Car je n'étais plus étudiant et j'allais commencer une nouvelle vie ! Je m’engageais sur des terres inconnues, cette perspective m'angoissait. Chaque année à la même époque je me demandais avec impatience quels seraient mes nouveaux camarades, mes nouveaux professeurs mais c’était dans la continuité, le prolongement de ce que j’avais vécu l’année précédente et je me réjouissais de revoir ceux que je connaissais, de retrouver des lieux familiers. Cette fois j'allais être projeté d'un seul coup dans un milieu, un mode de vie dont j’ignorais tout. Comment allais-je pouvoir supporter que mon temps soit entièrement occupé par mes obligations de service. Fini la liberté !… Ce n'était pas tant le travail pourtant que je craignais, c'était la solitude. Pour ce qui est de la solitude, je fus servi ! Tout ce qui jusqu’ici m’avait paru indispensable pour vivre disparut du jour au lendemain. Chaque matin il me fallait maintenant aller gare du Nord prendre mon train pour traverser d'interminables banlieues. Je contemplais en somnolant le ciel d'un rose sale au dessus des cités : Sarcelles, le Bourget, Orry a ville... ces noms me devinrent peu à peu familiers. J'arrivais en gare de Creil quand le jour n’était pas encore levé, il me restait à marcher à travers des faubourgs jusqu'à un pont qui passait au dessus de la voie ferrée. De l'autre côté trois gigantesques cheminées d'usine crachaient leur fumée noire. C'est là qu'était mon lycée.
Je ne connaissais personne, je voyais des professeurs qui prenaient le même chemin que moi depuis la gare, mais pas un pour m'adresser la parole. Et chaque matin ce fut ainsi, durant des semaines, les mêmes visages fermés, les mêmes collègues indifférents. J’étais devenu transparent. Je compris que les relations entre les hommes ne fonctionnaient pas comme je l’avais imaginé jusqu’ici. Je n’étais plus étudiant, j’étais devenu un adulte.
Je me fis pourtant quelques amis avec le temps. La première personne à qui j'eus l'occasion d'adresser la parole était une grosse fille qui passait pour un peu folle parce qu'elle arrivait chaque matin au lycée en moto, vêtue d'une salopette qu'elle entreprenait d'ôter une fois dans la salle des professeurs après avoir enfilé par dessus la robe avec laquelle elle allait faire cours. Il lui fallait pour cela la faire glisser le long de son corps par de subtiles contorsions tout en se dégageant de sa salopette, si bien qu’on voyait toujours surgir inopinément au milieu des tissus quelque morceau de ses chairs blanches sous l’œil mi apitoyé et mi scandalisé de ses collègues. Elle ne faisait pas cela pour se faire remarquer pourtant, bien au contraire ! elle faisait tous ses efforts pour rester discrète mais plus elle s’appliquait plus le résultat était catastrophique. Pour prévenir les sollicitations dont elle aurait pu, selon elle, être l’objet, elle évoquait sans cesse l'existence d'un mythique fiancé qui l’attendait en Angleterre et portait même une alliance pour les décourager, disait-elle. On adoptait à son égard une attitude condescendante dont par bonheur elle n’avait pas conscience et je fus heureux d'avoir ainsi trouvé quelqu'un avec qui échanger quelques mots lorsque j'arrivais le matin car personne d’autre ne lui adressait la parole. Ma seconde relation fut un jeune homme discret et timide, professeur d'histoire, qui habitait non loin du lycée. Il vivait seul et je me demandais comment il pouvait supporter cette existence misérable. Que faisait-il de ses soirées une fois rentré chez lui ? Il ne se plaignait jamais pourtant et semblait résigné à son sort. Nous allions quelquefois, à la sortie des cours, prendre un café près de la gare, et c'était des moments de mélancolique intimité. Mais à part ces quelques contacts épisodiques mon isolement était total. Chacun menait sa vie sans s'occuper des autres. Un professeur de mathématiques, d'une quarantaine d'années, arrivait tous les matins par le même train que moi. Nous suivions ensuite de conserve le chemin qui menait au lycée sans que jamais il daignât m'apercevoir, et nous allions ainsi l'un derrière l'autre par la rue toute droite, moi obligé de régler ma marche sur la sienne. Le même manège dura ainsi toute l'année ! Parfois, à mi-chemin, il rencontrait une collègue qui sortait de chez elle et à qui il faisait la cour. Je l'enviais car au moins, il ne faisait pas le chemin tout seul !
Ma vie devenait absurde et je sentais même parfois monter en moi une sorte de désespoir lorsque je rentrais chez moi, le soir, la tête bourdonnante du son de ma propre voix que j'avais entendu résonner toute la journée au dessus du tumulte des élèves. Je retrouvais mes parents, à l’heure du dîner. Qu'y avait-il de changé au fond depuis mon enfance, lorsque nous écoutions la radio avant d'aller nous coucher ? La télévision avait remplacé la radio, et c'est tout. Et il n'y avait même plus l'espoir que ça change, puisque j'avais désormais achevé mes études. Je sentais bien qu'il aurait fallu que je parte pour aller vivre ailleurs, mais plus que jamais je m’en sentais incapable.
