c’était ce que nous appelions le « huit-kil », c’est-à-dire une course de huit kilomètres qui devait se dérouler entre Pallavas les Flots et le Grau du roi, avec sac à dos et casque sur la tête, le long de la route qui longe la mer. Nous nous y entraînions chaque jour mais jamais sur la totalité de la distance car ce genre d’exploit ne se réalise qu’une seule fois et quand le fameux jour arriva je n’étais pas sûr de pouvoir aller jusqu’au bout.
On nous transporta en camion sur le lieu du départ. Vérification des sacs, qui devaient peser très exactement quinze kilos, regroupement par sections, appels. Le régiment tout entier est là, commandant, capitaines. Chaque lieutenant encourage ses poulains. Nous piaffons d’impatience, nous soufflons, nous sautons, relaçons nos godillots, resserrons les sangles de nos sacs, réajustons nos ceinturons… et puis enfin le départ !…
Le sac tire sur les épaules, le casque ballotte sur la tête. Je souffle… je souffle… foulée régulière, j’économise mes gestes, je regarde mes pieds… Peu à peu le peloton s'étire le long de la route depuis les plus sportifs là-bas, en tête, dont on se doute déjà qu’ils iront jusqu’au bout sans problème – ah ! les veinards ! injustice de la nature !… - jusqu’aux éclopés qui ont déjà renoncé, traînent derrière, moitié marchant moitié courant. Je suis entre les deux, dans une honnête moyenne - il faut être modeste. Tenir, c’est l’essentiel…
Nous nous retrouvons bientôt par groupes de cinq ou six qui courons au même rythme, nous accrochant à la foulée de celui qui précède. Une sorte d'entraide spontanée s'organise. On parle de « la solitude du coureur de fond », mais non, c’est faux, rien n’est plus convivial au contraire qu’une course de fond. C’est qu’il s’en passe entre nous ! Un vrai roman. Chacun prend la tête à son tour, partage son effort avec les autres, à part ceux qui, comme dans la vie, ne veulent pas faire leur part de travail et se laisser traîner, et puis les imbéciles qui, par gloriole, veulent absolument courir en tête et se fatiguent dix fois plus vite. Quand l’un de nous décroche il n'a aucune pitié à attendre des autres. C’est si agréable de le voir faiblir ! On se sent pousser des ailes… pour quelques centaines de mètres. Car bientôt, les jambes font mal de nouveau, et l'on paye alors son effort mal calculé et voici que celui qui faiblissait tout à l’heure a repris des forces et revient sur vous irrésistiblement !… Mais on ne lui en veut pas, non, c'est le jeu, on est bien content de le revoir, au contraire. Salut, vieux frère. De nouveau parmi nous ?… Des regards qui en disent longs… Ainsi se déroule toute une comédie aux cent actes divers, un drame plutôt, au rythme des poteaux électriques qui défilent sur le bord de la route. Je m'y accroche mentalement : Jusqu'au troisième je garderai la même cadence, au quatrième je relâcherai… Mais le quatrième arrive et je sens que je peux me payer le luxe de prolonger mon effort encore un petit peu, jusqu'au poteau suivant. Un hallucinant monologue intérieur mouline dans ma tête au rythme de ces poteaux qui défilent, ou plutôt un dialogue avec moi-même, incessamment renouvelé par les aléas de la course. J’use de mauvaise foi, de petits mensonges pour entretenir mon courage, en me donnant des objectifs à court terme qui m‘évitent de penser à la suite. Je me cale derrière un camarade, l’œil fixé sur sa nuque, je ne suis plus qu’un automate. Mais il s’éloigne irrésistiblement et je n’arrive plus à le suivre. Alors je m’évade dans des souvenirs d’enfance, j’ai l’impression que mon corps n’a plus de matérialité, qu’il n’est qu’une machine qui fonctionne à vide en dehors de moi, une chimère de mon imagination. Je ne suis plus qu’une conscience pure, une mémoire en mouvement… À un moment je passe devant la Dolce Vita, cette boite où j’ai rencontrée Céline, la responsable de l’UNEF qui n’a pas voulu de moi. La boite est fermée à cette heure-ci évidemment et cela me fait un drôle d’effet. Image d’un