Le vendredi soir, avant de monter dans le car qui allait nous emmener à la gare, il fallait d’abord passer une dernière épreuve : affronter devant le poste de garde le regard de l'adjudant Békouche chargé de vérifier la correction de notre tenue. Épreuve redoutable car l'adjudant Békouche était une terreur ! Un ancien d'Algérie celui-là, un dur, un harki ! Rien d'humain, aucune pitié à attendre de lui. D'un seul mot, pour un bouton décousu, des chaussures mal cirées, il pouvait vous renvoyer dans votre chambre et plus de permission, rendez-vous quinze jours plus tard !… Nous passions un par un devant lui. Quelquefois l’un de nous repartait tristement à travers la cour de la caserne en direction de son quartier, et avec une bonne corvée à la clé en plus, pour lui apprendre à vivre. Alors on vérifiait à la hâte tout ce qu'on pouvait vérifier : noeud de cravate, col de chemise... La peur, cette peur implacable devant un destin aveugle - car ses décisions étaient toujours totalement arbitraires - la peur abjecte vous mordait au creux du ventre, car c'était cela aussi que l'armée m'avait appris : le sens littéral de l’expression « avoir la peur au ventre ». Du temps que j’étais libre je ne savais pas ce qu’était la liberté, maintenant je le savais. Alors, passé l'inspection de l'adjudant Békouche, passé la grille de la caserne, ce que nous goûtions avant tout c'était une sensation merveilleuse de légèreté : nous retournions au monde des humains ! Qu'importait qu'il fallût s'entasser dans un car pendant des heures avant d’arriver à la gare, connaître ensuite l’attente sur un quai au milieu de la nuit, puis des compartiments enfumés et rouler jusqu’au matin, puisque tout cela ce n'était que le prix à payer pour ensuite, pendant quelques heures, redevenir soi-même, un être humain, un être libre… Seulement voilà, ma liberté je ne savais pas quoi en faire. Je débarquais dans un monde où je n'avais plus ma place. Heureux celui qui avaient une fiancée, des amis ! ils nous raconterait ses fêtes au retour. Mais moi, je n'avais rien. Alors j'attendais le moment où je reverrais enfin la porte de la chambre 17 et où elle m’ouvrirait de nouveau le paradis. Là, je me retrouverais parmi mes camarades, intégré à cette vie collective dont nous partagions les plaisirs et les peines, cette vie où la solitude n'existait pas. Entre la solitude et l'esclavage, sans hésiter j’avais opté pour l'esclavage.
Les fêtes de fin d'année approchaient. On nous avaient promis que nous serions chez nous pour le Nouvel An, mais aussi heureusement que pour Noël nous serions obligés de rester à Verdun. Noël à Verdun, que ce fut beau ! La ville était sous la neige. Il y avait un réveillon organisé à la Croix-Rouge Américaine. Inutile de dire que personne ne voulut y manquer. La salle était décorée de guirlandes en papier. La demoiselle que j'avais fait danser le premier jour, nous accueillit avec des exclamations de joie et nous présenta à toutes ses amies. Les pommettes de Bieber étaient rouges et ses yeux lançaient des éclairs. Armand coquetait à côté du beau Sabbe qui se moquait de lui. Je me perdis dans la foule.
Premières danses. Je tombe un peu par hasard sur une petite jeune fille qui a l’air plutôt timide. La plus jeune de toutes sans doute. Je me serre contre elle et elle se serre contre moi. Au bout d’un moment il me semble que je peux me permettre de l'embrasser… Oui, en effet, elle se laisse faire. Quel attrait peut-elle me trouver ? C'est certainement par pitié pour l'uniforme que je porte qu’elle fait ça, cela fait partie de ses bonnes oeuvres. Nous allons nous promener au bord de la rivière. De temps en temps nous nous retournons l'un contre l'autre et nous nous embrassons de nouveau. Mais à cause du froid il nous faut bientôt revenir à l'intérieur... Après quelques danses nous retournons encore dehors… Et la nuit se passe ainsi : dedans, dehors, dedans, dehors, baisers, danse et rebaisers et redanse et j’ai pour elle une infinie reconnaissance, c'est la première fille que j'embrasse depuis que je suis ici. Elle est là, toute petite et souriante. Je lui demande ce qu'elle est venu faire ici, elle me dit que c'est le seul endroit à Verdun où l'on s'amuse. Bien sûr ce n'est pas très bien vu de fréquenter ce lieu mais il n'y a rien d'autre. À l'heure de rentrer je la quitte sans même penser à lui proposer de la revoir.
