Car la fatigue, la peur, le sommeil constituaient la substance même du bonheur que j’éprouvais. Et les jours de repos c’était un bonheur plus grand encore que de reprendre possession de soi-même. J’allais alors tout seul au foyer de la caserne, un baraquement en planches au fond de la cour, et là, attablé devant un café, je regardais la télévision qui marchait sans interruption au dessus du comptoir. C’était l’heure de Discorama. Sur l'écran, Denise Glaser interviewait Léo Ferré ou Barbara et j’admirais les belles images en noir et blanc que personne d’autre que moi ne regardait. J’avais l’impression d’être revenu à Paris. Mais à part ces rares moments j’étais plongé dans une autre vie et il existait entre mes camarades et moi une intimité que je n'avais jamais connue auparavant. Pourtant nous étions tous dissemblables. Chacun voyait la vie à sa façon, chacun avait ses propres valeurs, son propre univers, ses préoccupations, ses ambitions et contrairement à ce qui s'était passé à Verdun, il n’y avait pas entre nous de véritable complicité ; leur comportement me demeurait souvent incompréhensible. C'est ainsi qu’ici comme à Verdun il était notoire que la fameuse cote d'amour déciderait seule de notre classement à la sortie, quelque soit la moyenne que nous aurions obtenue par ailleurs aux différentes épreuves qui nous étaient imposées. Il y en allait donc selon moi de notre dignité de montrer que nous n'étions pas dupe du système et qu’il convenait de ne pas forcer exagérément sur la préparation de ces épreuves. Mais, comme à Verdun, ce raisonnement était apparemment inaccessible à certains. Ils étaient en particulier préoccupés d'une chose qui leur paraissait primordiale : seraient-ils reçus avec le grade de sous-lieutenant, privilège réservé aux admis du premier rang, ou seulement avec celui d’aspirant (ce qui ne changeait d’ailleurs absolument rien à la suite des choses sinon pour l’aspect du galon). Cela suffisait cependant à justifier pour certains qu’ils consacrassent la totalité de leurs soirées et de leurs dimanches à lire et relire les cours polycopiés que l’on nous avait distribués sur le fonctionnement du fusil mitrailleur ou la tactique du combat rapproché dont le contenu pouvait de toutes façons se retenir en quelques minutes. Mézan de Malartic me semblait l’esprit le plus distingué de notre section. Il avait du charme, de l'intelligence et, ayant achevé ses études de droit, il était sans doute avec moi le plus diplômé de la section. Physiquement, il n'était guère plus robuste que moi et tremblait de peur lui aussi en haut des falaises et au dessus des torrents. Cela nous avait rapprochés. Or notre amitié se termina de la façon la plus inattendue : À la fin de notre stage, nous devions partir pour de grandes manœuvres durant lesquelles tout le régiment était lâché dans la nature, section par section, chacune sous le commandement de son lieutenant. Là nous devions survivre par nos propres moyens en tentant d'échapper à d'autres troupes parties à notre recherche. Nous étions censés représenter des groupes de résistants ayant pris le maquis après une invasion ennemie (le rôle de l’ennemi étant assuré par la promotion suivante, ceux-là mêmes que nous avions croisés au terme de notre séjour à Verdun et qui venait à leur tour d’arriver à Montpellier).
Que la guerre est amusante quand on la fait ainsi ! Nous plantions nos tentes dans des maquis rocailleux, Bieber sortait de son sac quelques boites de foie gras qu’il avait emportées, nous nous lavions dans les torrents. Évidemment rien de tout cela n'était sérieux puisque le colonel, responsable de l’ensemble de la manoeuvre, savait parfaitement où nous étions et qu'il lui suffisait d'envoyer les hélicoptères au bon endroit, pour nous cueillir quand il le déciderait. J'avais compris en outre, en surprenant une conversation entre nos lieutenants, que le jeu consistait pour eux à deviner quelle section serait choisie cette fois pour être capturée la première et ils subodoraient que ce serait la nôtre. Ils s'en réjouissaient malicieusement car notre petit lieutenant frais émoulu de Saint-Cyr n'était pas en odeur de sainteté auprès de ses collègues. Nous nous abandonnions donc à cette joyeuse farce en attendant qu'on vînt nous faire prisonnier quand il plairait au colonel. Et c'est en effet ce qui arriva le troisième ou quatrième jour. Un hélicoptère passa au dessus de nous, provoquant notre débandade sous les oliviers. Tout se passa comme prévu. Quelques heures plus tard, nous voyons arriver des troupes à pieds qui viennent nous capturer. Nous faisons semblant de fuir, les autres nous poursuivent. Bieber abandonne ses boites de pâté, je cours avec lui, et soudain, en nous retournant, nous voyons arriver nos poursuivants, et parmi eux… Pompidou ! celui qui nous avait tant amusé à Verdun quand nous l'avions vu pour la première fois à cause de sa ressemblance. Aussitôt ce n'est qu'un cri, un grand éclat de rire : Pompidou ! Pompidou !