autre monde dont je ne fais plus partie. Tout autour les dunes miroitent au soleil. L’été il doit y avoir beaucoup de monde ici, des filles allongées sur la plage, des enfants, des parasols. Aujourd’hui tout est désert. Et soudain l’idée me vient que désormais je serai toujours dans cet ailleurs, sur cette route qui se déroule devant moi à l’infini, condamné à une vie où il ne pourra plus rien m’arriver que cette perception passive des sensations de l’instant présent, le chaud, le froid, la transpiration, la douleur dans les reins, l’éblouissement de la lumière, et puis cette présence des autres autour de moi, les autres, mes semblables, qui courent devant, qui courent derrière, qui courent tout autour, qui courent plus vite ou moins vite, quelle importance puisque nous sommes tous unis dans la même condition ?… Soudain voici que de loin j’aperçois la terre promise ! Un minuscule point au bout de la route qui marque l’arrivée, vers lequel tend la longue théorie de mes camarades. Le point grossit peu à peu, devient plus distinct, c’est un camion entouré par le groupe des élus. Mais nous savons bien que nous aussi nous le serons bientôt, qu’à nous aussi une place est réservée au Paradis, notre tour viendra tôt ou tard. Il suffit de courir… courir… courir… On voit maintenant la silhouette de l'adjudant qui se penche sur chaque nouvel arrivant et lui tend quelque chose... Quand enfin mon tour arrive je plonge vers lui la bouche ouverte et il me fourre un demi citron entre les dents que je vais savourer à l'ombre du camion… Mon temps a été plus que raisonnable, je n’ai pas démérité. Je retrouve ceux qui m’avaient dépassé en cours de route et qui m’accueillent avec des effusions, j’accueille à mon tour ceux que j’avais laissés derrière moi. Et ce sont des récits sans fins, des commentaires. Nous sommes fiers de nous. Nos supérieurs sont fiers de nous. Nous avons surmonté l’épreuve. Nous chantons dans les camions qui nous ramènent à la caserne. L’adjudant a préparé une grande marmite de thé qui fume déjà dans la cour. Nous l’aimons comme une mère !…
Mais le véritable ennemi, ici, ce n’était pas la fatigue, ce n’était pas l’ennui, c’était la peur, un ennemi plus pernicieux, plus redoutable… Il y avait par exemple toute une série d'épreuves qui tournait autour de falaises à escalader ou de torrents à franchir. Les sites ne manquaient pas dans la région pour ce genre d’exercices. Nous allions souvent au dessus de Saint-Guilhem-le-Désert et là, pour descendre une paroi à pic, il fallait se lancer dans le vide, une corde enroulée autour la taille, le long de laquelle on glissait ensuite comme une araignée au bout de son fil. La première fois évidemment j’étais resté accroché la tête en bas. Ensuite la simple vue de cette falaise suffisait à me donner des nausées. J'essayais de ruser pour passer le dernier, mais ce n’était que prolonger ma peur et le remède était pire que le mal. La peur se manifestait par des étourdissements qui pouvaient aller chez certain jusqu’à la perte de conscience. Il y en avait d’autres, par contre, qui, par la grâce du Seigneur, ne connaissait pas la peur. Van Hoot, par exemple, un grand rouquin dont la témérité était inversement proportionnelle à l'intelligence. Son ambition était de devenir footballeur et dès son arrivée il était allé voir l'entraîneur de l'A.S. Montpellier pour lui demander s’il pourrait être engagé dans l’équipe au terme de son service militaire. Pour le tester on lui avait proposé de participer à un match d’entraînement et nous étions tous allé l’encourager. Malheureusement son cerveau trop étroit n'était capable de contenir qu'une seule idée à la fois, et celle qui l'habitait ce jour-là était de courir le plus vite possible, la balle au pied, en direction du but. Il partait donc à une vitesse impressionnante, programmé comme un robot, jusqu'à ce qu'il finisse tôt ou tard par se faire chiper la balle. Alors il remontait tout le terrain et attendait l'occasion de repartir à