Le premier sentiment qui m'anima dès lors, plus violent que tout ce que j'aurais pu imaginer, fut une phobie de la claustration. Plongé du jour au lendemain dans un monde inconnu et hostile, coupé de mon environnement habituel, entièrement réduit à obéir passivement, voici qui plus est que j'étais enfermé ! c'était une expérience absolument nouvelle pour moi. Les premiers jours, l'angoisse m'envahissait à chaque minute et j'allais, dès que j'avais un moment de libre, m'accrocher à la grille de la caserne pour contempler le monde extérieur. Cela me faisait un drôle d'effet d'apercevoir, de l'autre côté, les champs, les maisons, la rivière qui coulait au fond de la vallée, toutes ces choses simples et qui en prenaient soudain à mes yeux une valeur nouvelle. Cet homme qui marchait sur le bord de la route, c'était un homme libre, il allait où il voulait. Il avait l’air de ne pas se douter de sa chance ! Cette voiture qui passait, elle pouvait s’arrêter, repartir à sa guise !… Souvent un camarade venait me rejoindre devant la grille et appuyait son front sur les barreaux à côté de moi. Il s’appelait Montier et dans le civil il enseignait l’allemand. Il avait un visage sombre, de grosses lunettes, un front dégarni et paraissait le double de son âge. Nous échangions des propos moroses sur notre condition. Il avait l'air écrasé par le poids de ses malheurs et je me disais qu’en tant qu’intellectuel il devait avoir un sentiment particulièrement aigu de sa liberté, ce qui lui rendait l’enfermement encore plus dur qu’aux autres. Mais je compris bientôt qu’en réalité c'était tout simplement qu’il était lâche et qu’il mourait de peur à l’idée de ce qui allait pouvoir lui arriver pendant qu’il serait ici. Il était prêt à toutes les bassesses, à toutes les platitudes pour éviter les ennuis et n'eut guère de relations avec moi par la suite, ni d’ailleurs avec personne, si ce n'est son compagnon de lit, une sorte d'énorme paysan à la force herculéenne et à l'intelligence bornée, doux comme un animal de ferme mais capable de colères subites d’une violence incroyable dès qu’on voulait toucher à ses affaires. Il rangeait interminablement son armoire pour ne pas risquer de se laisser éventuellement surprendre par une inspection des chambres et si, en manière de plaisanterie, on dérangeait l’ordre rigoureux selon lequel le règlement exigeait que nos affaires fussent rangées (exigence qui devint peu à peu toute théorique), alors il se mettait à cogner sur n’importe qui comme un fou. Montier et Noël, formaient un drôle de couple, ils faisaient figure de contre-exemple dans la construction idéologique qui était la nôtre et nous les chérissions à ce titre.
La vie s'organisa peu à peu selon le rythme qui allait être désormais le nôtre : appel du matin, rapport, repas, corvées, appel du soir, et toutes ces obligations insignifiantes qui font l'ordinaire de la vie militaire. Le cinquième jour le sergent Leuillier nous annonça que nous allions faire un parcours d'entraînement hors de l'enceinte de la caserne. C'est à cette occasion que la porte s'ouvrit à nous pour la première fois. À peine dehors le sergent prit soin de transformer ce parcours en une vulgaire flânerie au bord de la rivière. O volupté de se promener dans cet espace de liberté qui nous avait tant fait rêver les jours précédents à travers la grille ! Une seconde fois j'eus envie de l'embrasser, il personnifiait pour moi toute la bonté du monde. Il nous conduisit pendant une heure par des chemins de campagne jusqu'à la lisière d'une forêt. Je ne connaissais pas la Lorraine, elle me paraissait si belle ainsi, toute parée de vert profond ! Tout en marchant, il nous parlait de la vie dans son village, de son impatience à revoir sa classe, sa fiancée, tout ce qui faisait l’ordinaire de son existence et dont il était privé ici à cause de cette connerie qui durait depuis un an déjà. Il ne lui restait plus que six mois à tirer. Je ne connaissais pas encore cette façon de se projeter toujours vers le jour mythique de sa délivrance, qui est la façon ordinaire de vivre à l'armée, la fameuse « quille » dont tout le monde parle à longueur de journées. Et pendant dix-huit mois j'allais connaître en effet cette curieuse contradiction d'être moi aussi - parce qu'il le fallait bien - tout entier tendu dans l'attente d'une libération dont par ailleurs je souhaitais secrètement qu'elle ne vînt jamais car entre temps un étrange sentiment de bonheur m'avait envahi et me possédait tout entier. C’est qu’au dehors, pour moi, il n'y avait plus rien, l'avenir était vide ; au dedans il y avait, malgré les fatigues et l'ennui, une perfection de chaque instant, une légèreté d'existence et une transparence, une immédiateté dans les rapports avec les autres, que je n'avais jamais connues jusqu'ici et que je ne connus plus jamais par la suite.