… Il nous rattrape, nous tombons dans ses bras, tout contents de le retrouver… De retour au point de regroupement, j'aperçois Mézan de Malartic, je vais vers lui pour lui présenter ce brave Pompidou qu'il ne connaissait pas encore n’étant pas avec nous à Verdun. Mais que se passe-t-il ? Il fait une tête sinistre, me tourne le dos sans m'adresser la parole. Je cherche en vain l'offense que j'ai bien pu lui faire. La plupart des autres, d'ailleurs me font la tête eux aussi. Moi qui étais si content que la manœuvre soit terminée et que nous puissions enfin rentrer à la caserne pour prendre une douche et manger chaud ! Je finis par demander à Mézan de Malartic la raison de sa morosité. Il me répond : « - Tu le sais très bien, ne fais l'innocent. – Mais non, je t’assure, je ne vois pas !… » Alors, en se disant que ma stupidité n'est peut-être pas feinte et qu’après tout il se peut que je ne comprenne vraiment pas ce que j’ai fait, il consent à me l'expliquer : J'ai volontairement saboté la manoeuvre en ne tentant rien pour me dissimuler, je n'ai même pas essayé de fuir quand les autres sont arrivés et bien plus ! voici que maintenant je « fraternise avec l'ennemi » ! Alors je pars alors d'un immense éclat de rire. Mais l’ennemi c’est ce brave Pompidou ! Ce n’est donc que cela !… Reprenant mon sérieux, je tente une fois de plus de lui expliquer, ce qui me paraît d'une telle évidence que j'ai du mal à trouver mes mots, que tout cela est truqué, que toutes ces manoeuvres ne nous concernent pas, qu’elles n’ont aucune importance, que depuis le début, c’est une affaire entre nos supérieurs et que nous ne sommes que des pions. Qu'avons-nous à défendre ? Qu'avons-nous à gagner ? Nous avons fait ce qu'on nous demandait, pour le reste ils n'ont qu'à se débrouiller entre eux… Mais aucun de mes arguments ne semble avoir le moindre impact sur lui. Il est buté. Il ne me répond pas, ne s'explique pas, se contente de me regarder en hochant la tête. Abîmes d'incompréhension ! Et je me sens soudain éloigné de lui à des distances infinies.
Quelques jours plus tard les résultats sont proclamés : Mézan de Malartic est reçu major de la promotion – grâce à la fameuse « cote d’amour » bien sûr ! - et à ce titre il a le choix ce son affectation. Il opte pour Berlin qui est le poste le plus prestigieux, celui dont tout le monde rêve. Il a ainsi l'insigne honneur de recevoir son galon des mains du colonel en personne pendant que les autres s’aident mutuellement à enfiler le leurs. Je reçois le mien des mains de mon copain Bieber.
Bieber était un homme que j’avais appris à connaître plus intimement durant ces quelques mois. C'était dans ma section le seul rescapé de la chambre 17 et l'on devine les liens qui nous unissaient. J'aimais son personnage, peu loquace. Il parlait avec un accent alsacien qui rendait tout ce qu'il disait à peu près incompréhensible et on ne percevait ses émotions qu’à la rougeur de ses pommettes et à la petite étincelle qui éclairait parfois son regard. Lorsqu'il fut question de choisir notre affectation, nous décidâmes de rester ensemble si possible. Justement trois postes était proposés à Landau, dans le Palatinat, non loin de chez lui. Le troisième fut pris par Boeglin, autre rescapé de la chambre 17, l'alsacien bagarreur quand il avait bu et qui fut tout heureux également de se rapprocher de chez lui. Pour moi, c’était une nouvelle aventure qui commençait. Cette fois nous allions vraiment être livrés à nous-mêmes, tous nos camarades dispersés aux quatre vents, nous ne connaîtrions plus cet esprit de corps, cette vie communautaire qui avait fait ma joie. Une fois de plus l'angoisse m'étreignait, il me semblait que j'allais sombrer, malgré la présence de Bieber (je n’avais aucune affinité particulière avec Boeglin), dans la plus noire solitude. C'est donc avec de grandes effusions que nous nous quittâmes pour une permission d’une semaine au terme de laquelle nous devions rejoindre notre nouvelle affectation. Nous nous donnâmes rendez-vous à la gare de Landau pour faire notre entrée ensemble dans notre nouvelle garnison (Boeglin, lui, qui préférait être seul, peut-être pour ne pas risquer d’être confondu avec nous, déclara que nous le retrouverions directement à la caserne).
Ma semaine de permission à Paris se passa comme la précédente, c'est-à-dire dans un vide total. La ville ne m'appartenait plus ou plutôt c'est moi qui ne lui appartenait plus. Personne ne m'attendait à part mes parents. Que deviendrais-je quand mon service serait terminé ? C’est une question qui se poserait plus tard mais je me la posais déjà avec angoisse. C’est donc avec soulagement, au terme de cette semaine, que je partis vers ma nouvelle gloire en arborant fièrement ma barrette d'aspirant. J'avais un ordre de mission qui me permettait de voyager en première classe. Certains permissionnaires, sur le quai de la gare de l’Est, se croyaient obligés de me saluer. La fierté de mes parents, qui avaient tenu à m'accompagner une fois de plus, ne connaissait plus de bornes. Mon père avait réalisé son rêve, il avait un fils officier.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique" Le roman d'un homme heureux" à droite de l'écran.