Un dernier regard de l'adjudant Bekouche - mais nous savions que cette fois il ne pouvait plus rien contre nous ! - un dernier coup d'oeil à cette cour, que j'avais bien souvent balayée en effet, mais avec quelle joie ! et puis le car nous emporta vers la gare. Voilà, c’était fini. Le matin en me levant j'avais plié une dernière fois mes draps avec mon compagnon de lit - c'est tout juste si nous n'étions pas tombé dans les bras l'un de l'autre dans l'accomplissement de ce dernier rite qui mettait fin à notre vie conjugale - et maintenant la chambre 17 n’existait plus. Que les oeuvres humaines sont donc éphémères ! J’étais noué par l'angoisse. Je ne voulais pas perdre mes camarades, je voulais continuer à faire mon lit avec Fuvel, je voulais continuer à voir le beau Sabbe garnir son poêle le matin, et Martinenk nous observer du haut de son armoire. C’était comme si le destin nous avait condamné à mort…
Lorsque je retrouvai Paris je m'y sentis complètement étranger. Paris en hiver, Paris où je n'avais rien à faire, personne à voir. Chacun menait sa vie et la mienne n'était plus là. Je regrettais Éva, mais c'était trop tard. Je repensais à sa fameuse lettre : - J'étais une petite fille perdue et tu as su me découvrir... Je m'étais moqué de son style trop littéraire ! Si j'avais pu la rattraper aujourd'hui !… Les images me reviennent de cette semaine hors du temps, ce sont comme toujours des images d'ennui : je marche le long du boulevard Raspail, les vitrines semblent dormir, on voit parfois reluire la dorure d'une vieille horloge ou le vernis d'un tableau ancien, et je pense encore une fois à ces vers d’Apollinaire : J'erre à travers mon beau Paris sans avoir le coeur d'y mourir Les dimanches s’y éternisent… Mais je sens que je ne serai jamais capable, moi, d'écrire un seul beau vers. Mon reflet dans les vitrines me transperce d'un sombre regard. Je désire les filles qui passent devant moi, les petites étudiantes de l'Alliance Française, ces essaims d'allemandes aux crinières épaisses. Mes nerfs s'accrochent à leur démarche arrogante, à leurs grands yeux clairs qui se durcissent parfois en croisant les miens. Je me sens frustré de ces corps vivants qui vous glissent entre les doigts. Mon regard caresse la soie rose de leur jambes et je remâche sans fin ce désir d’elles comme un goût fade dans ma bouche. Parfois je croise un sourire dont la tendresse m'inonde. Il me prend des envies de pleurer. J'entre dans une boulangerie pour m'acheter un pain au chocolat. Je pense à Rousseau : l'homme est bon, l'homme est bon ! Moi je transpire de bonté ! j'en suis rempli. Je voudrais avoir, comme il dit, un « ami selon mon cœur ». Je pense à tous ceux que j'ai eu là-bas à Verdun. Bien sûr je vais les revoir bientôt mais ce ne sera plus pareil. Serons-nous encore ensemble ? m'aimeront-ils encore ?… Je ne vois que moi dans le reflets des vitrines, je n'ai jamais su aller vers les autres. Je ne sais pas donner. Je traîne mes pas dans la rue et Dieu sait quel espoir imbécile m'anime encore ? Rien n'a de sens, depuis des années je ne fais que survivre. Jusqu'à quand ? jusqu'à quand et pour aller jusqu'où ?…
Ce fut un immense soulagement lorsque ma permission se termina. J'allais enfin retrouver la réalité, de nouveau vivre, de nouveau être avec les autres.
L’école interarmes de Montpellier était composée de bâtiments tout neufs, d’une blancheur étincelante, autour d'une grande cour lumineuse. Je retrouvai cette lumière que j'avais connue à Avignon. Quelle différence avec Verdun ! On se serait cru dans un village de vacances. Et puis il y eut la joie des retrouvailles, le bonheur d'entendre Sabbe nous raconter les différentes réceptions qui avaient animé son séjour à Paris, Bieber parler de ses agapes à Strasbourg. Bien sûr moi je n'avais pas grand chose à raconter, mais enfin tout de même, en brodant un peu, je parvenais à tenir mon rang.