Le lendemain, jour de Noël, nous avons décidé de faire un grand repas, toute la chambre 17 réunie, dans un restaurant de la ville. Nous sommes vingt, que des hommes. Et je découvre cette chose étonnante : que l'absence de femmes ne change rien au plaisir que nous prenons. D'ailleurs nous avons le pâtre grec, le compagnon de lit d'Armand, et notre comportement envers lui est exactement le comportement que nous pourrions avoir envers une femme. Nous le protégeons, nous avons pour lui de la tendresse, il nous amuse et nous charme. Un verre de vin suffit à le griser. Bientôt il est complètement ivre. Il vomit sur lui sans cesser de rire et il suffit qu'on lui appuie sur le ventre pour que le vin jaillisse de son estomac comme une fontaine. À un moment il perd connaissance. Nous l'allongeons sur une banquette et chacun veille sur lui durant le reste de repas. Boeglin à son habitude devient agressif et prend tout le monde à parti, Sabbe et Armand rayonnent, rivalisent de mondanité, Bieber est rouge comme une braise. Le séjour touche à sa fin et chacun de nous garde à l’esprit qu’il s’agit d’une des dernières occasions que nous avons d’être réunis. Bientôt le groupe sera dispersé pour toujours. Et je me dis et je me répète que je suis en train de vivre le plus beau jour de ma vie.
Après Noël vinrent les épreuves d’admission à l’École de Montpellier. Comme je l'ai dit, les notes obtenues n'avaient aucun importance puisqu'elles seraient corrigées de toutes façons par la "cote d'amour". Afin de nous laisser entrevoir ce que seraient nos résultats le lieutenant avait laissé courir le bruit qu'il avait établi une liste et que celle-ci se trouvait dans l'un des tiroirs de son bureau. Évidemment nous nous empressâmes pendant la nuit d'aller voir ce qui en était. Dans son tiroir en effet il y avait une liste de noms dont deux ou trois étaient soulignés en rouge et quelques autres affectés de la mention « à voir » (j'étais parmi ceux-ci ! ) Je savais que c’étaient mes médiocres performances physiques qui me valaient cet avertissement. Il me restait donc à redoubler d’efforts pour faire d’ultimes progrès dans ce domaine. Et c’est ainsi qu’à l’heure où les autres allaient traîner dans les bars ou à la Croix Rouge Américaine, on me vit désormais, à la nuit tombante tourner en rond autour du stade, m’accrocher aux agrès et me livrer à différents exercices. Mais mon principal problème c’était les abdominaux. Il fallait arriver à en faire cent et je ne dépassais pas les cinquante. Cela devint un spectacle très couru à la caserne que de venir chambre 17 assister à mon entraînement. Sabbe m'encourageait, Armand, du haut de son lit, poussait des cris d'enthousiasme, Martinenk juché sur son armoire m'observait en connaisseur. Même les sergents, ayant eu vent de mes efforts, passaient la tête par la porte et m'interrogeaient sur mes progrès. J'en fus bientôt à soixante et même une fois à quatre-vingt ! Le sergent Laire, le terrible sergent qui faisait si peur à Montier, m'aidait en me tenant les pieds. J’avais fait de ma faiblesse un spectacle ou le comique le disputait à une émotion véritable. À partir du soixantième mouvement je commençais à ressentir de violentes douleurs. Le sergent me soutenait du regard en me tenant les pieds et je voyais son visage se rapprocher du mien à chaque mouvement, littéralement aspiré par sa volonté de me pousser encore plus loin. Il se créait entre nous, au fur et à mesure de l'effort, une sorte de complicité : ce n'était plus le terrible sergent qui faisait peur à tout le monde mais le partenaire chargé de me faire sortir victorieux de cette épreuve. Mon succès, il le désirait autant que moi, il m'aurait insufflé sa propre énergie s'il avait pu !... Et le miracle s'accomplit, je parvins un beau soir à cent au milieu des clameurs. Le pari était gagné. Je fus reçu. Le lieutenant en personne vint me féliciter.
