Tout un symbole ! N’était-ce pas en effet pour moi une nouvelle naissance, la vraie rupture cette fois, la fin de toute une période de ma vie et le début d'une nouvelle ? Contraint et forcé je quittais mes parents, comme je les avais quitté en d’autres temps quand, à l’âge de dix-huit ans, j’étais allé passer une année à Paris. Et à la gare de l’Est, où je devais m’embarquer pour Verdun (Verdun, là encore, quel programme ! ), je retrouvais les mêmes sensations que j’avais éprouvées jadis à l’aéroport de Maison-Blanche. En face de moi il n'y avait qu'un grand vide dont je ne pouvais rien deviner. Je me sentais seul, terriblement seul. Mes parents, qui m’avaient accompagné, étaient émus eux aussi. Mon père s’efforçait de n’en rien laisser paraître mais je voyais bien qu’il n’en menait pas large. Ce fameux jour, nous en avions tant parlé !… « - Tu verras, quand ils te feront balayer la caserne !… » Eh bien cette fois j’allais bel et bien la balayer la caserne ! et nous verrions ce que nous verrions… Et il restait là, devant moi, sans rien dire. Il ne faisait plus le fier, lui non plus !
Gare de l'Est, dix heures du soir… Les quais envahis par des bandes de bidasses qui chantent, plaisantent, courent d'un convoi à l'autre, se font des signes, hissent d'énormes sacs par les fenêtres des wagons… c'est ainsi chaque semaine. Le retour des permissionnaires. Un monde dont j'ignorais l’existence et qui va être désormais le mien. Compartiments envahis par des joueurs de tarot et des buveurs de bière...
Je m'installe dans un coin, je fais signe à mes parents par la fenêtre. Ils me regardent éperdument. Et puis mon père entraîne ma mère… C'est comme dans un film.
Sitôt seul je me compose un personnage : « - Salut les mecs ! Alors, vous allez où comme ça ? » J'en suis pour mes frais, il n'y a personne pour Verdun. Les uns descendent à Metz, les autres à Bar-le-Duc ou à Nancy. J’en prends mon parti et j'essaye de dormir. Mais mon sommeil n'est qu'un long cauchemar accompagné de réveils vaseux quand le train s'arrête dans une gare inconnue. Et toujours de nouvelles têtes, de nouveaux rires, de nouvelles congratulations. Il y a une grande gentillesse chez tous ces garçons, une gaieté, une sorte d'innocence qui me rassure.
Au petit matin, arrivée à Verdun. Nous nous retrouvons une vingtaine dans le hall de la gare, aussi perdus et effrayés les uns que les autres. Un gradé vient nous cueillir et nous embarque dans un camion. Il paraît que nous sommes les derniers arrivés du nouveau contingent, les autres ont été convoqués les jours précédents. Il a l'air de nous en faire reproche. Est-ce que c’est notre faute !… Je scrute le visage des autres, ce seront donc eux mes futurs camarades ! Mais il en descend plus de la moitié en chemin qui n’appartiennent pas au même régiment. Nous nous retrouvons finalement cinq ou six. Le camion pénètre sous un porche, s'arrête au milieu d'une cour, à peine éclairée. Il fait un froid de canard. Dans le brouillard on distingue vaguement des bâtiments de briques roses. Le gradé nous commande de le suivre. Personne ne parle, on lutte contre le froid, le sommeil, la nausée. Septième compagnie, premier étage. On me désigne une porte. Chambre 17. Les autres poursuivent leur chemin. Je pénètre dans le noir.
Une insupportable odeur de transpiration, de corps entassés. Quelqu'un allume la lumière. Des têtes échevelées apparaissent à différentes hauteurs, tuméfiées par le sommeil. Deux rangées de lits superposés. Un seul n'est pas occupé. Le mien. Retrouvant aussitôt le personnage de jeune homme affranchi que je m’efforce de composer, je m'exclame à la cantonade : « - Salut les mecs ! vous savez où sont les gogs ? » Malheureusement personne ne me répond et je comprends que j’ai dû me tromper d’argot. Au bout d'un moment cependant l’un d’eux consent à s'extraire de ses draps. Il a deviné ce que je voulais dire et m'indique le fond du couloir. Quand je reviens il s'emploie même à m'aider pour faire mon lit. Je lui voue à l'instant une reconnaissance éternelle.
