Car c’est alors que s’exprimait pleinement le caractère absolu de cette vie qui ne renvoyait à rien d’autre qu’elle-même, que rien d'autre ne justifiait, et qui était constituée seulement par le fait d'être là, ensemble, sans qu’on puisse rien attendre de plus que cette chaleureuse présence des autres, ces longues conversations sur rien, ces plaisanteries insignifiantes par lesquelles se constituait peu à peu un code qui n’appartenait qu’à nous, se tissait toute une mythologie faite de menus incidents, d'anecdotes minuscules, qui n'existeraient jamais que pour nous et disparaîtraient ensuite à tout jamais avec nous. J'aimais ces longs dimanches où nous étions consignés à la caserne, ces jours où nous devions garder la chambre après avoir été vaccinés, où nous devions rester au lit à ne rien faire, jouissant de ce bonheur de laisser traîner nos affaires en désordre parce que ce jour-là nous en avions le droit, comme lorsque j’étais petit et qu’une providentielle maladie venait suspendre le cours des choses et permettre ce qui était interdit le reste du temps comme le fait de faire la grasse matinée ou de ne pas aller à l’école ou de se faire dorloter sans être rabroué. Une ou deux fois dans l'après-midi l'adjudant de service venait nous porter une grande marmite de thé. Alors se révélait sa vraie nature : sous ses allures bourrues c’était en réalité le meilleur des hommes, une vraie crème d’adjudant ! Et nous lui vouions une reconnaissance infinie… Dimanches interminables et paisibles où nous apprenions à nous connaître, où nous parlions de nos vies, de nos parents, de nos amours. Le monde extérieur semblait soudain si loin qu’il en devenait irréel et la plénitude de ces moments de grâce suffisait à nous combler entièrement.
Lorsqu'elle arriva enfin, cette fameuse permission de sortie que nous attendions tous, ce fut en réalité pour moi, on le devine, l’objet d’une terrible angoisse. Chacun parlait de ses projets. Le beau Sabbe se disait persuadé que sa fiancée lui aurait préparé une soirée où il reverrait d'un seul coup tous ses amis. Bieber devait aller avec ses parents dans un grand restaurant de Strasbourg. Et moi, que rien n’attendait, j’avais pour seule perspective d’aller refaire tout seul le tour des Tuileries. Que pourrais-je raconter à mes parents quand ils m'interrogeraient sur ma vie à la caserne ? Que pourrais-je leur dire qu'ils seraient capables d'entendre ? Et mon silence leur serait insupportable. Ma mère, une fois de plus, se lamenterait : « - Tu ne nous racontes jamais rien !… » Et à part mes parents, je n'avais personne à qui parler. Claudine Collasse ? Dans la MJC de son mari elle avait si largement distribué ses faveurs à tout le personnel que le malheureux avait dû être muté et j’ignorais leur nouvelle adresse. Éva m'avait écrit une longue lettre qui m'avait surpris, où elle me disait qu'elle m'avait rencontré au bon moment, au moment précis où elle avait besoin de moi, j'avais su la découvrir, ajoutait-elle, et elle me remerciait de tout ce que j'avais fait pour elle. Je la revis pendant ma permission. Nous marchions sous les arcades de la rue de Rivoli quand elle me demanda si je l'aimais. Je lui répondis que j'étais incapable d'aimer. C'était ce que je pouvais lui répondre de plus sincère : cette incapacité d'aimer je la ressentais comme une malédiction, une infirmité. J'aurais tant voulu pourtant, je la trouvais si belle, si douce ! Mais ce n’était pas ma faute si je n’y parvenais pas. Elle ne répondit rien et me parla d’un cousin qu'elle avait rencontré chez sa tante le dimanche précédent et comme elle était avec sa meilleure amie elles s’étaient amusées toutes les deux à le déniaiser. Elle semblait très excitée par cette histoire. Nous nous quittâmes devant chez elle. Un mois plus tard, lors d’une autre permission, elle ne vint pas à notre rendez-vous et je n’entendis plus parler d’elle jusqu’au jour où j’appris, quelques mois plus tard, qu’elle était enceinte du fameux cousin et qu’elle avait entrepris une formation de pédicure pour pouvoir gagner sa vie.
Ma première permission m’avait donc servi à me faire prendre conscience que toute une époque de ma vie était irrémédiablement terminée. Lorsque je revins à Verdun, je ressentis un immense bonheur en retrouvant ma caserne, ses couloirs familiers, la fameuse chambre 17 et mon lit, que ceux qui n'étaient pas partis avaient pris soin de faire à mon intention en application de nos principes. J’avais l’impression de me retrouver chez moi.