l’assaut, ce qui se terminait invariablement par la même déconvenue. La réponse à sa demande fut donc négative, on lui dit qu’on ne pourrait pas le prendre parce qu’il n’avait pas assez le sens du jeu collectif. Il rentra à la caserne avec le sentiment d’une grande injustice. À l'armée, il agissait de même : on admirait ses efforts mais on désespérait de son entendement. Il aurait pu faire un bon officier pourtant mais, fait sans doute rarissime dans l’armée, on hésitait à le recruter parce qu'il n’était pas assez intelligent ! En désespoir de cause on lui fit passer une ultime épreuve pour décider de son sort : il devait accomplir un parcours du combattant en réalisant un certain temps qui lui aurait permis de regagner les points qui lui manquaient. Il partit à fond de train, certain de son succès. Le parcours du combattant, c'était sa spécialité !… Mais hélas ! trop ému sans doute par l’enjeu, il entreprit de sauter par dessus les barres sous lesquelles il fallait ramper et de ramper sous les barres qu'il fallait sauter. Alors, comprenant son erreur il voulut revenir en arrière pour se rattraper mais perdant alors tous ses repaires il repartit à contresens et finit par franchir la ligne de départ en croyant que c’était la ligne d’arrivée. Quand il s’en rendit compte il comprit que cette fois tout était perdu ; alors, résigné à son sort il nous fit ses adieux et partit comme sergent dans une lointaine garnison.
Mais il était, comme je l’ai dit, doté d’un courage à toute épreuve. Un jour que nous avions à passer au dessus d'un torrent à l'aide d'une corde tendue à une dizaine de mètres de hauteur, le long de laquelle il fallait glisser à plat ventre son sac et son arme sur le dos, il s'était engagé allègrement et sans la moindre appréhension mais, arrivé au milieu, voici que dans sa précipitation, à la suite d’un faux mouvement, il s'était retrouvé tout à coup suspendu au dessus du vide, agrippé seulement par les mains. Il criait comme un damné et c'était une attente insupportable que de le voir lutter ainsi contre une issue fatale car il était exclu qu’il puisse remonter sur la corde et la fatigue tôt ou tard aurait forcément raison de lui. Au bout d'une minute ou deux en effet, comprenant que sa lutte était vaine il se laissa choir, et nous le vîmes alors avec horreur s'écraser dans le lit du torrent. Il en fut quitte pour une jambe cassée et quelques semaines d’infirmerie. J'avais été d'autant plus impressionné par ce spectacle que je devais passer derrière lui. Je tremblais littéralement de peur. Il fallut bien me lancer pourtant. Arrivé au milieu, à l’endroit même où j’avais vu chuter mon camarade, la fatigue, le spectacle du vide au dessous de moi, le souvenir de cette chute provoquèrent soudain une paralysie générale de tous mes membres. J'étais tétanisé. Je ne pouvais plus ni avancer ni reculer, incapable de tenter le moindre mouvement. Je me mis moi aussi à pousser des cris. Toute ma volonté était tendue vers une seule idée : je ne tomberai pas ! C'est alors que l’adjudant vint se placer à l’extrémité de la corde, à l'endroit qu'il me fallait atteindre pour être sauvé et me commanda de le regarder droit dans les yeux, et ainsi, m'hypnotisant pour ainsi dire, il m'indiquait chaque mouvement : « - Plie le bras droit ! » - et je pliais le bras droit- « - Glisse la jambe gauche ! » - et je glissais la jambe gauche… Plus son visage se rapprochait de moi plus cette relation télépathique devenait intense, je n'étais plus habité que par sa seule volonté qui s’était substituée à la mienne. Et lorsque je parvins enfin au bout de la corde, je suis sûr qu'il en était aussi heureux et aussi fier que moi car ma victoire était la sienne ! C'était pour de tels moments qu'il aimait son métier !… Il me tendit la main, m'aida à remonter et m'envoya rejoindre les autres d'un coup de pied dans les fesses.

NB: Tous les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique" Le romand'un homme heureux", à droite de l'écran.