. Je restais ébloui par les journées que je venais de vivre, je repensais à peine à l'agrégation. C'est vrai ! j’avais été reçu. Je l'avais oublié. Dans les Pyrénées, François était chez lui. Nous partions tôt le matin pour de grandes excursions et parlions, tout en marchant, de notre vie, de notre solitude. Il y avait entre nous une intimité fondée sur le même pessimisme, le même désenchantement. Lequel de nous deux trouverait le premier la femme de sa vie ? François soliloquait tout en grimpant et moi derrière lui je m'essoufflais en peinant à le suivre. Il me parlait de sa conception de la beauté, de l’art, de sa conception de l'amour. Quand je n'en pouvais plus il me laissait au bord d'un ruisseau avec une tranche de lard et continuait à monter. Il me reprenait au retour.
Durant nos conversations nous reparlions souvent de cette Danitza, cette jeune fille au visage d’ange qu'il avait rencontrée l'année précédente à Zagreb lors d’une tournée du Théâtre Antique. Alors une lui idée vint, un peu folle : si nous partions ensemble pour aller la retrouver ? Je m'associais aussitôt à ce projet comme si son histoire était la mienne. Au retour des Pyrénées nous en parlâmes à Claude qui s'enthousiasma lui aussi pour cette idée et nous voici partis tous les trois, quelques jours plus tard, dans la vieille deux-chevaux de François, en direction de Zagreb.
Journées brûlantes et interminables sur les autoroutes italiennes, rapide arrêt à Venise que nous visitons de nuit, à l'heure où la ville est déserte. Nous n'avons qu'une seule idée en tête : retrouver Danitza. Lorsque nous arrivons à Zagreb la ville est écrasée de chaleur. Nous ne savons guère où nous loger mais cela ne nous gêne guère car nous avons décidé de dormir à la belle étoile. Un endroit quelconque au bord d'un canal, un peu en dehors de la ville. Nous posons nos sacs de couchage et nous endormons ainsi au pied de la voiture, si profondément même que le matin ce sont des policiers qui viennent nous réveiller en nous demandant de déguerpir.
Il ne nous reste plus qu’à nous mettre maintenant en quête de celle pour qui nous sommes venus et dont François n’a qu’une vague adresse qu’elle lui a laissée l’année dernière mais dont il n’est même pas sûr qu’elle soit encore bonne car ils ne se sont jamais écrit depuis qu’ils se sont quittés. L'adresse se situe dans une banlieue sinistre : alignement d'immeubles en béton au milieu d'un terrain vague. Deux jeunes filles qui attendent le bus nous font fait des signes en riant mais le comportement d'un groupe de garçons, non loin de là, nous incite à ne pas leur répondre. De bloc en bloc nous arrivons enfin devant une entrée lépreuse, couverte d'immondices dont le numéro correspond à celui que nous avons. C’est sûrement là. Nous décidons alors, Claude et moi, de laisser François à ses affaires et de retourner l’attendre en ville (nous avons convenu d’avance d'une cachette, sous une marche de l'Opéra dont il suffit de soulever la pierre, où il pourra nous laisser un mot quand il voudra nous donner rendez-vous). Tout cela est très romanesque mais en attendant, après le retour en bus, car bien sûr François a gardé sa voiture, nous nous retrouvons seuls.
Errance dans les rues, séances de cinéma (films incompréhensibles à cause de la langue). Le soir nous regagnons notre canal. François n'est pas revenu. Les policiers non plus heureusement. Nous passons une nuit tranquille. Le lendemain même programme, nous n’avons toujours pas de nouvelles. Et cela dure ainsi trois jours ! Trois jours pendant lesquels nous retournons sans cesse à l'Opéra soulever la pierre sous laquelle devrait se trouver un message et il n'y a toujours rien. Je commence à me sentir pris dans un piège. L'ennui devient insupportable. Nous n'avons absolument rien d’autre à faire qu'attendre. Claude, par contre, n'en semble pas affecté, le temps n'existe pas pour lui, il parle peu, rêvasse, dort, se baigne dans le canal, complètement nu (je guette avec inquiétude l'arrivée des policiers qui heureusement ne viennent pas).
Le troisième jour enfin il y a un petit rouleau de papier sous la marche de l’escalier : Quatre pages d'une écriture serrée dans lesquelles François nous narre son bonheur. Il a passé ces trois jours avec Danitza, ils sont allé se promener dans les environs… il termine en nous annonçant que nous sommes invités le lendemain à déjeuner chez ses parents, à l'adresse où nous l'avons laissé la dernière fois.