Désormais nous avions quartier libre tous les soirs et nous pouvions sortir en ville. Mais que faire dans cette minuscule cité où nous ne connaissions personne ? Entre cinq et six heures il y avait un peu d'animation dans les rues, nous regardions passer les filles, et puis la ville se vidait, la nuit tombait, il faisait froid. Alors nous allions dans un café pour nous réchauffer. Celui où nous allions le plus souvent, un peu éloigné du centre, était uniquement fréquenté par des militaires. Il ne désemplissait pas pour la seule et unique raison que la serveuse, qui était la fille des patrons, était toujours habillée très court et avait un corps très attirant. Elle passait et repassait entre les tables en distribuant sourires et gentillesses à l’intention de chacun, avec un air très convenable de jeune fille de bonne famille qui ne prêtait à aucune équivoque tandis que son père et sa mère qui se tenaient derrière le bar veillaient à la bonne marche de leur établissement. Et je songeais à l’étrange situation de ces parents qui d’une certaine manière vivaient des charmes de leur fille sans qu’on puisse à proprement parler rien avoir à leur reprocher. Il y avait à part ce café quelques endroits plus troubles où nous allions parfois, des bars à entraîneuses : deux ou trois filles s'asseyaient à côté de nous et se laissaient caresser pour le prix d'un cognac. Elles nous poussaient à boire en jouant au 4/21 (celui qui perdait payait la tournée). Et à l'heure de l'extinction des feux, nous revenions à la caserne l’esprit chaviré et la tête pleine de rêves. Un soir, l’un de nous fit une grande découverte. Il nous annonça triomphalement qu'il était tombé sur un endroit extraordinaire : la Croix-Rouge Américaine. Nous le suivîmes aussitôt. Il s'agissait en effet d'un local à la sortie de la ville où l'on pouvait venir jouer à différents jeux, écouter de la musique et boire des jus d'orange. Mais surtout, ce qui rendait ce lieu tout à fait exceptionnel c’est qu’il y avait des femmes ! Cinq ou six jeunes filles qui étaient là pour nous accueillir, nous divertir, causer avec nous et nous servir de partenaires pour les différents jeux de société qui étaient à notre disposition. Celui qui avait découvert cet endroit fabuleux semblait déjà y avoir ses habitudes. Il nous introduisit auprès des demoiselles qui semblaient le chouchouter et veiller sur lui avec des soins maternels. Nous n'osions pas en croire nos yeux. Bieber était tout rouge. On le plaça devant une partie de dames qu’il gagna facilement suscitant l'admiration des spectatrices. Sabbe alla s'asseoir devant un vieux piano et improvisa des airs de jazz. Nous repartîmes ce soir-là tout à fait enchantés de notre découverte et promettant de revenir. La Croix-Rouge américaine devint à dater de ce jour notre lieu de prédilection. La présence de ces jeunes filles était pour nous quelque chose de miraculeux. Nous étions si totalement privés de présence féminine que leur soudaine apparition dans nos vies nous parut l’effet d’un miracle. Que faisaient-elles là, d'ailleurs, ces jeunes filles, même si aucune d’elle n’était vraiment jolie ? Que cherchaient-elles ? Nous nous perdions en conjectures. Elles avaient l'air de jeunes filles respectables et nous étions des bidasses, affublés de gigantesques capotes tout à fait ridicules, il était exclu qu'elles eussent pour nous une quelconque attirance. Ce n'était pas non plus des entraîneuses. Alors ? Accomplissaient-elles simplement une bonne action ? C'était l'hypothèse la plus probable. Certains détails pourtant nous troublaient : c'est ainsi qu'un soir nous avions mis des disques pour danser et j'avais invité la moins laide d'entre elles, une jeune fille un peu lourde mais avec un beau visage et un air tout à fait distingué. Or, soudain, je sentis sa joue effleurer la mienne. Que recherchait cette jeune provinciale de bonne famille ? Il y avait dans tout ceci quelque chose d'incompréhensible. Je me sentais si pénétré de mon indignité que je ne cherchais pas à pousser mon avantage plus loin, me contentant de ces attouchements furtifs qui me valurent la considération de mes camarades.
Pendant la journée, le plus clair du temps se passait dans des marches à travers la campagne : marches à la boussole, marches de jour, marches de nuit. Je ne me lassais pas de découvrir la campagne lorraine, ses forêts de sapin, son relief doucement vallonné. Chaque matin nous traversions en file indienne les mêmes villages, et puis c'était d'interminables attentes dans la brume, pour un camion qui n'arrivait pas ou des fusils qui restaient à régler. J'avais compris que tout l'art militaire consistait à passer le plus de temps possible à ne rien faire. Dans cette quête permanente du farniente - autrement désigné par l'expression coincer la bulle - nous étions tous complices, du haut en bas de la hiérarchie et cela créait entre nous une sorte de fraternité. Du capitaine au dernier homme de troupe nous étions tous membres de la même confrérie des coinceurs de bulle. Nous allions nous abriter derrière une bergerie, le lieutenant nous donnait une mission (car il fallait toujours avoir un justificatif pour coincer la bulle) par exemple guetter l'arrivée de l’ennemi à la corne du bois, et nous attendions ainsi l'heure de rentrer à la caserne en dormant ou en bavardant. Mais il y en avait toujours quelques uns comme Montier ou Milliotte pour prendre la corne du bois en ligne de mire et fixer leur objectif sans relâcher un moment leur attention.
