Leur nombre augmentait sans cesse d’une façon vertigineuse : d’un côté le lycée, de l’autre le théâtre, et puis les femmes bien sûr, Éva, Jacqueline, Claudine, dont chacune ignorait l’existence des autres, et les amis, André, mon vieux complice, qui avait été nommé au lycée de la porte de Vanves et continuait comme moi à arpenter le dimanche les allées des Tuileries, Claude et François, mes alter ego, Christian, au charme ambigu et canaille, Anita enfin, à qui me liait une amitié de plus en plus passionnée et en compagnie de qui je déambulais dans les rues du Quartier Latin en parlant de Proust ou du Quatuor d’Alexandrie que nous étions tous deux en train de lire (elle préparait l’agrégation cette année-là). Et puis au delà de tout ça ou plutôt en deçà, il y avait la vie avec mes parents, les soirées monotones devant la télévision, les disputes avec mon père, les éternelles plaintes de ma mère : « - Tu ne nous dis rien, tu ne nous raconte jamais rien !… »
Ma relation avec Jacqueline s'acheva d'une façon pitoyable. Elle me parlait souvent d'une amie qu'elle trouvait très belle et qu'elle voulait absolument me présenter. Alléché par cette idée je lui proposai de sortir à quatre avec Christian. Je crois qu'il y avait chez elle comme chez moi le désir de trouver ainsi l'occasion de procéder à un échange de partenaire. Christian fut naturellement enchanté de l'idée et nous avions convenu de sortir un soir et de terminer ensuite notre nuit à l’hôtel sous prétexte d’attendre l’heure des premiers métros (argument qui valait ce qu’il valait mais qui avait l’avantage de ne pas nous obliger à énoncer les choses trop clairement). J'eus d'abord une déception lorsque je vis arriver l’amie en question. Elle était loin d’être aussi sublime qu’on me l’avait dit mais enfin Christian paraissait satisfait alors autant elle qu’une autre. La soirée fut morne jusqu'à ce qu'enfin arrive le moment attendu ! Mais l’amie se doutait-elle de ce qui l’attendait ? Au fond rien n’était moins sûr. Pour faciliter les choses je proposai de chercher une chambre à deux lits afin de « faire des économies » (je n’avais pas trouvé mieux comme prétexte mais enfin ! ). Seulement, évidemment, tous les hôtels étaient pleins, ou bien ils n’avaient que des chambres à un lit. L'amie, qui commençait sans doute à se douter de quelque chose, essayait bien de nous convaincre que ce ne serait pas une telle dépense que de prendre deux chambres mais je restais ferme sur mes positions : deux lits ou rien ! Enfin quand nous échouons, près de la porte Saint-Denis, dans un hôtel qui a accepté de nous accueillir, il est trois heures du matin ! Longues négociations pour convaincre, malgré ses réticences, notre incertaine partenaire, de dormir dans le lit de Christian puisque je dois tout naturellement partager l’autre avec Jacqueline. Et nous voilà en train de faire semblant de nous endormir… Soudain, bruits étouffés, dans le lit d’à côté, agitation de plus en plus frénétique. Jacqueline et moi contenons notre souffle pour essayer de deviner ce qui se passe. Soudain Christian jaillit du lit, rallume la lumière et déclare que ce n'est plus possible, qu'il ne peut plus supporter cette situation et qu'il demande à changer de partenaire. Inversion des places. J'hérite de l’amie, ce qui au fond m’arrange (le plaisir de la nouveauté ! )… Dans l'obscurité revenue je tente donc ma chance à mon tour. Elle se débat, se met à pleurer, la situation devient parfaitement ridicule. Jacqueline se relève pour la calmer, lui expliquer les choses. Christian de nouveau frustré s'énerve de plus en plus. L'amie commence à piquer une véritable crise de nerfs, les voisins réveillés cognent aux murs. C'est alors que Christian lui administre une magistrale paire de gifles. Elle se met à hurler, se suspend aux rideaux. Affolement. Pris de panique je me rhabille, conseillant à Christian d'en faire autant. Nous repartons comme des voleurs au milieu de la nuit, laissant les deux filles trouver enfin le calme et le sommeil.
C'est ainsi que s'achevèrent mes amours avec Jacqueline dont je n'entendis plus jamais parler après cette funeste mascarade.