Nous étions vingt dans la chambre 17, et ce fut pendant tout mon séjour à Verdun ma véritable famille, vingt camarades, vingt frères, ou plutôt dix couples, car nous étions répartis deux par deux par lits superposés, selon un hasard facétieux qui ne devait peut-être rien au hasard. Chacun de ces couples restent gravés dans ma mémoire encore aujourd’hui, rangé dans un ordre immuable pour un ultime appel avant la nuit définitive de l'oubli…
Premier lit à droite en entrant : France et Boeglin. Garde-à-vous !… France ! Quel beau nom pour un militaire ! Il le portait bien d'ailleurs : grand, maigre, un peu maladroit, il me rappelait le général de Gaulle du temps de sa jeunesse. Il était animé d'un respect inaltérable pour l'institution militaire et par ailleurs totalement stupide, ce qui le rendait malgré tout supportable… Boeglin : petit paysan râblé, robuste, malin. Il devait être le coq de son village dont il n'était sans doute jamais sorti avant d’arriver ici. Il nous regardait avec curiosité et méfiance. Il aurait bien adhéré, lui, aux valeurs qu'on voulait nous imposer : la virilité, la force, le respect de ses supérieurs, mais son bon sens paysan lui avait permis de comprendre que ces valeurs n'avaient pas cours dans notre chambre et qu'il fallait se plier à la loi du plus grand nombre, c’est-à-dire à « l’esprit de la chambre 17 ». Alors il s'y pliait. Il ne demandait rien à personne, parlant plus facilement son dialecte que le français. Seulement parfois, le soir, quand il avait trop bu, il devenait agressif. C'était tout à coup un autre personnage. Il se lavait ainsi de toutes les frustrations qu’il avait subies dans la journée, cherchait querelle à n'importe qui et, debout sur son lit, brandissait le poing dans une attitude héroïque. On le couchait alors de force et on l'attachait sur son sommier avec son ceinturon pour qu'il ne risque pas de glisser par terre. Sur le lit suivant on trouvait Bourgeois et Bieber. Bourgeois, bon vivant rondouillard, aimable et disert, qui avait pour principal avantage de posséder une voiture et à ce titre assurait nos sorties ; Bieber : un garçon discret, alsacien comme Boeglin, et qui parlait lui aussi le dialecte. D'un tempérament froid, il ne laissait rien paraître de ses émotions. Parfois seulement on voyait son oeil briller et ses pommettes rougir imperceptiblement. C'était alors le signe d’un grand contentement. Ce phénomène intervenait principalement à l'évocation de la bonne cuisine. Parfois, il recevait de ses parents quelque colis de victuailles qu’il partageait généreusement avec nous, fier de nous faire apprécier les produits de son pays. Nous ne ménagions pas notre enthousiasme et l'on voyait alors ses pommettes s’allumer discrètement tandis qu'il découpait ses jambons.
Venait ensuite mon propre lit que je partageais avec Fuvel. J'étais dessous, il était dessus. Fuvel était un brave garçon de Saint-Etienne, qui en avait l'accent et la nonchalance. Chaque matin nous nous aidions mutuellement à plier nos draps, acte majeur et pour ainsi dire emblématique de « l'esprit de la chambre 17 » car on plie plus facilement ses draps en s’y mettant à deux. Ce geste quotidien, qui était à peu près notre seule occasion de communiquer car il était peu bavard, avait fini par créer entre nous une réelle intimité. Nous étions comme deux vieux époux qui n'ont rien à se dire mais ne pourraient pas dormir seuls. Fuvel n'avait qu'un seul défaut : souvent le soir avant de s'endormir, il s'adonnait au plaisir solitaire, et lorsque je commençais à sentir le lit tanguer comme à l'approche d'une tempête, je m'accrochais aux barreaux en me laissant aller à ce balancement qui m'aidait à m'endormir.
À notre gauche : Libre et Martinenk. Libre était l'ami de France, occasion de plaisanteries faciles. On ne pouvait l'imaginer que tout droit sorti d'une comédie musicale américaine, en uniforme de G.I.. Physique à la Mickey Rooney. On lui donnait tout au plus quinze ou seize ans. Martinenk, quant à lui, rêvait d'être inspecteur de police et s'en était fait la tête : fines moustaches, lunettes fumées. Il était petit, parlait bas, comme s’il délivrait des secrets, et sa position préférée était de rester assis sur le toit de son armoire, les jambes croisées, pour de là-haut observer les autres. Très complaisant au demeurant, discret, intelligent, il était indulgent à l’égard de tout le monde et ne portait jamais de jugement sur personne, mais on sentait que son indulgence était sans illusion et que sa complaisance était un choix délibéré de sa part mais qu’il aurait pu tout aussi bien être violent s’il en avait décidé ainsi. Il aimait jouer au sage, être celui que l'on vient consulter et il avait une très haute idée de son futur métier d’inspecteur de police. Sa maturité contrastait avec la juvénilité de son compagnon de lit. Pour une seule chose il manifestait une vanité puérile : il affirmait être le meilleur tireur de son département. « - Chez moi, disait-il, on m'appelle le cow-boy. » Le dernier lit de la rangée, enfin, était occupé par Sabbe et Cathez. Sabbe, le dandy dont j’ai déjà parlé, et Cathez qui rêvait d’être C.R.S.. Il ne comprenait pas que nous nous moquions de son choix : « C.R.S. c’est un beau métier, disait-il. Au moins on vit en plein air ! » Il est vrai qu'avant d’arriver ici il travaillait à la mine.