Nous vivions en osmose avec la nature : le vent, la pluie, le froid étaient des événements pour nous, les seuls événements en vérité qui comptaient vraiment. Et puis il y avait les différentes heures de la journée dont chacune avait sa lumière particulière, ses couleurs, son odeur. C'était cela connaître un pays ! Je me sentais exister plus fortement que nulle part ailleurs. Si seulement tout ça pouvait durer toujours ! Me disais-je. Tous les jours la même promenade, avec les mêmes camarades, les mêmes plaisanteries, la même engueulade de l’adjudant - l'éternité enfin conquise !... Parfois nous trouvions dans l’humus des sous-bois une vieille gourde rouillée, un débris de casque qui nous rappelaient qu'ici même autrefois il y avait eu la guerre, la vraie. D'autres soldats nous avaient précédés sur ces chemins, y avaient perdu leur vie bien loin de cette mascarade en quoi consistait la nôtre. Pour nous il ne s’agissait que d’un jeu, un jeu que seul les Montier et les Milliotte étaient capables de prendre au sérieux. Mais le sol gardait encore la trace, à peine visible, de ce qui avait été autrefois des tranchées.
C'est ainsi que l'hiver vint. La campagne se couvrit de glace ; à côté de la caserne le stade de football était devenu une patinoire, le froid mordait les doigts. C’était maintenant pour nous une véritable obsession, le véritable ennemi, agressif, omniprésent, impitoyable. Pour monter la garde, la nuit, il fallait enfiler deux pulls, puis deux capotes l'une sur l'autre, et partir ainsi vers le mirador, tellement engoncé qu'on ne parvenait pas à serrer les bras le long du corps. Je restais seul dans la nuit. Il me semblait toujours que l'épreuve serait insurmontable. Deux heures à passer ! Deux heures sans rien faire !… Le mirador, en planches clouées les unes aux autres, faisait comme une petite nacelle à dix mètres du sol qui sentait la résine. Dans la journée on y dominait le paysage, la cour, le stade, la rivière, mais la nuit l'obscurité était totale. Je sortais de ma poche le petit transistor que j'avais apporté pour lutter contre l'ennui et c'était alors une impression curieuse que d'entendre soudain cet écho d'un monde venu d'ailleurs : musiques insipides, bonne humeur de commande, tout cela si dérisoire et en même temps si émouvant à l'entendre d’ici. Savaient-ils seulement tous ces gens dont la rumeur parvenait jusqu’à moi que j’existais, que j’étais en train de les écouter quelque part perdu dans la nuit et le froid ? Parfois j'avais la chance de capter une pièce de théâtre. Alors j'oubliais ma situation présente, tout devenait magique comme autrefois lorsque j'écoutais la radio, le soir dans mon lit, chez mes parents : la magie des bruitages, la présence des voix… Mais au bout d'un moment, quelque précaution qu'on ait pu prendre, le froid commençait à vous pénétrer. C'était d'abord une douleur insidieuse au bout des orteils, et puis la souffrance devenait insoutenable. On avait beau se frapper les pieds l'un contre l'autre, cogner avec son poing sur son genou, employer toutes les recettes qu'on avait apprises, rien n'y faisait, il n'y avait plus qu'à attendre et souffrir... Surtout il ne fallait pas succomber à la tentation de regarder l'heure, il fallait tenir, ignorer cet ennemi impitoyable qu'était le temps. Et parfois pourtant, miraculeusement il vous faisait grâce, uniquement lorsque vous ne lui aviez rien demandé : on s'étais mis à penser à autre chose, on s'était mis à rêver, et puis voilà ! Tout à coup on s’apercevait qu’il ne restait plus qu'un quart d'heure à tirer. Un quart d'heure ! Une misère ! C'est tout juste si on n'aurait pas voulu prolonger encore un petit peu, histoire de jouer les braves... Mais non, la relève arrive, on distingue à peine au pied de la tour la silhouette du camarade qui vient vous remplacer, il siffle le signal convenu. On s'enfonce dans sa capote, on saute l'échelle, on le laisse à la nuit, à sa solitude, à ses secrets. C'est à son tour maintenant d’en baver.

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