines.
Là-dessus arriva la date du concours. De nouveau j'allais vivre la griserie des épreuves écrites : première dissertation, seconde dissertation, version anglaise, version latine, grammaire, ancien Français… La pauvre Claudine, de plus en plus malade à cause de sa grossesse, avait dû renoncer à se présenter. La veille du premier jour, j'avais abandonné toute révision, et pour me détendre un peu, j'étais allé au cinéma. J'avais besoin de cette plongée dans la solitude pour me concentrer sur moi-même afin d'en tirer le meilleur. J'étais allé voir, dans une salle des Champs-Élysées, les Parapluies de Cherbourg qui venaient de sortir. Et voilà que, dans l'état de surexcitation intellectuelle où je me trouvais, la musique agissant sur mes nerfs, je me mets à fondre en larmes ! Quand la lumière se ralluma je ruisselais ! Les thèmes de ce film, en effet, étaient exactement ceux qui pouvaient me toucher le plus : le temps qui passe, l'usure des sentiments, l'infidélité de la vie, la banalité quotidienne qui finit par avoir raison de tout. Moi qui aurais tant voulu que mon enfance durât toujours, que jamais ne se perde cet amour absolu, irremplaçable, de ma mère, lorsqu'elle venait me chercher à la sortie de l'école et que je tournoyais dans ses bras. Tout le reste de ma vie n'avait été qu'une longue tentative pour retrouver cet amour perdu, une longue lutte pour tenter d'en faire perdurer la grâce...
Le lendemain, le sujet de la première dissertation portait sur Rousseau ! Et tout ce que j'écrivis sur les Rêveries d'un promeneur solitaire, je l'écrivis en pensant aux Parapluies de Cherbourg. Oui, c'est cela ! c'est bien cela, Rousseau ! cet éternel regret des Charmettes et de madame de Warens ! Ce n'est pas autre chose que cela, ce vieil homme errant dans les rues de Paris, au soir de sa vie, et qui, sans aucun espoir d'être lu, sur des cartes à jouer, pour aucun autre que lui-même, évoque les grands moments de sa vie, ressasse les mêmes anecdotes qu'il a déjà tant de fois racontées : Aujourd'hui jour de Pâques fleuries... Je ne fais pas une dissertation, j'écris un poème où mon propre discours s'entremêle aux citations d’une oeuvre que je connais par coeur...
L’écrit fini, tout en préparant l'oral, je continuais les répétitions de Yedermann. La date de la tournée avait été fixée de manière à me permettre de terminer le concours. Nous devions jouer pendant tout le mois d'Août. Jamais les choses n'avaient été mieux organisées. Patrick Poitevin montrait une remarquable efficacité dans le travail (et je pus mesurer la distance qui me séparait de lui) : La presse avait été contactée et commençait déjà à publier des articles sur nous. Après Venasque nous devions donner des représentations devant la porte juive de la cathédrale de Carpentras, lieu prédestiné pour un tel spectacle et les journalistes parlaient du Premier Festival de Carpentras, Patrick Poitevin était comparé à un nouveau Vilar. Il affectait d'en rire, mais je le soupçonnais d'y prendre plus de plaisir qu'il ne le disait. Il commençait d'ailleurs à nous agacer un peu avec ses airs (nous en parlions parfois entre nous, Christian, Bob et moi, nous supportions son autorité parce qu'elle nous était nécessaire mais il ne fallait tout de même pas qu'il oublie qui l'avait fait roi ! )
Grâce aux Parapluies de Cherbourg, je fus déclaré admissible à l’écrit de l'agrégation. Restait l'oral ! épreuve encore bien plus redoutable. Dès le premier jour je ratai complètement le latin (un texte de Virgile auquel je n’avais rien compris). Ainsi le latin, dix ans après, me rattrapait ! Désespoir ! Plus aucune chance d'être reçu. Tant d'efforts pour rien ! Le reste se passa dans la souffrance. La dernière épreuve terminée, désespéré, je partis à la campagne avec Claude et Sylvie pour me changer les idées. Le lendemain on me téléphone, c'est André. Il faut que je revienne tout de suite. Je suis reçu !

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Le roman d'un homme heureux" de Pierre Parlier