Le petit village où il habitait ne survivait que par l'usine de chaudronnerie que possédait son père et qui employait la quasi totalité de la population. Il savait qu’un jour ou l’autre il serait amené à lui succéder après avoir épousé bien entendu l’une des ouvrières du cru (tout autre choix aurait été perçu comme une trahison). Cette perspective ne l’enchantait guère. Il s'y était résigné pourtant, malgré de brusques accès de révolte, car il ne voyait aucun moyen d'échapper à son sort. Pendant sa permission, sa mère lui avait fait confectionner un bel uniforme par un tailleur spécialisé et il me le montra, soigneusement plié au fond de sa valise, en me jurant qu’il ne le mettrait jamais
. Notre convocation ne spécifiant pas l'heure à laquelle nous devions arriver, nous en conclûmes que nous avions tout notre temps et qu'il valait mieux commencer par visiter la ville et déjeuner tranquillement avant de nous rendre à la caserne. Landau était une petite bourgade provinciale, avec ce caractère propre aux villes allemandes d’avoir l'air d‘un décor d'opérette. Il y avait une église de briques roses sur une petite place pavée et des rues rectilignes, désertes à cette heure. Le vin du Rhin nous échauffa les esprits et Bieber voulut prolonger le repas par quelques verres de schnaps – je devinais à la couleur de ses pommettes qu’il était profondément ému – puis enfin, à contrecœur, nous nous dirigeâmes vers nos quartiers. Un commandant nous reçut en nous disant que nous avions tout de même un sacré culot d'arriver à cette heure-ci. Le profond sommeil qui s'était emparé de moi après le repas m'empêcha d'être affecté par cette remarque désobligeante. Il nous envoya dans notre compagnie où nous retrouvâmes notre camarade Boeglin qui, lui, était là depuis le matin et semblait déjà avoir pris ses marques. Le capitaine avait l’air d’un brave type, assez nonchalant. Il nous dit d’aller poser nos valises au mess, où nous devions loger et qui se situait non loin de la caserne, de prendre possession de nos chambres et de revenir ensuite.
Le mess était un grand bâtiment, qui avait des allures de palace (l’armée française à l’étranger faisait bien les choses ! ). Un hall immense recouvert d'une épaisse moquette bleue, un escalier monumental, un concierge à veste rouge qui nous indiqua le numéro de nos chambres et s'offrit à monter nos valises. Comme mon père aurait été fier de moi ! Pour ma part je n’en menais pas large.
De retour à la caserne, nous allâmes nous présenter de nouveau au capitaine. Visiblement celui-ci ignorait absolument ce qu'il allait bien pouvoir nous faire faire pendant le reste de la journée et il nous envoya successivement visiter quelques ateliers, quelques garages, le terrain de sport, puis nous présenta l’adjudant de compagnie qui nous emmena boire un coup au foyer des sous-officiers. Mais ensuite ? Chacun se renvoyait notre encombrante présence et l'on nous vit ainsi errer de couloir en couloir, comme des âmes en peine. Ceux qui avaient déjà croisé notre chemin fuyaient en nous apercevant pour ne pas avoir à nous prendre en charge une nouvelle fois. Nous en conclûmes que personne ne verrait d'inconvénient à ce que nous nous éclipsions discrètement. Boeglin cependant s’opposait catégoriquement à cette éventualité qui paraissait même le scandaliser. D'ailleurs, affirma-t-il, le sergent au poste de garde ne nous laisserait jamais passer. Je tentai de lui expliquer que les sergents désormais étaient à nos ordres et non l'inverse mais il n’en voulait pas démordre. Nous allâmes donc sans lui, Bieber et moi, nous présenter à la porte de la caserne, où le sergent, bien entendu, nous laissa passer sans difficulté et bientôt nous étions de nouveau en ville. L'après-midi finissait et cette fois il y avait une grande animation dans les rues. Les jeunes filles avaient des jupes très courtes et des bas de couleur vive, elles étaient grandes, minces, blondes ou rousses, avec des chevelures abondantes et un air de santé, de liberté, qu'on ne voyait pas à Paris. C'est ainsi que je me rendis compte pour la première fois que la beauté des femmes était une des grandes richesses de l'Allemagne. La France était un vieux pays, provincial, étriqué ; ici les magasins regorgeaient d'objets de luxe, les gens semblaient heureux, insouciants. Landau était pourtant une toute petite ville mais elle avait des airs de capitale, et ces jupes de toutes les couleurs qui se balançaient sur des hanches arrogantes me procuraient de délicieux frissons.