Fallait-il donc toujours que mes aventures sombrassent ainsi dans le sordide ? Quel était cet étrange destin ? Pourtant toutes ces femmes, je ne désirais rien tant que les aimer ! Mais il fallait toujours qu'il arrive un moment où je les méprise, où j'éprouve le désir de me venger d’elles de je ne sais trop de quoi, sans doute de ne pas être celle dont je rêvais. Et celle dont je rêvais ce n’était pas l’oiseau rare pourtant ! Je croyais la reconnaître à chaque coin de rue, à la terrasse d’un café, à la sortie d’un cinéma. Mais comment aller vers elle, comment l’atteindre, comment faire qu’elle me voie, comment la retenir ?… Je me redisais sans cesse le fameux vers de Baudelaire : « O toi que j’eusse aimée, o toi qui le savais ! » ou encore la réplique d’Octave dans les Caprices de Marianne : « Et ne serait-ce pas un bel écolier en de telles matières que celui qui, voyant une jolie fille qui passe, se dirait : voilà peut-être le bonheur d’une vie entière !… et qui la laisserait passer. » . Et c'était une douleur épouvantable que de me sentir ainsi à tout instant tout près de celle par qui toutes les couleurs de ma vie auraient pu être transformées et ne pas oser franchir la frontière qui me séparait d’elle. Je la cherchais de toutes mes forces, je la cherchais partout et toujours, à chaque minute de mon existence. Et le temps filait et je vieillissais, et rien ne se passait.
Nous étions quelques uns ainsi à nous sentir traqués : Christian, François, Claude, le clan des désespérés ! Nous nous retrouvions maintenant chaque dimanche à la campagne chez les parents de Claude et de Sylvie. Le père nous emmenait faire de l'équitation à l'Isle Adam. Comme il possédait personnellement un cheval nous étions admis dans le club bien que son responsable, M. Magloire, un vieux militaire à la retraite, nous vît arriver d’un mauvais œil à cause de notre tenue peu règlementaire (il tentait désespérément de nous convaincre d’adopter le jetpur mais nous en tenions pour nos vieux jeans). Ayant été informé de mon titre par le père de Claude, il nous appelait collectivement les agrégés, par dérision sans doute mais aussi pour que ses autres clients n’en n’ignorassent rien. Les chevaux qu’ils nous donnait étaient de vieilles carnes - car nous étions réputés évidemment inaptes à pratiquer la véritable équitation (ce qui était d’ailleurs en grande partie vrai) tandis que le père montait un pur sang dont on savait qu'il était le seul à pouvoir contenir la fougue. François, un jour, lui demanda la permission de l'essayer, chacun railla cette audace faussement naïve qui était bien dans sa manière mais il ne s’en tira finalement pas trop mal, caracolant à côté d'Annie, la soeur de Claude, la belle, qui était venu ce jour-là avec nous, rayonnante, charmante, cheveux aux vents, s'amusant de tout et plaisantant avec M. Magloire. Sylvie, pendant ce temps, qui avait très peur des chevaux, tremblait de tous ses membres et accusait tout le monde d'avoir voulu se moquer d'elle en lui laissant le plus vicieux. Et bien entendu elle finissait toujours par tomber par terre. Claude, de son côté, se laissait porter par sa monture en pensant à autre chose : il réfléchissait à ce qu'il dirait à son psychanalyste la prochaine fois qu’il le verrait.