Nous arrivons le lendemain dans un petit appartement misérable où Danitza nous accueille. Depuis un an que je ne l'avais pas revue elle n'a pas changée : le même visage d'ange, avec de grands yeux bleus, des pommettes saillantes, des cheveux blonds cendrés et un air d'infinie douceur, et de la voir ainsi, dans ce décor sordide, elle en est encore plus émouvante. Sa mère vient nous accueillir, une grosse ménagère, amputé d'un bras dont le moignon – horrible détail ! - dégoutte de transpiration. La père arrive à son tour, un énorme colosse à moustache qui ressemble à Staline et nous accueille avec des débordements d'enthousiasme . Ni l'un ni l'autre ne parlent français mais cela ne semble pas les gêner. Apéritif, protestations renouvelées d’amitié. Le repas commence. Il y a des poivrons farcis - un plein chaudron posé par terre ! Le père continue à parler fort, remplissant joyeusement notre assiette et nos verres et nous resservant avant même que nous ayons fini. Au bout d’un moment nous déclinons poliment ses sollicitations, couvrant notre assiette de nos mains mais il insiste et nous ressert de force. Nous commençons à sentir les effets du vin. Ce repas devient une véritable torture. Il est impossible de lui résister. Nous mangeons, nous mangeons, nous buvons… Je jette sur le chaudron encore à demi plein un regard inquiet. Compte-t-il vraiment nous faire tout avaler ! Je me sens l'estomac dilaté, la tête me tourne, et en même temps il faut faire face à cet espèce de semblant de conversation qui se déroule par gestes tant bien que mal mais sans aucun répit ! Car il est bavard, le père, extrêmement bavard ! Voici qu’il me trouve une ressemblance avec Goebbles, il est content de sa plaisanterie, y revient sans cesse et me regarde en riant et en répétant : Goebbles ! Goebbles !... Il affectionne particulièrement aussi de prononcer mon prénom et dès que mon attention se relâche j'entends un terrible PIERR... qui me rappelle à l'ordre tandis qu'un nouveau poivron tombe dans mon assiette. Claude observe la scène en amateur raffiné de sadisme en tout genre. François, quant à lui, n’a d’yeux que pour Danitza. La mère promène son moignon au dessus de la table.
À la fin nous parvenons enfin à nous échapper. Nous sommes tous les trois complètement épuisés, à bout de forces, et n'avons pour seul recours que de nous affaler à l'ombre d'un mur devant l'entrée de l'immeuble. Quand nous nous réveillons il doit bien être cinq ou six heures. Le père de Danitza est en train de faire sa partie de boules entre deux blocs. Nous prenons la fuite en espérant qu'il ne nous a pas vus.
François cette fois est reparti avec nous. Il nous raconte les trois jours qu'il a passé avec Danitza, ne tarit pas d'éloges sur sa pureté, son innocence (je m'inquiète au passage de savoir s'il a couché avec elle. Oui, oui, apparemment. Il donne quelques détails. Il est toujours follement amoureux d'elle et nous sommes contents pour lui. Nous nous associons à son bonheur. Demain, nous dit-il, elle viendra nous retrouver pour le petit déjeuner. Il lui a indiqué l'endroit où nous couchions.
Le lendemain en effet nous la voyons arriver au bord de notre canal. Il est onze heures mais nous sommes toujours dans nos sacs de couchage. Elle s'amuse de notre équipage, riante légère, elle ne m'a jamais parue si charmante. En manière de plaisanterie elle entre dans le sac de Claude qui fait sa tête d'ahuri. François rit jaune. Elle ressort du sac, nous nous habillons. François nous prend en photo. Quelques heures plus tard, nous nous promenons ensemble dans les rues de Zagreb. François et Danitza marchent devant, Claude et moi un peu plus loin derrière. Soudain elle se retourne, revient vers Claude et lui administre une retentissante paire de gifles, puis s'enfuit par une rue transversale et disparaît sous nos regards ahuris tandis que le malheureux se défend comme un beau diable : « - Mais qu'est-ce que je lui ai fait ? qu'est-ce que je lui ai fait ? Je vous jure que je n’ai rien fait !… » Nous ne saurons jamais en vérité ce qu'il lui a fait, nous ne saurons jamais ce qui s'est passé dans la tête de Danitza à cet instant. Rien, jamais rien ne me permettra de le deviner car Danitza a disparu pour toujours et ni François ni Claude ni moi ne la reverrons jamais.
Mais il fallait bien continuer notre voyage puisque nous avions prévu de rester ici deux semaines. Nous voulions visiter la côte dalmate, descendre jusqu'à Dubrovnik. Ce fut pour moi de nouvelles souffrances. Mes deux camarades ne concevaient ce genre de voyages que comme une errance solitaire où le principal impératif était de ne traverser que des endroits absolument déserts. Nous passions donc nos journées sur des plages magnifiques mais vides, écrasées par la chaleur, et demeurions là, couchés sur le sable, du lever au coucher du soleil. Le temps ne semblait pas exister pour eux, ils rêvassaient, s'émerveillaient d'un caillou, ressassaient sempiternellement l'histoire de Danitza. Le soir, nous allions chercher un coin pour installer nos sacs de couchage. Le matin, notre seul contact avec la civilisation était d'entrer dans un village pour trouver une fontaine où nous laver et une boutique où nous pourrions acheter quelques provisions. Claude hésitait pendant des heures entre deux boites d'anchois sans même remarquer l’exaspération du marchand. Il avait l’air de somnoler. Quand on ressortait il nous montrait un bocal d’olives qu’il avait fauché sans qu’on s’en doute. Il prétendait qu’il n’avait jamais été aussi heureux de sa vie.
Un matin de la seconde semaine, au réveil, nous soulevons le coffre de la voiture comme d'habitude pour prendre nos affaires, nos valises ont bien là mais quand nous les ouvrons nous nous apercevons qu’elles sont complètement vides ! Tous nos vêtements ont disparus. La voiture était pourtant à quelques mètres de nous et nous n'avons rien entendu ! (Claude constate avec satisfaction que les insomnies dont il souffrait sont en voie de guérison). En tous cas nous voici bien obligés de rentrer en France. Nous n’avons plus rien à nous mettre. Sauvé ! J'échappe à l’enfer.

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