J'avais eu un fallacieux espoir cependant quand nous fîmes la connaissance de nos différents chefs. Le lieutenant qui commandait la section de mes anciens camarades était un baroudeur – le genre à rouler des épaules et à porter son béret juché sur le sommet du crâne - et je me disais que dans mon malheur je l'avais échappé belle car le nôtre au contraire était un petit blondinet doux et timide qui rougissait pour un rien. Dès le premier jour, lorsque les différentes sections partirent, chacune de leur côté, pour une marche d’entraînement, nous fûmes les premiers à rentrer. Notre lieutenant était en sueur. L'orage menaçait et tout le long du chemin il avait regardé le ciel d'un oeil inquiet. Visiblement il s'acquittait d'une corvée. La section de mes camarades, au contraire, revint la dernière, trempée par la pluie, et ce soir-là j'étais tout joyeux lorsque je leur rendis visite dans leur chambre. Je me vantais d'avoir tiré le bon numéro. Ah ! ils n'allaient pas rire tous les jours, eux, pendant que nous nous la coulerions douce !… Pourtant ils ne semblaient pas inquiets, ils s'étaient bien amusés au contraire, leur lieutenant était moins terrible qu'il n'en avait l'air. Armand ne tarissait pas d'enthousiasme à son égard et se moquait gentiment de lui. Je constatais avec mélancolie que l'esprit de la chambre 17 perdurait sans moi, et je pensais à ma propre chambrée où, pendant ce temps, mon voisin de lit devait être en train de fignoler ses coloriages de drapeaux sur son cahier d’écolier tandis que mon camerounais faisait ses dévotions devant la photo de son président.
Quant à notre lieutenant, j'allais bientôt apprendre à le connaître : Certes nous étions toujours les premiers rentrés, les premiers à nous abriter en cas de pluie, mais ce n'était là qu'illusoires avantages car je m'aperçus bien vite que j'avais par ailleurs tout à craindre de lui. Cet homme me haïssait. Il me haïssait parce qu'il avait deviné que je l'avais compris, que j’avais deviné qui il était : un pauvre jeune homme qui avait fait Saint-Cyr sans réelle vocation mais par tradition familiale sans doute, par faiblesse, ou pire encore par masochisme et qui, incapable de trouver un vrai sens à sa vie, à l'entrée d'une carrière qui ne lui apporterait que des désagréments, puisait sa seule satisfaction dans la vertu du sacrifice. Plus il endurerait de peine plus il se sentait digne de quelque estime. Et ma seule présence le dénonçait, ma vue lui était insupportable car d'une certaine manière, je lui ressemblais : J'étais maladroit comme lui, mal à l'aise dans ce métier pour lequel je n'étais pas plus fait que lui. Mais contrairement à lui, je m'en amusais et je m’en faisais gloire. « - Mais mon jeune ami, vous êtes complètement paumé ! » me disait-il avec un sourire sarcastique. « - Ah ! oui, pour ça, mon Lieutenant, vous pouvez le dire ! complètement. » Et je riais de ma maladresse, des vains efforts que je faisais pour franchir un obstacle ou escalader une paroi ! Il ne parvenait pas à m’avoir, mes véritables enjeux étaient ailleurs. Il devinait ce que je devais penser de lui, de ce milieu et de ce qu'on nous y faisait faire. Je ne pouvais pas avoir de secrets pour lui puisque mes sentiments étaient les mêmes que les siens, ceux-là mêmes qu'il refoulait honteusement. J'aurais voulu pourtant avoir de bonnes relations avec lui, je l'aimais bien, mais toute tentative de ma part se concluait par des déboires. Il me persécutait, oh ! pas ouvertement bien sûr, mais sournoisement, comme tout ce qu'il faisait, sans oser aller trop loin. C'est ainsi par exemple qu'il me nomma dès le premier jour "chef de chambre" : « - Puisque vous êtes professeur, me dit-il avec un sourire qui se voulait entendu, vous devez avoir de la psychologie et il en faut pour cette tâche ! » (elle consistait à surveiller ses camarades pour tout ce qui concernait la tranquillité, la propreté et la bonne ordonnance des lieux). Pour lui, les rapports entre hommes ne pouvant être que violents et brutaux, une telle tâche était la pire de toutes. Pouvait-il comprendre que j'avais une vision exactement inverse ? Moi, je pariais sur la gentillesse fondamentale de tous ces gens qui étaient là, je voulais lui prouver que le monde ne ressemblait pas à ce qu'il croyait et que le bonheur se cueille comme une fleur à qui sait le voir, j’étais toujours engagé dans cette sourde rébellion contre le vieil adage de mon père selon lequel « la vie, ça n’est pas une rigolade » !