C'est ainsi que je fis la connaissance de la chambre 17 ! Cette fameuse chambre 17 qui allait devenir pendant quatre mois l'endroit où contre toute attente, je connus ce qui fut dans toute ma vie la forme la plus achevée de bonheur. Comment cela se fit-il ? Je n'en sais rien. Un hasard sans doute. Car je suis sûr qu’ailleurs ça n'aurait pas été pareil, pas même à côté, chambre 16. La 17 c’était différent, nous le savions, nous le voulions. « L'esprit de la chambre 17 » en effet fut une construction délibérée de ses vingt occupants, durant les quatre mois que nous y passâmes. Ce fut la rencontre miraculeuse de vingt personnalités qui créèrent une communauté fraternelle dont chacun de nous garde encore aujourd’hui, je l’espère, au fond de son coeur le souvenir ardent. Rappelez-vous, mes camarades, notre règle était simple : Puisqu'on nous avait jetés dans une situation où tout serait destiné à nous en faire baver, il fallait avoir à coeur de ne pas nous rendre nous-mêmes complices du système et résister à toute forme de contamination idéologique : Ainsi, si l'on nous vantait les vertus du courage, il fallait que nous fassions valoir sans honte notre droit à la trouille ; si la virilité constituait le modèle en vigueur, il nous fallait mépriser toute forme de virilité. Nous nous attachions pourtant à ne montrer aucune forfanterie dans cette résistance, aucune insolence, car c’eût été encore faire le jeu du système en montrant que nous voulions nous mesurer à lui. Non, nous prenions bien soin au contraire de montrer beaucoup de bonne volonté à faire ce qu'on nous demandait. Nous nous entraidions simplement pour surmonter les difficultés puisque tout était organisé au contraire pour susciter une rivalité entre nous (la sacro-sainte émulation ressort de tous les exploits ! ). Et le miracle fut que cette conduite montra son efficacité ! Elle parvint à s'imposer à ceux-là mêmes parmi nous qui étaient incapables de la comprendre et auraient bien joué, eux, le jeu qu’on voulait leur imposer, habités qu'ils étaient en arrivant ici par des rêves de gloire et pressés de porter cet uniforme dans lequel ils étaient fiers de se faire photographier. Mais ils se trouvèrent très vite embarqué malgré eux dans le mouvement, qu'ils adoptèrent sans bien s'en rendre compte.
Cela se fit d'abord sur l'initiative de quelques uns. Souvenez-vous, Sabbe, Armand ! j'étais votre plus fidèle disciple, le théoricien de cet art que nous avions inventé et dont vous étiez les principaux animateurs, de cette entreprise de « démoralisation » dont nous nous délections. Pour nous, le combat était pour ainsi dire idéologique. Nous forcions la sympathie de nos supérieurs qui ne comprenaient pas d'abord ce qu'il y avait de différent en nous puisque nous avions l'air si soumis au contraire et que nous montrions tant de bonne volonté à faire ce qu’on nous disait mais qui sentaient bien au fond, que nous étions définitivement des rebelles et qui finissaient tout de même par nous avoir à la bonne puisqu’après tout eux aussi en tiraient avantage.
