J’appris par Anna, quelques jours à peine après la dernière représentation, qu’il était parti sans prévenir personne pour aller faire son service militaire. Ainsi il nous laissait tomber comme de vieilles chaussettes ! C’était bien dans sa manière !… Moi qui pensais que nous allions faire la fête, nous retrouver, reparler du spectacle, envisager une tournée, que sais-je ? enfin que la fête ne faisait allait continuer… La solitude me retombait dessus encore une fois et comme toujours. Je lui envoyai une lettre vengeresse où je lui disais qu’une chose au moins lui restait à apprendre de son métier : la courtoisie qu’on doit à ses acteurs. Je ne reçus pas de réponse. Il disparut ainsi de mon horizon du jour au lendemain et je ne le revis plus jamais sinon une fois, par hasard, des années plus tard, à la sortie d’un théâtre. Il avait l’air plus sombre que jamais et eut un mouvement de recul en m’apercevant. Il pensait sans doute que j’allais lui ressortir mes vieilles rancoeurs. Mais non, voyons ! moi, j’étais tout à la joie de le retrouver, de retrouver ma jeunesse. Nous échangeâmes quelques propos insignifiants et puis chacun repartit de son côté. J’appris quelques temps plus tard qu’il venait de mourir d’un cancer.
En attendant, au terme des représentations de Bajazet je n’avais plus d’occasion de revoir ma jolie suivante. J'osai donc lui téléphoner pour lui proposer que nous dînions un soir ensemble. Elle accepta. J'étais très fier car la première fois j’allais sortir avec une jeune fille d’un niveau réellement gratifiant pour mon image (j'avais cherché pour lui donner rendez-vous un endroit où j'aurais le plus de chance d’être vu par des gens que je connaissais et j'avais choisi le Cluny). Elle arriva vêtue d'une robe noire, coiffée d'un turban, et commença par me raconter, en sortant de son sac un briquet en or, qu'elle était très honteuse parce que ce briquet lui avait été offert par un garçon qu'elle venait de quitter et auquel elle avait négligé de le rendre. Nous reparlâmes d’abord évidemment des représentations qui venaient de s’achever. Je lui dis ce que je pensais de Patrick Poidevin mais elle ne partageait pas mon avis. Elle trouvait que c’était un homme remarquable. Elle lui devait tout, disait-elle, il l’avait initiée au théâtre et elle attendrait qu’il revienne pour remonter sur scène (ce qui tua dans l’œuf le vague projet que je faisais déjà de monter un spectacle pour elle). J’essayai de lui démontrer qu’elle avait tort et qu’elle valait mieux que cela mais ce fut en vain (le soupçon naquit alors en moi qu’elle avait peut-être été sa maîtresse sans que je m’en doute et que c’était la raison de sa présence dans ce spectacle mais je ne parvenais pas à y croire). Bref, au bout d'un moment, il fallut décider où nous irions dîner. Je lui proposai un restaurant de grand standing que je connaissais dans le quartier (j’y avais longuement réfléchi avant). Mais arrivés devant, nous nous apercevons qu’il est fermé. Funeste contretemps ! Peu importe, j’en choisis un autre... même chose ! Et je me rends compte alors que nous sommes dimanche et que le dimanche tous les restaurants de Paris sont fermés. Nous trouvons enfin une petite pizzeria dans laquelle nous mangeons passablement. Mais que faire ensuite ? Mon idée était d'aller dans un cabaret, je connais bien les cabarets, l’Écluse était à deux pas, c’est là que j’avais découvert Barbara, les cabarets c’est ma spécialité, j’aurai mille anecdotes et souvenirs personnels à lui raconter… Mais il s’avère que les cabarets eux aussi sont fermés le dimanche. Après divers essais infructueux nous échouons aux Trois Maillets. La musique trop forte m'empêche de parler. Lorsque je veux l'inviter à danser elle prétend qu'elle ne sait pas. Je sens la sueur couler sur mon front. Il est évident que je cours à la catastrophe… Au bout d'un moment, par acquit de conscience j’essaye de l'embrasser. Elle se dégage doucement. Je n'insiste pas. En la raccompagnant je lui demande si elle est d'accord pour un nouveau rendez-vous. Un autre jour que dimanche les restaurants seront ouverts. Elle ne refuse pas. Une bouffée d'espoir me redonne vie. Au rendez-vous quelques jours plus tard il n’y avait personne. Je n’ai plus jamais entendu parler d’elle.