Que ces dimanches étaient donc délicieux ! Ensuite, nous rentrions déjeuner tous ensemble, l'appétit ouvert par l'exercice. La campagne sentait bon. « - Hein ! les agrégés, ça n'est pas l'air de Paris ! » plaisantait le père. Il exultait, manoeuvrait tout son monde, ressortait invariablement les mêmes plaisanteries : « - Alors, l'agrégé, tu ne nous a pas apporté une bonne bouteille, aujourd'hui ? » Je répondais par une boutade. Claude ensuite revenait à la charge en me prenant à part : « - Tu devrais apporter une bouteille de bordeaux. Ce sont des choses qui se font et auxquelles il serait sensible, tu sais ! - S'il veut que je me conduise en adulte, il a qu'à ne pas me tutoyer ! » répliquais-je fièrement. Le comportement du père à l'égard des amis de ses enfants, en effet, était ambigu : d'un côté il nous traitait comme eux en enfants mais de l'autre aussi en adultes pour souligner la différence qu’il y avait entre eux et nous. Nous, nous avions des métiers, une position sociale - François venait de passer son diplôme d'architecte, Christian était professeur d’Anglais, quant à moi, n'en parlons pas ! « agrégé » ! un mythe vivant… et eux, ils n'étaient que des ratés : Claude voulait être comédien, Sylvie préparait une vague école de dessin, Annie, qui venait maintenant de plus en plus souvent, ayant quitté un « fiancé » qui l’avait mobilisée jusque là, vivait d'expédients en écrivant des articles dans Salut les copains, grâce au rapport qu’elle avait avec Daniel Filipacchi. Alors le repas se passait en longs discours sur les obligations de l'existence. Le père nous donnait son propre exemple, nous parlait de son enfance, de la rude éducation qu’il avait reçue et après le repas nous sortions scier du bois pendant qu’il restait à fumer la pipe devant la cheminée ( c'était notre façon de payer notre écot). Alors, sitôt délivré de sa présence, les vraies conversations pouvaient commencer. Claude nous entretenait des progrès de sa psychanalyse, Annie nous parlait des nouvelles qu’elle écrivait dans Mademoiselle Âge Tendre, Sylvie nous écoutait avec une attention intense, et nous discutions interminablement et passionnément de nos problèmes sexuels, de nos rapports avec les femmes, de nos rapports avec nos amis, de nos rapports avec nos parents !
Ah ! ces dimanches à la campagne ! Grâce à eux j'avais l'illusion de posséder une vraie famille ! - je vivais dans l'euphorie de ces instants de grâce et d'insouciance où il était si doux de se laisser griser, sans souci d'autre chose, par les mots et les rires. Et puis au fond rien n'avait d'importance puisque je savais que bientôt il me faudrait tout abandonner pour partir au service militaire. C'était comme les derniers mois que j'avais passés là-bas dans mon pays, avant de le quitter pour toujours : Une vie était en train de s'achever que je ne retrouverais plus jamais. Quel allait être mon avenir ? J'avais prolongé mon adolescence jusqu'à son extrême limite, une ultime année m’avait été accordée, mais cette fois c'était fini, bien fini, j'étais au bout. Quelques semaines encore et puis le vide, le grand trou de l'avenir... J'avais tant aimé la Sorbonne (j'y retournais parfois pour le plaisir, mais ce n'était plus pareil, je n'y étais plus chez moi), j'avais tant aimé le théâtre, et tout se défaisait en même temps : le Théâtre Antique en quelques mois avait cessé d'exister, ou du moins n'était plus le même depuis que Jean-Pierre Miquel l'avait abandonné pour créer sa propre compagnie, les derniers membres des Trois Masques s'étaient dispersés après quelques essais infructueux. Paris avait bien changé déjà : il n'y avait plus guère de cabarets, ils fermaient les uns après les autres. Comment cela était-il possible ! moi qui les avais crus éternels : la Contrescarpe elle-même, le premier de tous, le parangon de tous les cabarets, était devenu un restaurant ! Et la Montagne donc ! Et le Cluny, notre vieux Cluny, le lieu de tous nos rendez-vous, qui était en travaux pour transformations ! Le destin me poussait vers la sortie.
J’avais refusé de partir dans la coopération car l'angoisse d'un voyage lointain qui m'aurait éloigné de mes parents m’était insurmontable, et puis l'ennui de continuer à enseigner, le désir de connaître un autre milieu, un autre genre de vie me poussèrent à me porter volontaire pour l'École des Officiers de Réserve. Cela ferait tellement plaisir à mon père ! Depuis la guerre il ne s'était jamais remis de n'avoir atteint que le grade de sergent-chef alors que tous les maris de ses soeurs étaient officiers. Il aurait bien voulu que je prépare Saint-Cyr, mais ça ne s'était pas fait, alors cette fois il tiendrait sa revanche. Encore faudrait-il que je sois capable de balayer la caserne. C'était donc pour moi un défi à relever et peut-être une victoire définitive sur lui que j'escomptais de cette aventure.

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