… C’était une rigolade justement et je le lui montrerais. Il n'y avait ici que des garçons ordinaires, des garçons comme moi, qui venaient tirer le mieux possible les quelques mois qu'ils devaient faire, en essayant d'avoir le minimum d'ennuis, qui étaient tous jeunes et foncièrement braves, comme la plupart des hommes de cet âge, même ceux qui dessinaient des drapeaux sur leur cahier et voulaient ressembler aux rêves de leurs parents parce que le temps n'avait pas encore eu le temps de les pourrir, mais cela il ne pouvait pas le savoir puisque lui l'était déjà, pourri, jusqu’à l’os. Il fut donc surpris quand il constata que tout se passait bien dans notre chambre et que je remplissais ma fonction avec une déconcertante facilité. J’avais transformé la fameuse inspection des armoires qu’il me fallait faire chaque fois que nous sortions afin de vérifier qu’il ne restait aucune poussière ni dessus ni dessous (car c’est ce genre de détails qui constitue l’essence de la vie militaire) en une sorte de jeu, un rituel auquel chacun se soumettait en riant. Nous avions l'air au fond de bien nous entendre et même - provocation suprême – de bien nous amuser ! C'était pour lui une humiliation du même ordre que celle que dut ressentir mon père lorsqu'il comprit que je ne n'avais pas détesté balayer la caserne. Il crut sans doute qu'il y avait là l'effet de quelque malice de ma part. J'étais plus fort qu'il ne pensait. Il m'en détesta davantage. Alors il essaya de me coincer en utilisant le même procédé qu'avait utilisé notre lieutenant de Verdun : Un matin, il prétendit avoir découvert sur une des armoires de la chambre une poussière imaginaire. J'écopais de trois jours de prison, en tant que « chef de chambre ». Ça n'était pas très satisfaisant pour lui parce que ça sentait un peu trop le prétexte et il voyait bien que je m’en apercevais, mais enfin il n’avait rien pu trouver de mieux… Il m'annonça donc en s'excusant presque : « - C'est comme à Saint-Cyr, n'est ce pas, quand on est chef de chambre on est sûr de plonger un jour ou l'autre, il ne faut pas mal le prendre. » Je le rassurais sur ce point, je ne le prenais pas mal du tout et puisqu’il fallait bien en passer par là comme il le disait lui-même, autant valait s’y résigner. D'ailleurs j'en profiterais pour lire, je venais d’acheter des livres pour travailler à ma thèse dont il me fallait préciser le sujet. Il rougissait en m'écoutant et ne fit pas de commentaires. Cependant il se trouva que le lendemain était veille d’un jour où nous devions partir en manœuvres. Le capitaine qui me croisa dans un couloir s’avisa que j’avais les cheveux trop longs et que je devais absolument me les faire couper avant de partir, et comme le coiffeur de la caserne était absent ce jour-là il m’accorda, sans que je le sollicite, une permission spéciale, malgré ma punition, pour me rendre en ville afin de procéder à l’opération nécessaire. Je m’en serais bien passé mais enfin il me fallait obtempérer. Je me dirigeais donc vers la sortie lorsque j’aperçus mon lieutenant près du poste de garde. Il s'approche aussitôt de moi en se frottant les mains « - Ah, ah ! mon pauvre ami, vous vous vouliez sortir en douce ! vous n'avez vraiment pas de chance. Si je n'étais pas passé là par hasard vous étiez tout près de réussir. Ni vu ni connu !… » À contrecœur je lui produis alors l'autorisation du capitaine que j’avais dans ma poche. J’étais plus mal à l’aise que lui quand je le vis se raidir en rougissant et m’ordonner de m’en aller.
Non vraiment, Montpellier n'était pas Verdun ! Le colonel rêvait que son école soutienne la comparaison avec Saint-Cyr. Funeste ambition ! Elle nous valait de devoir jouer un rôle à chaque instant de la journée afin de satisfaire à ses fantasmes. Il nous fallait donner de nous l'image de jeunes cadets élégants et sportifs. Ainsi, lorsque nous nous rendions d'un endroit à l’autre de la caserne nous devions nous déplacer en rang par quatre, au pas de gymnastique, notre cartable sous le bras, et en chantant de surcroît !… Seul el Bandino, l’un de nos deux camérounais, se montrait définitivement rebelle à ce genre d’exercice et, nonobstant toutes les menaces de punitions, continuait à marcher derrière les autres, hilare et à contretemps. Nous étions de futurs officiers, nous faisions donc déjà partie de cette caste dont il fallait nous inculquer l'esprit (ainsi, afin de signifier notre différence, nous avions perçu dans notre paquetage une paire de gants blancs que nous devions tenir à la main lorsque nous sortions en ville). Les sergents, les adjudants nous parlaient avec une certaine déférence bien que pour l’heure nous fussions encore d’un grade inférieur au leur, l'adjudant de compagnie jouait les nourrices et lorsque nous rentrions de manoeuvre il nous attendait avec une grande marmite de thé ou de chocolat et s'inquiétait de notre état de santé.