De l'autre côté, en face de nous, il y avait cinq autres lits symétriques, mais par un phénomène étrange ma mémoire les a moins distinctement retenus, comme si une frontière invisible avait partagé notre espace en deux territoires distincts. Ceux d'en face entretenaient entre eux une complicité dont nous étions exclus et réciproquement. Le premier lit était occupé par un curieux couple : deux garçons, dont j'ai oublié le nom, assez corpulents, avec des cous de taureau, qui me faisaient penser à deux garçons bouchers. Ils se ressemblaient comme des frères au point qu’au début on pensait qu’ils l’étaient réellement. Mais pourtant, chose à peine croyable, seul le hasard les avait réunis ici et ils ne s’étaient jamais vus avant. Tout de suite pourtant il s’étaient reconnus et depuis ils ne se quittaient plus. On les voyait marcher l'un derrière l'autre dans le couloirs, gravement, les mains croisées derrière le dos, comme s’ils méditaient sur le destin qui les avait fait se rencontrer.
Dans le lit suivant régnait, à l'étage supérieur, un garçon nommé Armand qui affectait une préciosité un peu efféminée. Sabbe l'appelait "la Fatma". Il passait le plus clair de son temps juché sur son lit à rire de nos faits et gestes comme un montreur de marionnettes qui s’amuse de ses propres personnages. Son compagnon de lit en particulier le ravissait. C’était le plus jeune d'entre nous et il avait l’air d’un pâtre grec avec ses cheveux bouclés et son corps d'enfant. Dans ce groupe où nous étions privé de tout contact avec l'autre sexe, il figurait en quelque sorte l'élément féminin. C’était notre mascotte. Il apportait la note de douceur dont nous avions besoin et nous prenions soin de lui comme on aurait fait d'une femme. Mais Armand, en sa qualité de compagnon de lit en avait, pour ainsi dire, la responsabilité particulière.
Venaient ensuite Montier et Noël dont j’ai déjà parlé, unis dans leur commune soumission à la discipline, puis deux garçons doux et discrets l’un comme l’autre. Celui du haut, Milliotte, avait une petite moustache de mousquetaire et un fin sourire qui pouvait laisser croire à un esprit subtil. En réalité il était capable de passer tout un dimanche à apprendre par cœur le fonctionnement de la grenade à main qui tenait en une page dans l’espoir de gagner quelques points à une épreuve qui de toutes façons ne compterait pour rien. Il avait la discipline chevillée au corps Quant à l’autre, un nommé Berger, il m’était apparu d’abord comme un personnage sans relief, et je n’aurais guère fait attention à lui s’il ne m’avait appris un jour, incidemment, qu’il était le frère de Maurice Béjart ! Alors, à dater de ce jour, je me mis à le considérer d’un autre œil et je m’aperçus qu’il était d’une grande finesse et d’une grande gentillesse. Nous nous entretenions ensemble interminablement de la commune admiration que nous vouions à son frère.
Venait enfin un dernier couple. L’un enseignait la philosophie et portait sur toutes choses un regard qui semblait désabusé grâce à des yeux incroyablement clairs. L’autre était le sosie de Buster Keaton. Fluet, tout petit, il exerçait dans le civil le métier de jockey et rien ne le déridait. Il restait muet et quasiment invisible la plupart du temps. Une seule fois il se signala à notre attention : dans un rare élan de confidences il nous avoua qu’il possédait un don particulier pour le chant. Aussitôt nous exigeâmes qu’il nous en fît la démonstration. Alors, sans se faire prier, il monta sur la table et entonna O Cambaceiro. Il avait une voix de basse incroyablement puissante en effet et se donnait tout entier à son chant, les traits tendus par l’effort, suant et tremblant de tout son corps. Quand il eut achevé il obtint un triomphe unanime et déchaîna de longues acclamations qu'il savoura modestement, visiblement satisfait de cet hommage qu’il jugeait mérité à son talent, puis il retourna à son anonymat dont dès lors il ne sortit plus. Pour une raison inexplicable il fut le seul d'entre nous à ne pas être admis au terme de ces quatre mois, à l'École des Officiers de Réserve de Montpellier où nous devions poursuivre notre instruction. Il n'avait pas démérité pourtant, mais sans doute avait-il déplu à nos supérieurs pour des raisons que nous ignorions. Sans élever un mot de protestation il nous regarda partir, le visage crispé, encore plus pâle qu'à l'ordinaire. Il accepta la manifestation de nos regrets avec la même simplicité et la même modestie qu'il avait montrées pour accueillir nos acclamations et disparut à tout jamais de notre vie.

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