J’éprouvais une sensation de légèreté et de plénitude tout à fait nouvelle pour moi à me sentir ainsi embarqué sans avoir à réfléchir dans une vie où je n’avais rien à décider par moi-même : chaque geste, chaque instant de notre journée étaient réglés avec une précision minutieuse et comme nous eûmes vite compris la parfaite inutilité de tout ce que nous faisions - puisque notre admission à l’école des officiers de réserve de Montpellier qui interviendrait au bout de ces trois mois d’instruction ne dépendrait de toutes façons en rien de la qualité de notre travail mais de critères plus obscurs qui nous échappaient complètement et qui s'exprimeraient dans une "note d'aptitude" (communément appelée cote d'amour) qui modifierait à la convenance de nos supérieurs les moyennes obtenues dans les différentes épreuves que nous aurions à passer - notre esprit fut délivré de toute préoccupation et de toute responsabilité. Il n'y avait qu'à se laisser vivre, jouir de l'instant et de cette présence permanente des autres qui comblait mon angoisse de la solitude.
C'est alors qu’une chose m'apparut de plus en plus évidente au fur et à mesure que j'entrais dans une connaissance plus intime de cette curieuse institution qu’était l’armée, c'est que, curieusement, la relation que nous avions avec nos supérieurs était, à l’inverse de ce qu’elle s’efforçait de montrer sans cesse, une relation d’amour. Les apparences en effet étaient marquées par une volonté de faire apparaître à toute occasion des marques de dureté, de sévérité, de virilité. Il s’agissait pour nos supérieurs de se montrer impitoyables et inaccessibles aux sentiments humains, mais je savais, moi, que tout ceci n'était que fallacieuse apparence et que derrière cette affectation de brutalité, qui aboutissait parfois à des exagérations presque comiques dans la rudesse du vocabulaire employé que la bienséance m’interdit de reproduire ici, se cachait une tendresse refoulée, honteuse d’elle-même, un désir d’être aimé, et qu'il suffisait de l'avoir compris pour se rendre maître du jeu. Cela bien sûr ne fut pas clair pour tout le monde au début. Nous nous partagions en deux catégories : les uns étaient terrifiés et prêts à toutes les platitudes pour satisfaire aux exigences de nos supérieurs, les autres comprirent qu'en réalité ceux-ci n'aspiraient en réalité qu'à ce que nous leur résistions. Nous devions en agir avec eux comme une femme envers un homme, quand elle mène ce jeu subtil de résistance et de soumission par lequel elle sait s'en rendre maître. Les menaces des sergents étaient des appels à notre affection, les jurons de l'adjudant l'expression pudique de sentiments inavoués. Il y en avait en particulier un petit chef, le sergent Laire, qui portait treillis moulant et béret para dont les apparitions nous glaçaient le sang dans les veines. Il avait exigé que, selon le règlement, l’on criât « - Garde-à-vous ! » quand il entrait dans notre chambre. Et chaque fois qu'il surgissait, toujours inopinément bien sûr, Montier était le premier à le voir et criait : « - Garde-à-vous ! » Or j’avais bien remarqué qu'au bout de quelques temps le petit sergent était agacé par cette règle qu’il avait lui-même instituée et qu'il se sentait pris à son propre piège car il ne pouvait venir nous voir aussi simplement qu'il aurait voulu et créer avec nous l’intimité à laquelle en réalité il aspirait. Mais Montier avait peur de lui déplaire, et malgré les conseils que j’avais tenté de lui prodiguer, lui expliquant que le malheureux sergent, malgré ses airs terribles, ne désirait rien tant que de devenir notre ami parce qu’il se sentait tout seul en face de nous qui formions un groupe uni et soudé, la peur reprenant le dessus chaque fois qu'il le voyait entrer, il recommençait à crier : « - Garde-à-vous ! » à la grande confusion du dit sergent. Quant à moi, je m’adressais à lui pour lui demander des conseils, et parfois même de l'aide pour les choses que je ne parvenais pas à faire, je lui parlais comme à un grand frère plutôt que comme à un supérieur, ce dont il me fut infiniment reconnaissant, protégeant ma faiblesse, rattrapant mes maladresses quand j’avais commis une bévue et se permettant même parfois d'en plaisanter avec moi – « - Vous n’êtes guère malin mon pauvre ami ! » - tandis que Montier, qui nous regardait de loin avec envie, méditait sur l'étrangeté des relations humaines. Le lieutenant qui commandait notre section, cependant, me paraissait plus redoutable justement parce qu’il était d'un abord plus rassurant. Il affectait avec nous une certaine complicité. C'était un jeune homme un peu épais, affable et souriant. Un jour pourtant, il entreprit de nous jouer une grande scène qui devait être programmée à l’avance dans tous les manuels d’instruction sous le nom de reprise en main. Elle consistait à simuler une grande colère sous un prétexte quelconque - en l'occurrence le rangement de notre chambre - qui se concluait par la distribution d'un certain nombre de punitions. Donc, ce jour-là, après une inspection qui valait en mauvaise foi celle des parents de Claude la première fois qu’ils nous avaient trouvés chez eux, il constata diverses infractions : traces de poussière sur une armoire, couverture pliée dans un sens non réglementaire, et après un sermon d'une vigueur tout militaire administra à plusieurs d'entre nous un certain nombre de jours de prison - peine qui fut levée du reste dès le lendemain. Or, dans la déclamation de sa grande tirade on sentait qu’il manquait désespérément de conviction, qu'il « jouait faux » comme un mauvais acteur qui ne parvient pas à habiter son rôle, et le malaise que nous en éprouvions provenait beaucoup plus de cela que de la peur qu’aurait dû nous inspirer