Montpellier était une jolie ville, plus jolie que Verdun, mais cela ne rendait pas notre vie plus agréable, au contraire. J'avais aimé l'atmosphère provinciale et austère de Verdun. Ici, les attraits de la ville, le spectacle des rues si brillantes, si pleines de jolies filles, de terrasses de café, de boites de nuit, augmentait notre frustration. Nous nous sentions si laids, si ridicules, dans nos vastes capotes, avec nos cheveux tondus et nos gants à la main. Afin de passer inaperçus, nous avions loué à plusieurs une chambre près de la caserne où nous allions nous changer en sortant. La grande distraction ce n'était plus, comme avant, la Croix-Rouge Américaine mais la multitude des boites de nuit qu'il y avait dans la région. Nous arrivions en prolétaires dans ce monde de luxe et de plaisir, nous qui sortions de nos longues marches dans la boue, nous qui avions entendu toute la journée aboyer nos supérieurs, nous nous retrouvions soudain au milieu de jeunes gens détendus et joyeux, élégants et si beaux qu'ils nous faisaient rêver. Je n'avais jamais vu de filles aussi attirantes depuis que j'avais quitté mon pays.
Et justement voilà qu'un jour la chance me sourit ! Dans une boîte de nuit près de Palavas (elle s’appelait, je crois, la Dolce Vita) une jeune fille danse devant moi, une jeune fille de rêve avec une longue chevelure brune. Elle danse pour moi, elle se serre contre moi et je peux même l'embrasser, je l'embrasse ! mes lèvres sur les siennes, ma langue dans la sienne !.... Comme chaque fois j'atteins à cet absolu du bonheur que je ne connais qu’en ces circonstances. Elle s'appelle Céline, elle est douce, intelligente, elle me dit qu’elle est étudiante à Montpellier et qu’elle s’occupe de l'UNEF.
Ce fut ce qui me perdit. Quand je lui apprends que je suis élève officier elle me regarde complètement éberluée. Elle n'avait pas pensé à ça, qu'on pût être volontaire pour ce genre de choses... J'ai beau tenter de lui expliquer… nous parlons encore quelques temps mais non, décidément, la chose ne passe pas, c’est trop incongru pour elle. Elle s'éloigne. Je tente en vain de la retenir… Nos relations en restèrent là. Ce qu'il y avait de mieux finalement dans la vie que nous menions, c'était ce que nous appelions le crapahut : le contact avec la nature, le perpétuel défi contre soi-même, contre la fatigue et la peur. Et en cela nous étions servis ! Toujours cette fameuse rivalité avec Saint-Cyr ! Il fallait nous pousser jusqu'à nos limites, jusqu'à ce que nous soyons près de nous écrouler en pleurant comme des enfants. Alors on nous disait que l'armée ferait de nous des hommes. Chaque semaine nous partions plusieurs jours dans les montagnes - paysage de garrigues et de chênes-lièges - nous marchions en file indienne des journées et des nuits. El Bandino traînait derrière, il ne disait plus rien, il souffrait. Et puis, quand il n'en pouvait plus, il prenait dans sa poche une boulette d’herbe qu’il recevait de son pays et commençait à la mâchonner. Alors soudain, il remontait toute la colonne et filait droit devant lui, comme un automate. Parfois il fallait des heures pour le retrouver… La nuit, nous luttions contre le sommeil. Il suffisait de faire une pause d'une minute - le temps que le lieutenant consulte sa carte - pour que toute la colonne se couche dans le fossé et s'endorme. Et il devait ensuite nous réveiller un par un, à coups de pieds, pour repartir. Parfois nous dormions sous la pluie, trempés jusqu’aux os. Alors je rêvais que j’étais dans une grande salle de cinéma où de ravissantes ouvreuses nous distribuaient des tasses de chocolat bien chauds. Et lorsque nous rentrions ensuite à la caserne, après deux ou trois jours à dormir ainsi à la belle étoile, la première nuit passée dans des draps était inoubliable.

NB: Tous les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"