Il me restait mes amis, heureusement, et puis aussi le théâtre. J'avais recommencé à voir Claudine Collasse qui avait enfin donné naissance à son enfant et recommençait à préparer l'agrégation. Je l'aidais à traduire ses textes d'Ancien Français. Nous alternions comme autrefois travail et caresses auxquelles s'ajoutaient maintenant les biberons. Et puis surtout nous pouvions nous voir à Paris, et là elle décida de me reprendre en main
. Nous nous rencontrions dans des hôtels en cours d’après-midi, les jours où je n’avais pas cours, mais comme nous n'osions pas nous adresser à des établissements honnêtes puisque ce que nous faisions n’avait rien d’honnête, nous courions les bouges : rue des Lombards, rue Saint-Martin, place Maubert... Il fallait remplir une fiche. « - C'est pour la nuit ou pour un rendez-vous ? » Le patron me flanquait une serviette sur le bras et la clé par dessus. « - Chambre 18 ! premier étage. » Parfois il y avait un miroir au plafond quand l’établissement était spécialisé. Tout ce qu’on peut imaginer dans ce domaine j’en fis l’expérience avec elle. Elle était toujours d'accord pour tout, toujours ravie, avec cette propension à l'enthousiasme que j’aimais tant chez elle. « - Je n'ai jamais fait ça avec mon mari, je te le jure ! me disait-elle. » Naturellement tous mes problèmes avaient disparu. Je n’avais plus peur. Du coup nous cherchions toujours quelque chose de nouveau pour entretenir notre excitation. Un jour nous avions imaginé d'aller prendre le métro à une heure d'affluence, elle entièrement nue sous son manteau. Nous fîmes une station avant de nous replier prudemment. Une autre fois je lui proposai d'aller nous promener dans le jardin des Tuileries un peu avant la nuit. Je la suivrais de loin, elle se laisserait aborder… Ce ne fut pas elle qu’on aborda ! De nouveau nous opérâmes une prudente retraite. Tous ces jeux ne parvenaient pas cependant à me satisfaire. L’imagination est limitée, hélas, en ce domaine ! J’avais infiniment de tendresse pour elle mais je ne l’aimais pas et j'étais toujours en quête de la femme de ma vie.
Là dessus Patrick Poitevin, que je n’avais pas revu depuis Venasque, me contacta pour me demander si j’accepterais de jouer le rôle d'Acomat dans Bajazet qu’il voulait monter pour le printemps. Je dis oui aussitôt bien sûr et cela me valut d’ailleurs quelques difficultés avec mes anciens camarades des Trois Masques qui continuaient, eux, à mener une sourde guerre contre lui. Ils m'accusèrent de les trahir. Robert Gironès m'écrivit une longue lettre dans laquelle il me menaçait même de me « casser la gueule » si je passais à l'ennemi. Finalement, après de nombreuses négociations, un accord fut trouvé selon lequel je lui laissais la propriété de la troupe des Trois masques et du nom que nous avions illustré ensemble et Patrick Poitevin constituerait une autre troupe à laquelle je participerais à titre individuel.
Je ne regrettais pas d'avoir abandonné mes vieux Trois masques. Poitevin m'admirait. Acomat était le rôle principal et une fois de plus je serais la vedette. Le personnage devait, selon lui, rappeler le cardinal de Mazarin, ce qui me valut d'être affublé d'une ample robe violette conçue par Patrice Cauchetier. Je devais en outre parler avec onction et faire des gestes lents. Les autres personnages étaient peu à peu pris dans mes filets (figurés par une cage de gardien de but ! ). Évelyne jouait le rôle de Roxane. Avec sa voix grave et son visage verdâtre, éclairé d’en haut par une lumière crue, elle était tout à fait effrayante ! Anna jouait celui d’Atalide. Pendant toute la semaine que dura la série des représentations, je vécus une aventure merveilleuse. La fréquentation quotidienne du théâtre remplissait ma vie. J’oubliais le lycée. Toute ma journée s'ordonnait autour de la représentation du soir. L'heure venue, je retrouvais mes camarades. Un spectacle c'est comme une croisière, on vit en complète autarcie dans les coulisses du théâtre comme dans les coursives d'un bateau. Je trouvais une plénitude, une intensité de bonheur qu'aucune autre expérience ne m'apporta jamais. Décidément j'étais fait pour le théâtre, me disais-je, j'avais raté ma vocation et maintenant c’était trop tard !... Et puis il y avait dans la troupe une jeune fille qui ne jouait que le rôle d'une suivante mais qui était très « classe » : brune, élégante, distinguée, toujours vêtue avec raffinement. Assez distante, elle m'effrayait au début mais peu à peu une certaine intimité s’était installée entre nous. Il y avait en effet un moment durant la représentation où nous devions attendre ensemble notre entrée en coulisse, et chaque soir nous palpitions de concert en écoutant les autres (en fait je palpitais tout seul car elle était d’un naturel placide et ne paraissait guère s’émouvoir, son rôle, il est vrai étant moins engageant que le mien). Parfois, comme je m'asseyais sur l’unique chaise qui se trouvait là, elle venait s’asseoir sur mes genoux et je sentais alors le poids de son corps sur mes cuisses à travers ma grande robe violette. J’aurais voulu prolonger ce moment le plus longtemps possible. Mais hélas venait inéluctablement celui d’entrer en scène et quand je plongeais dans la lumière, je ne savais plus où j’étais.

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