À l'heure du dîner nous regagnâmes le mess. Le maître d'hôtel nous fit traverser l'immense salle à manger, avec ses tentures de velours vert et ses rangées de tables recouvertes de nappes blanches, pour nous conduire vers celle qui était réservée aux lieutenants. Une réception nous attendait. Au sourire malicieux de ceux qui étaient là je compris tout de suite qu'ils avaient tenu à respecter une tradition qui voulait sans doute que l'on accueillît les nouveaux par quelque blague. Visiblement ils étaient ravis de celle qu’ils avaient trouvé et qui consistait (tel qu’il m'apparut au premier coup d'œil) à mélanger leurs grades – blague certainement traditionnelle en la circonstance. Ainsi ce « capitaine », avec sa grosse tête de fort en thème, n’était certainement pas plus capitaine que moi mais aspirant tout au plus et il s’était cru obligé en outre de se composer un personnage d'officier pète-sec tout à fait caricatural, à la Pierre Fresnay dans la Grande Illusion ! Il faudra que je lui donne des leçons de théâtre, me disais-je en moi-même, il « surjoue » outrageusement ! Et cet autre, soi-disant commandant, « surjouait » lui aussi avec ses airs de vieux baroudeur, ses gestes las et son regard désabusé ! composition ! composition outrancière !… Un prétendu « adjudant » vint se plaindre des difficultés du service à un fringant « capitaine », très beau gosse qui était censé le rabrouer sans ménagement, mais à voir le regard terrorisé du « capitaine », qui semblait paralysé par la peur d'aller trop loin, on devinait facilement que l’« adjudant » était au moins commandant et le « capitaine » lieutenant tout au plus. Mais les autres riaient, exultaient, ils semblaient tous tellement excités par ce jeu ! manifestement ce carnaval des fous était avant tout destinés à eux-mêmes : ils savouraient le plaisir délicieux de jouer avec la sacro-sainte hiérarchie qui devait le reste du temps régler chacun de leurs gestes. Alors, pour leur faire plaisir, nous faisions semblant d’y croire car le plaisir qu’ils en tiraient était attendrissant, nous entrions de bon coeur dans leur jeu (Bieber et moi tout au moins car Boeglin, lui, n'était pas à la noce : respectueux des grades jusqu'à la superstition, il ne savait plus à quel saint se vouer). Comment peut-on plaisanter avec ces choses-là ! devait-il se dire, et il souffrait en silence tout en se soumettant à cette mascarade puisque la consigne était de se soumettre. Le repas se passa donc plutôt agréablement. Malheureusement nos convives, après cela n’avaient plus su visiblement quoi inventer et après le dessert ils se retrouvèrent à court d’idées. Comment continuer la soirée ? Après de longues hésitations, durant lesquelles je me trouvais obligé de leur faire quelques suggestions afin de les sortir d’embarras, organisant ainsi moi-même les brimades dont nous étions censés devoir être les victimes, il fut convenu que nous irions sur le stade passer des « tests d'aptitude ». Nous aurions par exemple à courir un quinze cents mètres éclairé par des flambeaux. L'idée fut accueillie avec enthousiasme et l'on se transporta aussitôt jusqu'au stade. En chemin je soufflais à Boeglin que puisqu'il s'agissait d'une plaisanterie nous ne devions pas faire une véritable course, ne serait-ce que pour leur montrer que nous n'étions pas dupes, et que peu importait qui arriverait le premier. Je le connaissais l’animal !… Évidemment dès qu’il fut sur la piste, sa nature reprenant le dessus, il ne put s'empêcher de filer en avant pour montrer à tout prix qu’il était le plus fort et arriva tout fier le premier tandis que nous trottinions doucement derrière lui. Cependant l’effort qu’il avait fait lui tourna l’estomac et il fut pris de violents vomissements, ce qui divertit toute la compagnie. Après cette course il y eut diverses autres facéties : parcours à vélo, marches nocturnes, etc… Ce qui me frappait dans tout ceci c'était la grande gentillesse de tous ces hommes. Il n’y avait rien de méchant dans les brimades qu’ils nous imposaient, ils s’amusaient comme des gamins et nous nous amusions avec eux. N’étions-nous pas les uns et les autres de grands enfants ? Il me tardait d'être au lendemain pour découvrir leur vrai visage.