Mais tout ceci ne se construisit que peu à peu, durant les premières semaines. Pour l'heure je ne savais pas encore en arrivant dans cette chambre que je pénétrais dans une communauté dont la chaleur, l'unité, l'originalité serait pour moi une expérience dont l'intensité resterait unique dans toute ma vie. Le soutien que m'avait apporté, le premier soir, celui qui m'avait aidé à faire mon lit n'était qu'un exemple de cette règle qui était en train de se mettre en place à son initiative. Richard Sabbe était l'une des personnalités les plus éclatantes de la chambre 17. Il ressemblait à un jeune premier de cinéma et je fus saisi, dès cette première rencontre, par sa ressemblance avec Charles Boyer. Alors que, les premiers jours, nous étions tous fagotés comme des comiques troupiers dans nos uniformes trop grands, il portait le sien avec élégance et il avait en toutes circonstances le teint frais et l'épiderme parfumé. Sans effort particulier sa capote semblait mieux coupée que les nôtres, ses chemises d'un tissus plus fin. Issu de la haute bourgeoisie, il en avait la délicatesse, le raffinement. Même enfermé dans cette caserne et soumis à toutes les contraintes que nous subissions, il affichait une totale répugnance pour les tâches malpropres et avait affirmé dès l’entrée son refus de toute corvée qu'il aurait considérée comme dégradante, à charge pour lui de se charger de tout le reste. C'est ainsi que pour la vaisselle il ne touchait qu’aux verres et jamais à aucune assiette sale, il s'occupait par contre de la corvée de bois, tâche noble à ses yeux mais qui l'obligeait à se lever plus tôt que tout le monde le matin, par tous les temps, pour aller chercher les bûches et allumer le poêle. C'était un dandy. Il dédaignât les amours de garnison. ayant une fiancée à Paris qui lui écrivait régulièrement. Cela lui suffisait. Il me rappelait le camarade que j'avais eu à Londres, chez Mrs Robbins et nous eûmes ensemble des relations du même type : J'étais admiratif à son égard, il l’était au mien, nous nous savions différents l’un de l’autre mais il y avait entre nous une reconnaissance réciproque et une complicité particulière. Il aimait ma causticité, mon humour, mon détachement, ma lucidité. Nous nous placions tous deux en observateurs des autres, ces autres qui étaient pour la plupart des provinciaux alors que nous étions des parisiens. Il avait institué une règle : Le dimanche, quand les permissionnaires rentraient, fort tard dans la nuit, ils trouvaient leurs lits faits par ceux qui étaient restés afin de pouvoir profiter pleinement du temps qui leur restait à dormir (évidemment les lits en portefeuille et autres brimades du même genre en usage dans les casernes, étaient rigoureusement proscrits par « l’esprit de la chambre 17 » et ne suscitaient de notre part qu’un mépris indigné).
Mais pour en revenir au premier jour, nous le passâmes à errer dans les différents magasins d'habillement. Les autres, qui étaient arrivés deux jours avant, étaient encore sous le choc. On leur avait déjà donné leur uniforme et on les voyait errer, affublés de gigantesques bérets qui avaient la raideur du neuf. On traversait la cour avec de gros sacs sur notre dos, chargés de divers ustensiles : gourdes, casques, chaussures, gamelles, plus une quantité invraisemblable de chaussettes, de tricots, de couvertures… Un sergent me pilota à travers la caserne. La vue de son galon m'inspirait une crainte respectueuse et je m'efforçais de marcher à son pas, tentant désespérément de ne rien laisser tomber. Il finit par avoir pitié de moi et s'offrit à me porter l'un de mes sacs. Ma reconnaissance fut sans limite : Ainsi dans ce monde cruel on pouvait rencontrer un peu d’humanité ! Mon père s'était donc trompé ! je lui montrerais qu'il s’était trompé (je n’oubliais qu’un détail, c’est que mon père, lui, était parti à la guerre), je lui montrerais que pour moi la caserne n’était pas un enfer, que pour moi la vie c'était bien une rigolade. Ce sergent je l'aurais embrassé. Il s'appelait Leuillier. Ce que j'ignorais c'est que c'était en réalité un brave instituteur qui faisait son service militaire comme moi. Il était chargé de notre instruction et s'efforçait d’afficher une certaine rudesse afin sans doute d'asseoir son autorité sur nous les premiers jours mais le sentiment qui l'animait avant tout - et qu'il ne tarda pas à nous communiquer - c'était un antimilitarisme sans nuance : « - Tout ici est complètement pourri, nous disait-il, c'est le règne de la connerie, vous m’entendez ! Ne vous attendez à rien de bon dans ce fichu bordel ! » Tels furent les premiers principes qu’il nous inculqua.

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