Diaphane, délicate, sucrée comme une friandise ! Je me complais à repasser dans ma tête les épisodes éminemment poétiques de cette rencontre : la petite nymphe trébuchante, sa chaussure à la main, dans la grande allée des Tuileries, cette façon de commander un verre de lait, ces propos délicieusement licencieux !… Tout cela me paraît sortir tout droit d'un roman libertin du dix-huitième siècle.
Je la revois le lendemain. Elle veut bien coucher avec moi, me dit-elle, à condition que je ne l'embrasse pas – c’est bien compris, n’est-ce-pas ! - et que je ne m'attende pas à ce qu'elle jouisse. Seulement il y a un obstacle, toujours le même : nous ne savons pas où abriter nos ébats. Chez elle, impossible, chez moi pas question. Nous ne pouvons pas aller à l'hôtel à cause de son âge. Faute de mieux nous nous réfugions dans les bocages complaisants du Bois de Boulogne. Un coin d'herbe poussiéreux derrière un bosquet. Nous nous allongeons en gardant un oeil sur les environs. De l'autre côté on entend la rumeur de la circulation. Silhouettes furtives de voyeurs derrière les arbres. Cela la fait rire et ne semble pas la gêner. J'entreprends de la déshabiller, me déboutonne moi-même… et soudain… la sensation d’une brûlure désagréable… de plus en plus insistante… À peine avons-nous le temps de réaliser ce qui nous arrive qu’il est déjà trop tard : nous sommes couchés sur un buisson d'orties ! Bientôt la douleur est insupportable (et on devine en quels endroits ! ) Nous sommes en feu. Nous nous sauvons en nous tordant de douleur... et de rire. Je lui propose alors d'aller demander l'hospitalité à André. Peut-être acceptera-t-il de nous prêter sa chambre.
Lorsque nous arrivons, il est en train de travailler. En voyant Éva il me fait mille signes dans son dos pour me témoigner son admiration. Nous restons un moment à parler, elle et moi assis sur le lit et lui à son bureau. Tout en parlant nous commençons à nous caresser. Le pauvre André perd contenance, finit par se retourner discrètement en nous disant qu'il continue à travailler et qu'il ne faut pas s'occuper de lui. En moins de deux la voilà de nouveau déshabillée et pour la première fois je peux la contempler. Quelle splendeur !... le corps le plus parfait que j’aie jamais vu, le plus fin, le plus lisse. Ses grands cheveux noirs s'enroulent autour de ses épaules et font ressortir la blancheur de sa peau, ses jambes sont longues et fines, sa pose naturellement gracieuse ! elle n'a pas la plus petite imperfection, elle ressemble ainsi à une de ces petites statuettes en ivoire d’extrême orient. André, qui ne parvient pas à se concentrer sur son travail, se retourne, de moins en moins discrètement, pour nous regarder. Bientôt il vient nous rejoindre sur le bord du lit, spectateur d'abord, puis s'associant à mes caresses. Elle se laisse faire, indifférente. On dirait que rien de tout cela pour elle n’a d’importance. Il s'excite de plus en plus, se démène, plonge la tête entre ses cuisses. J’observe avec fascination et horreur le spectacle de ce gros homme qui se remue sur ce corps sublime. Et puis à un moment il se détache d'elle, s'écarte, visiblement énervé. Il n’a pas dû pouvoir se retenir et fâché contre lui-même préfère se retirer. J'ai l'impression aussi qu'il m’en veut, mais de quoi ? craint-il que je lui aie tendu un piège ? Nous finissons par repartir, penauds, sans que rien d’autre ne se soit passé.
M'aimait-elle ? C'est difficile à dire. On ne devinait pas facilement ce qu'elle pensait, elle était la plupart du temps préoccupée de choses insignifiantes mais qui avaient pour elle beaucoup d'importance : ce qu'elle mangeait, le temps qu'il faisait et l'influence que cela pouvait avoir sur sa santé. Elle était sujette à des allergies, à des malaises de toutes sortes et ne se départissait jamais d'un très grand sérieux lorsqu'elle parlait d'elle-même. Il en était de même de sa vie sentimentale : elle se disait frigide mais avait de brusques accès qui la portait à des débordements. Elle m'avait parlé d'une amie qu'elle connaissait depuis longtemps et qu'elle voulait me présenter. Elle prétendait qu'elle était liée à elle par des rapports télépathiques. Elle me l'amena un jour. C'était une grande fille du même âge qu'elle, avec un gros pull-over en laine tricotée et des cheveux hirsutes. Elle n'était pas sans charme. Mais la rencontre fut sans suite.