Et la surprise, le lendemain, ne fut pas celle que j'attendais ! la surprise c'est que justement il n’y en avait pas. Ou si peu ! Ils avaient bien échangé leurs grades, en effet, mais en bousculant le moins possible la véritable hiérarchie et mieux encore les personnages que j’avais crus caricaturés à outrance n’étaient autres qu’eux-mêmes tels qu’ils étaient dans la vie ! Ainsi ce capitaine pète-sec que j’avais pris pour un aspirant, il n’était pas capitaine mais presque. C’était un lieutenant en passe de devenir capitaine le mois suivant. Quant à son personnage d’officier pête-sec, ce n’était pas un personnage. Il parlait réellement dans la vie avec cette voix pointue et ces effets de menton ! Et le vieux baroudeur au regard mélancolique et aux gestes las n'était pas commandant certes mais un lieutenant dont les états de service (il avait fait l’Indochine et l’Algérie) lui valaient le respect de ses camarades. Il jouissait auprès d’eux d'une autorité particulière qui était celle-là même qu’il avait exercée la veille avec ses faux galons. Quant à l’adjudant c’était bien le commandant. Comment aurait-il pu en être autrement ? Sa place se distinguant comme étant la première, elle ne pouvait dans ce carnaval des fous que devenir la dernière.
Le lendemain les choses sérieuses commencèrent. On m’indiqua ma fonction : je commanderais la deuxième section de la sixième compagnie avec quarante hommes sous mes ordres. Je compris que la journée consisterait à attendre dans un bureau que les heures s'écoulassent. Je partageais ce bureau avec le sous-lieutenant de Bernardini, commandant la première section, qui se signalait par une taille minuscule, des cheveux coupés en brosse et un menton volontaire. Il ne m'était pas antipathique du reste et me paraissait même attendrissant par sa naïveté. J'étais heureux d’être tombé sur un tel collègue dont je pourrais me faire un camarade. Il était passionné par son métier et me parlait de ses hommes avec émotion, se sentant une mission à remplir auprès d'eux, me disait-il. Je me montrai donc particulièrement chaleureux avec lui et prêt à approfondir notre amitié. Quelques jours plus tard, cependant, il me fit dire par un autre lieutenant que mon attitude envers lui, un peu trop décontractée à son goût, le gênait parce que nos grades n’étaient tout de même pas les mêmes et qu’en outre il sortait de Saint-Cyr alors que je n’étais qu’un appelé. Il ne pouvait donc pas y avoir d'égalité entre nous. Je m’empressai donc dès le lendemain d’adopter une attitude plus réservée, ce dont il me fut reconnaissant car il n’était pas méchant et croyait réellement à l’obligation dans laquelle il était de faire respecter son rang bien que nos fonctions fussent exactement identiques. Je parvins même à gagner sa confiance et j’y mettais un certain plaisir car le personnage m'intéressait : c'était un spécimen particulièrement achevé et difficile à rencontrer dans la vie ordinaire à un tel degré de bêtise pure. Il enchanta mon séjour. Parfois il aimait me confier ses problèmes éthiques : il ne comprenait pas, par exemple, me disait-il, que les américains se sentissent astreints à respecter au Vietnam les obligations de la Convention de Genève, puisque le Vietcong n'était pas une armée régulière. Il m'affirma un autre jour qu'il avait pour le Canard enchaîné « le mépris de la mitraillette » à quoi je lui répondis que l’humour était hélas une arme plus redoutable, ce dont il convenait en hochant la tête. Durant mon séjour il se maria et partit en voyage de noce en Espagne car il avait beaucoup d’admiration pour ce pays où régnait le général Franco. Il en revint exalté. À l'entrée de chaque village on pouvait voir, me dit-il, l'insigne de la Phalange ! (et il était lui-même collectionneur d’insignes). Une autre fois il s’étonna auprès de moi d’avoir perdu tous ses amis, à la sortie du lycée, quand il leur avait dit qu’il voulait préparer Saint-Cyr. Il ne comprenait pas un tel ostracisme. Je compatissais avec lui.
Ce qu'il y avait de plus délectable dans la vie que nous menions, c'est qu'elle n'était faite que de rites auxquels il fallait satisfaire et que cette situation était paradoxalement libératrice car il n’y avait jamais à se demander de quelle façon agir, tout étant précisément réglé par avance. Ainsi il suffisait de bien connaître les règles pour se trouver toujours parfaitement en accord avec son rôle. Fini les angoisses, la timidité, les interrogations sur le sens de la vie, fini le terrible sentiment de solitude. Je trouvais ce que j'avais cherché au théâtre : un personnage à jouer dans un spectacle parfaitement réglé. Et les rapports qui se créaient ainsi entre les différents acteurs de la pièce pouvaient être chaleureux et confraternels puisque rien ne prêtait à conséquences. Lorsque le petit sous-lieutenant de Bernardini m’avait rappelé à mes devoirs, par exemple, je m'y étais soumis bien volontiers car c’était lui au fond qui avait raison. Je me coulais avec bonheur dans le moule que l’on me proposait et m’appliquais scrupuleusement à faire ce qu’on attendait de moi.

NB: Les épisodes déjà parus sont rassemblés sous la rubrique "Le roman..." en haut de l'écran à droite.