On procède à l'appel. Répartition dans les différentes sections. Et là, tout de suite, le cauchemar ! Je le pressentais ! Pire encore que ce que je craignais. La plupart des anciens de la chambre 17 se retrouvent ensemble, dans la même section, dans la même chambre, et moi exilé dans un autre bâtiment, au fond de la caserne, un bâtiment que je n’avais même pas remarqué en arrivant, avec pour seuls compagnons d’infortune Bieber et Boeglin, tous les autres sont des nouveaux.
Je m'installe le coeur serré parmi ces inconnus qui viennent d'être incorporés, ayant directement intégré l’école après avoir fait leur P.M.S.. On nous explique que les bâtiments dans lesquels on nous a installés sont voués à la destruction et servent pour la dernière fois. Murs de briques lézardés, portes en planches, escaliers de ciment ; la caserne de papa, une ruine, un vestige ! Mais là n'est pas l'important. L'important c'est l'exil : Comment pourrai-je supporter d’être privé de mes camarades en sentant que pour eux, là, tout à côté, l’aventure continue !…
Je vais aussitôt leur rendre visite. Ils sont en train de s'installer. La bonne humeur est générale. Je retrouve les plaisanteries d'Armand, le regard sombre de Martinenk qui est déjà juché sur son armoire, l’élégance de Sabbe. Le bâtiment est clair, repeint de neuf. Ils m'accueillent avec des effusions de sympathie. Fuvel me demande symboliquement de l'aider à faire son lit. J'en ai les larmes aux yeux. Ils m'affirment tous que je suis ici chez moi, que ce n'est pas bien loin, que je pourrai venir quand je veux. Je me rassure, je les remercie. Mais je sais bien que c'est faux, que les choses ne seront plus pareil, que nous n'aurons plus les mêmes activités, la même histoire et que nos relations s'espaceront nécessairement et que nous le voulions ou non je ne fais plus partie du groupe.
Je suis reparti ce soir-là le coeur serré. J'avais une boule dans la gorge. De retour dans ma chambre je n’avais plus que la force de rester allongé sur mon lit, le regard fixe, incapable de bouger, incapable de parler. Des images de Verdun me revenaient. C'était fini, fini, j’étais mort !...
Bieber, mon compagnon d'exil, était dans les mêmes sentiments que moi. Nous restâmes longtemps ce soir-là à bavarder ensemble et il en naquit entre nous une intimité plus grande encore. Je scrutais avec angoisse la tête de ceux qui allaient devenir mes nouveaux camarades et je m'aperçus très vite qu'ils faisaient partie d'une espèce particulière, que nous n'avions pas rencontrée jusqu'ici : Ils étaient animés d'un enthousiasme et d'une foi envers l’institution dans laquelle ils pénétraient qui ne nous avaient jamais effleurés. En un mot, ils y croyaient. Leur présence dans cette école correspondait à un choix qu'ils avaient fait de longue date, un rêve qu'ils caressaient depuis longtemps : être officiers ! - raison pour laquelle ils avaient fait leur P.M.S.. Je les écoutais parler avec étonnement. L'un d'eux avait même été enfant de troupe et il nous expliqua que dans sa classe il portait déjà le grade de sergent. Un autre nous montrait fièrement le cahier qu'il avait préparé avant de venir et sur la couverture duquel il avait dessiné une gerbe de drapeaux. Au dessous on pouvait lire sa devise personnelle : Obéissance et Patrie. Comment leur expliquer ce qu’avait été l’esprit de la chambre 17 ? comment leur dire que puisque le rôle de nos supérieurs était de nous procurer le plus d'emmerdements possible (règle d’or à l’armée), il y allait de notre honneur à nous entraider pour échapper à ce système pervers et tout mettre en œuvre pour déjouer leurs mauvais tours ? Comment arriver à les persuader en particulier que l'humour étaient l’arme absolue contre laquelle nos supérieurs ne pouvaient rien sur nous. Ces nouveaux n'aspiraient