cette colère. Quant à moi j’avais compris que dans l'armée rien n'a de sens et qu'il suffit de respecter des rites. Cette colère, ces punitions ne me touchaient donc pas plus que les différentes corvées qui constituaient la vie militaire et auxquelles nous n’échapperions de toutes façons pas. Mais je m'aperçus également que cette constatation, qui me paraissait pour ma part si évidente, demeurait absolument impossible à faire pour certains autres. Il existait une catégorie d'individus - et c'était sans doute eux pour qui cette scène était prévue - qui ne pouvait accéder qu'à une perception pour ainsi dire primaire et immédiate des choses. C'était à eux que l'armée s'adressait. Quelques uns en effet (les Boeglin, les Montier, les Noël), très mortifiés d'avoir été pris en faute, s'employèrent à partir de ce jour, à vérifier chaque matin avec des soins jaloux la propreté de leur armoire que le lieutenant bien entendu ne visita plus jamais. Cette docilité allant jusqu'à l'absurde fut l'un des abîmes de l'âme humaine que la vie militaire me permit d'entrevoir. À intervalles réguliers, par exemple, nous avions des revues d'arme qui consistaient à démonter son fusil, à le nettoyer et à en exposer sur son lit les différentes pièces dans un ordre déterminé afin que le lieutenant vienne ensuite en passer l'inspection. Ceci était la théorie car il s'avéra bientôt que cette inspection n'avait jamais lieu et que le lieutenant se contentait simplement d'envoyer un sergent nous dire de remonter nos armes, le but de la manoeuvre étant de nous avoir fait passer une heure ou deux dans notre chambre à ne rien faire. Revue d'arme était donc synonyme de coincer la bulle (pour reprendre une expression essentielle de la vie militaire mais impossible à faire figurer tel quel dans un emploi du temps). Nous avions donc des revues d'armes presque tous les jours. Cela n'entama jamais pourtant la foi des Montier, des Boeglin ou des Noël qui, s'il le fallait, démontaient, alignaient et remontaient les pièces de leur fusil plusieurs fois par jour. Agacé par cette attitude j'entrepris un jour, afin de lui faire une farce, de dissimuler une des pièces du fusil de Boeglin qu’il était en train de disposer sur son lit. Mal m'en prit car je m'aperçus alors que j'avais déclenché en lui un ressort dont je ne soupçonnais pas la puissance : Il se jeta sur moi avec une sauvagerie qui manqua me laisser sur le carreau et il fallut plusieurs camarades pour le maîtriser. Je l'avais atteint au cœur même de cet archaïque instinct d'obéissance qui était inscrit au plus profond de sa nature. De même, nous devions subir à la fin de notre stage un examen constitué de différentes épreuves théoriques mais ces épreuves n'étaient pas sérieuses, non seulement du fait de leur facilité, qui les rendaient accessibles à quiconque sans le moindre effort, mais encore parce que la fameuse cote d'amour, mise par le lieutenant et qui ne nous serait même pas communiquée, lui permettait de fausser les résultats comme il le désirait. C'était clairement dire que le classement se ferait selon des critères qui nous échappaient. Cela n’empêcha pas certains de travailler avec acharnement et de passer leur dimanche assis sur leur lit à réviser le fonctionnement de la grenade à main ou du L.R.A.C.. Je m'efforçais en vain de leur expliquer qu'il en allait de notre dignité de ne pas prendre au sérieux ce jeu absurde que personne du reste ne nous demandait de prendre au sérieux puisqu'il ne s'agissait que d'un faux semblant qui ne trompait personne et que leurs efforts, de toutes façons, ne leur serviraient à rien. Au contraire, une certaine désinvolture serait une démonstration plus convaincante pour le capitaine de nos qualités de futurs chefs que cette soumission imbécile qui ne leur vaudrait sûrement pas une meilleure cote d'amour. Milliotte me regardait avec son sourire fin en lissant sa moustache de mousquetaire mais il continuait à bûcher imperturbablement et je compris alors que la cause de toutes les guerres, de toutes les dictatures, de tous les totalitarismes était dans cette étrange faiblesse de l'âme humaine, incapable de concevoir l’espace de liberté dont elle dispose, ou plutôt le soupçonnant sans doute mais constamment poussée à le fuir tant est grande sa peur d’avoir à l’affronter. J'avais de la compassion pour cette faiblesse et pour l’indicible angoisse qu'elle trahissait et je commençais à me rendre compte que l'armée était le lieu où me serait donné l'occasion de rencontrer la forme la plus pure de cette fragilité ontologique et le lieu d'ailleurs où la condition humaine apparaissant dans sa radicalité la plus extrême, si l'on aimait les hommes, on pouvait les aimer le plus.
Nous étions une poignée de jeunes gens déracinés, arrachés à leurs parents, à leur enfance, terrorisés par des gradés qui, maladroitement, ne cherchaient en réalité qu'à se faire reconnaître de nous, car après tout s'ils existaient c'étaient grâce à nous, sergents attentifs à se donner des allures de baroudeurs, vieux adjudants alcooliques trompés par leur femme et pour qui la caserne était l’unique refuge, jeunes lieutenants frais émoulus de Saint-Cyr et cachant leur timidité de fils de famille sous des allures martiales. Qu'auraient-ils été sans nous ? Je suis sûr qu'à l'arrivée de chaque nouvelle promotion ils se précipitaient sur nos fiches pour voir à quoi nous ressemblions, comme un professeur regarde les photos de ses futurs élèves avant le jour de la rentrée des classes et qu’ils nous avaient attendus comme on se prépare à un rendez-vous galant.
NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Le roman d'un homme heureux" de Pierre Parlier
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