Ainsi, j'avais une petite amie, comme j'en avais toujours rêvé, les apparences étaient sauves, mais je restais cependant insatisfait : après l’expérience inachevée de la chambre d’André le problème demeurait entier de l’endroit où nous pourrions nous rencontrer. Alors le souvenir me revint de Jacqueline dont la dernière rencontre datait de plus d’un an. Il me semblait maintenant que je l'avais follement aimée à l’époque, je me rappelais Zell-am-Zee, le retour en train, et puis cette soirée à Rambouillet et le pathétique adieu dans la gare et puis cet épisode grotesque de ma fuite éperdue sur les quais de la Seine. Jacqueline c'était comme les images d'un film que j'aurais aimé revoir, la seule femme au fond pour qui j'eusse éprouvé un véritable amour, du moins m’en persuadais-je, et je me mis dans la tête qu’il me fallait à tout prix la retrouver. Je lui écrivis. Quelques jours plus tard une lettre me parvint du Maroc. Elle était partie là-bas pour enseigner, me disait-elle, et cette nouvelle vie l'avait beaucoup changée, mais elle se souvenait toujours de moi elle aussi et justement elle devait revenir à Paris dans quelques semaines… C'était une longue lettre. Je retrouvais ce style élégant que j’avais tant apprécié quand nous correspondions. Comment pouvait-elle avoir cette grâce naturelle d’écriture que je lui enviais ? Je lui répondis moi aussi une longue lettre et notre correspondance reprit de plus belle.
Quand vint le jour de son retour il fut convenu que j’irais l’accueillir dès son arrivée à l'aérogare des Invalides afin de ne pas perdre une minute tant nous étions impatients de nous revoir. Je faisais les cent pas dans le hall en l’attendant. Je me disais que cette fois notre histoire allait vraiment s’accomplir après tant d’atermoiements et je repassais dans ma tête les images de nos premières rencontres. Au fond dès le début j’avais senti que nous étions faits l’un pour l’autre… Les minutes s’écoulaient avec une lenteur désespérante. De temps en temps un paquet de voyageurs remontait du sous-sol chaque fois qu’un nouvel autocar venait d’arriver et je m’étais placé juste en haut de l’escalier roulant afin de la voir apparaître. Soudain je la vis en effet… sa tête d’abord, puis ses épaules, puis son corps tout entier… Mais la tête m’avait suffi. Tout de suite j’avais compris que c’était une catastrophe ! C’était elle… et ce n’était plus elle ! Un visage grossi, dont les proportions s’étaient altérées, trop large, trop rond, des cheveux coupés courts comme une vulgaire employée de bureau. Plus du tout cet air de petit renard du désert que j'avais connu. On retrouvait pourtant son nez pointu, son menton triangulaire, tous ces détails que j’avais aimés, mais c'étaient maintenant comme les vestiges incongrus d’une jeunesse éteinte dans un ensemble où ils n’avaient plus leur place. Elle me souriait. Nous nous embrassâmes. D’un autre côté je n'étais pas mécontent de la revoir car je savais que cette fois il n’y aurait aucun obstacle à ce qu’on couche ensemble. Ce que nous fîmes en effet, car elle était prête à tout ! Elle avait changé, disait-elle… Oui, vraiment, elle avait beaucoup changé, c’était le moins que l’on puisse dire !…
Nous allons prendre un verre dans un café tout proche et aussitôt la conversation porte sur ses expériences sexuelles. L'érotisme semble être devenu son principal sujet de préoccupation. Elle me parle des hommes, de leur comportement, me raconte des histoires qu'elle trouve pittoresques et que je trouve dégoûtantes, des histoires qui se passent dans des toilettes de restaurant. Elle veut absolument que nous allions à l'hôtel, toutes affaires cessantes, et me dit qu’elle en connaît un très chic tout près d’ici. Je pense en moi-même que ça me changera des établissements que je fréquente avec Claudine. Seulement il y a un ennui : je n'ai pas du tout l'intention de passer la nuit avec elle et je ne sais pas du tout si on peut aller dans ce genre d’hôtel pour un simple « rendez-vous » ? Quand je lui pose le problème elle n’a pas l’air de s’en inquiéter, me dit que je pourrai repartir quand je veux et qu’elle passera la nuit toute seule.
L’hôtel est à côté. Je paye d’avance, y compris son petit déjeuner, et préviens qu’elle sera toute seule demain matin. Nous nous retrouvons au lit. Elle veut m'apprendre des « caresses » (ce qu’elle appelle des caresses) que je ne connais sans doute pas, mais elle est un peu déçue quand elle constate que je les connais déjà (les leçons de Claudine n'ont pas été inutiles) et même que je peux lui en apprendre d’autres qu’elle n’a jamais pratiquées et auxquelles d'ailleurs elle se prête de bonne grâce car elle ne se dérobe à rien, au contraire, elle en redemande et je découvre en elle une froide technicienne à qui rien ne fait peur. Et ce qui m'irrite particulièrement c'est qu'elle s'obstine à habiller tout cela d'une phraséologie sentimentale qui me paraît tout à fait déplacée. Elle m'appelle mon chéri, se dit heureuse de se retrouver dans mon lit, comme s'il ne s'agissait pas tout simplement d'un lit d'hôtel, affecte de bruyants orgasmes dont l'authenticité me paraît plus que douteuse. Au bout d'un moment je ne peux plus supporter sa vulgarité. Il me semble être tombé dans des bas-fonds crapuleux. J’en profite autant que je peux mais avec un sentiment d’écoeurement et je me sens soulagé enfin lorsque je la quitte, sans qu’elle fasse d’ailleurs mine de me retenir.

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