qu'à obéir, ils étaient venus pour ça, ils étaient par avance complices du système qui allait faire d’eux des victimes, ils étaient impatients de subir les brimades qu’on avait concoctées pour eux, ils allaient enfin y trouver la pleine réalisation d'eux-mêmes, ils s'étaient conditionnés pour cela. Ils étaient là, aussi, pour satisfaire aux fantasmes de leurs parents, il y avait toute une famille derrière eux qui était en train de les soutenir, d'attendre impatiemment leur première lettre pour savoir si c'était vraiment aussi dur qu'on le disait. Pour la première fois de ma vie j'éprouvais du mépris pour ces gens qui par ailleurs me ressemblaient, car nous avions le même âge, la même condition sociale, la même culture. Comment pouvait-il y avoir tant de différence entre les hommes ? Il y avait un pourtant, un dénommé Mézan de Malartic, jeune homme distingué, qui me parut doué d'un certain esprit. Il me rappelait Sabbe, moins le charme bien sûr, mais enfin tout de même, je fondais de grands espoirs sur lui. Il y avait aussi parmi nous un contingent de camerounais qui étaient venus faire le stage à titre étranger en application d’accords internationaux et qui avaient été répartis à raison de deux par chambre. Les nôtres appartenaient à deux ethnies différentes : l'un était gros, vantard, balourd et nous déclara d'entrée que chez lui on le surnommait "el Bandino" parce qu'il était connu pour ses prouesses sexuelles, l'autre au contraire était mince, discret et d'allure très aristocratique. Il ne se mêla guère à nos conversations et s'occupa dès le premier soir à coller la photo de son président sur la porte de son armoire devant laquelle, ensuite, il ne manquait jamais de faire ses dévotions. Il était d'ailleurs d'une douceur exquise et d'une politesse sans défaut et s'employait sans cesse à rattraper les bévues de son compatriote.
Le lendemain matin toute la compagnie fut réunie par le capitaine afin que nous fussions mis au courant de la façon dont allait se dérouler le stage. Le capitaine était un petit homme brun au visage insignifiant mais qui se donnait beaucoup de mal pour paraître antipathique (mal bien inutile d'ailleurs car il n’aurait eu aucun effort à faire). Il nous déclara d’entrée qu'il ne nous demandait pas d’être intelligents car l'intelligence à l'armée n'était pas une qualité recommandée et il ajouta quelques gracieusetés du même tonneau qu’il devait considérer comme autant de provocations destinées à décourager chez nous l’esprit de résistance. Il termina dans un beau mouvement d'éloquence en disant qu'il ne forçait personne à adopter son point de vue et que si quelqu'un n'était pas d'accord il devait le dire tout de suite car il était temps encore pour lui de changer d’avis et de renoncer à être officier pour rejoindre la troupe (tout ceci n’étant évidemment qu’un effet rhétorique destiné à provoquer le lourd silence qui suivit pendant lequel il s'employa à faire semblant de chercher du regard d’improbables défections). Son effet cependant fut raté car cette fois un doigt timide se leva dans le fond de la salle. C’était celui de Berger, le frère de Maurice Béjart, qui déclara qu'en effet il souhaitait s’en aller parce qu’il ne savait pas ce qu'il faisait là, qu’il avait dû être inscrit par erreur ayant déjà fait part à Verdun de son désir de rejoindre le rang et qu’il n’avait jamais voulu être officier. Le capitaine, décontenancé, reçut cette intervention comme un camouflet. Il écumait de rage. Mais que pouvait-il faire d’autre que d’accéder à son désir ? L’admission à l’école en effet était fondée sur le volontariat. Le soir même il envoya donc le malheureux rejoindre quelque bataillon disciplinaire d’où je n’eus plus jamais de nouvelles de lui.

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