Au fond, me dis-je, tant pis, elle était stupide. Je peux au moins conserver un motif de satisfaction : André m'a aperçu en sa compagnie lorsque nous étions au Cluny. Il me le dira quelques jours plus tard quand je le rencontrerai et ne tarit pas d'éloge sur sa beauté. Il est plus que jamais rempli d’admiration pour moi !…
Des femmes, en réalité, je n'en avais guère. C'était le déficit permanent qu'il me fallait sans cesse combler, la malédiction qui continuait à me poursuivre, la solitude toujours réapparaissant comme un vampire attaché à sa proie ! Le mot dragueur venait d'être mis à la mode par le film de Jean-Pierre Mocky et on aurait très bien pu me ranger dans cette catégorie si rien ne m'avait ennuyé davantage, en réalité, que cette activité à laquelle je ne me livrais que par nécessité. Rien n'était plus rebelle à ma nature timide que cette quête perpétuelle qui était simplement une lutte désespérée pour survivre. Je retournais aux Tuileries dès que je le pouvais et recommençais mes rondes interminables, mais les jours passaient sans que je trouve rien. Les femmes aperçues de loin étaient souvent si décevantes une fois parvenu à leur hauteur ! Je haïssais leur laideur. Parfois, pourtant, je croisais une jeune fille à la démarche arrogante, alors la peur soudain s'emparait de moi : Comment pourrais-je espérer lui plaire ? et puis de toutes façons elle se dirigeait vers la Concorde et moi vers la Madeleine, à quoi bon me détourner de ma route ?... Mon estomac se tordait, ma gorge se serrait... Cependant, il m’arrivait aussi de prendre mon courage à deux mains. Je rebroussais chemin et je me mettais à la suivre, en prenant mille précaution pour qu’elle ne s’en aperçoive pas !… Je faisais d'interminables détours, passant de l'autre côté des bassins, par delà les pelouses, revenant, puis m'éloignant de nouveau, faisant ainsi des kilomètres par des itinéraires compliqués. Mes rivaux m'observaient de loin. Car j’avais des rivaux ! nous nous repérions entre nous, nous nous connaissions, c’était toujours les mêmes. Ils traçaient leurs propres itinéraires selon une géographie qui couvrait la surface entière du jardin, personne n'ignorait ce que faisait les autres. Et puis la proie convoitée passait la grille du jardin, sortait de l'espace enchanté où sa conquête eût été possible pour disparaître dans la ville, alors nous reprenions notre quête obstinée chacun de son côté. À la fin, je rentrais chez moi fourbu mais le coeur content car, malgré tout, puisque j'en avais aperçu une ou deux avec qui peut-être c’eût été possible si j’avais eu du courage, peut-être que demain ce courage je l’aurais, et alors !…
Ah ! non ! cette activité solitaire n'était pas un plaisir, mais une torture imposée par le désespoir. Il me fallait en sortir, mais en l'absence de tout autre moyen, je ne voyais que cette solution. Parfois je rencontrais André qui se livrait à la même quête que moi. Mais lui, il lui suffisait de faire un tour pour trouver celle qu'il cherchait et souvent il repartait avec elle. Je n’en croyais pas mes yeux. Pourtant, bon sang, il était tellement laid !
Parfois cependant le sort m'était plus favorable. Après des jours et des jours de recherches inutiles il se trouvait une conjonction d'éléments favorables qui faisait que soudain… Alors c'était tellement merveilleux ! J’étais en une fois récompensé de toutes mes souffrances. C'est ainsi qu'un jour j'aperçus une toute jeune fille au teint incroyablement pâle, avec de longs cheveux longs, très noirs et de grands yeux de biche. Elle pleurnichait dans l’allée centrale du jardin, en sautant sur un pied et en tenant sa chaussure à la main. Je lui propose aussitôt de l'aider, elle s'appuie sur mon épaule et sautille ainsi jusqu'à un banc. Le mal réparé, je l'invite à venir boire quelque chose à la buvette toute proche. Elle demande au serveur un verre de lait avec un gâteau aux amandes. Elle a une toute petite voix et rit quand je lui dis qu'elle ressemble à un personnage de la comtesse de Ségur. Elle a seize ans. Pour faire le brave je lui demande à brûle-pourpoint si elle est vierge. Elle me répond simplement : Non. Comment ça, non ! Elle me raconte alors que son père est chirurgien et qu’il n'est presque jamais à la maison parce qu'il entretient une liaison avec une maîtresse ; sa mère est infirmière et elle a des horaires de travail très irréguliers elle aussi, elle ne la voit pas très souvent. Lorsqu'elle avait douze ans un ami de son père est venu chez elle pendant qu'elle était seule et l'a violée. Elle n'a rien osé dire. Le lendemain il est revenu et il a recommencé. Depuis elle est toujours sa maîtresse, cela fait quatre ans que ça dure... Je l'écoute parler. Elle me raconte tout ça de sa voix douce et tranquille comme s’il s’agissait de choses anodines. Une mythomane, peut-être. En tous cas elle a un corps parfait. Elle me dit qu'elle s'appelle Éva (le nom, lui aussi naturellement, elle l'a sans doute inventé, mais il me convient : Éva ! énigmatique, irritante, belle, secrète, fragile, tendre, égoïste, perverse ou pure, femme-enfant inaccessible et déroutante ! Éva…) Elle m'avertit, avec le sérieux qu'elle met à tout, qu'à la suite de ses mésaventures, elle est devenue complètement frigide et ne supporte pas qu'on l'embrasse sur la bouche. Mais à part ça, pour le reste, pas de problème. Je peine à garder mon sang-froid. Nous nous quittons en nous donnant rendez-vous pour le lendemain car elle est très heureuse, me dit-elle enfin, de m'avoir rencontré. Et moi donc !

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