Le stage à Verdun prenait fin. C'était l'euphorie, tout le monde était reçu, à part les deux ou trois qui avaient été soulignés en rouge. Nous allions maintenant être officiellement élèves-officiers pendant quatre mois à l'école de Montpellier dont nous sortirions avec le grade d'aspirant ou de sous-lieutenant suivant notre rang. Nous débordions d'amour pour cette caserne que nous allions quitter et dans laquelle nous avions connu un bonheur si grand. Un matin nous vîmes arriver les nouveaux, ceux qui allaient nous remplacer pour les quatre mois à venir. Ils parcouraient les couloirs en civil, lamentables et lugubres comme nous l'avions été avant eux. L'un d'eux nous fit beaucoup rire parce qu’il ressemblait à Pompidou. Avec un malin plaisir nous lui décrivions les épreuves qui l’attendaient. mais il semblait avoir un tempérament heureux et ne cessait de sourire en nous écoutant. Enfin de toutes manières, c’était à lui de voir maintenant et de vivre à sa manière ce que nous avions vécu à la nôtre. Désormais l’avenir ici ne nous appartenait plus. Nous regardions ces murs que nous allions quitter, ces sergents, ces adjudants que nous ne reverrions plus. Un lien si fort s’était créé entre nous, un lien que j’avais cru indissoluble et qui se défaisait sous mes yeux. Plus que quelques jours avant le départ. Certes nous allions nous retrouver à Montpellier mais ce ne serait plus pareil, ce ne serait plus la chambre 17. Des inconnus allaient se mêler à nous, ceux qui, ayant fait leur P.M.S. intégraient directement l'École, et puis nous serions répartis différemment, peut-être dispersés dans plusieurs chambrées différentes. Je n'osais imaginer une telle horreur !
Nous organisâmes un vin d'honneur pour dire adieu à nos supérieurs. Le capitaine était là, les lieutenants, les adjudants, les sergents et je fus tout naturellement chargé de prononcer le discours de circonstance. Un peu grisé par la boisson, en proie à une émotion sincère, je fus lyrique. Et nos supérieurs, qui en avaient vus d'autres pourtant, n'en croyaient pas leurs oreilles, je les remerciais du fond du cœur, au nom de tous, d'avoir veillé sur nous avec une attention quasiment maternelle. Pour nous l'armée avait été une grande famille. Lorsque nous étions arrivés ici nous étions craintifs, timides et ils avaient su transformer ce qui aurait pu être pour nous un cauchemar en un rêve inégalable. Les autres m'approuvaient, ils étaient gagnés à leur tour par mon enthousiasme, et les supérieurs eux-mêmes, se disaient qu'après tout j'avais raison, tout ce que je disais était vrai. Ils en étaient tout attendris ! Le vieil adjudant sentait mollir son âme. Il riait et pleurait à la fois en reprenant du vin. Quelle récompense pour lui après tant d’années de carrière ! Chacun noya son chagrin comme il put et s'accorda à reconnaître que décidemment nous avions été une promotion exceptionnelle.

NB: Tous les précédents épisodes sont sur la rubrique "Le roman d'un homme heureux"