Ils se passaient dans la vaste salle à manger aux hautes baies vitrées, tendue de draperies vertes et frappée aux aigles de l’Empire où nous nous retrouvions tous pour ce qui était une véritable cérémonie dont nous étions à la fois les acteurs et les spectateurs. Le vieux baroudeur, en tant que plus ancien dans le grade, présidait la table des lieutenants. Il arrivait le premier, se plaçait tout au bout et déployait sa serviette sur sa poitrine. Nous devions ensuite, lorsque nous arrivions, lui présenter nos respects en claquant des talons. Il nous souhaitait la bienvenue d'un air las et nous invitait à nous asseoir. On prétendait qu'il souffrait d'un ulcère, et parfois il glissait deux doigts entre les boutons de sa vareuse en signe de douleur, mais certains disaient qu’en fait d’ulcère il était atteint d’une cirrhose du foie consécutive à un abus d’alcool. Il portait sur toutes choses un regard las et désabusé et avait envers nous, les aspirants, une attitude bienveillante et protectrice qui aurait même pu aller jusqu’à tolérer une certaine désinvolture de notre part - privilège de la jeunesse ! – s’il n’avait rencontré chez nous qu’attention scrupuleuse à respecter les règlements. Au fond, c’était sans doute moi qu'il préférait, parce qu'il me soupçonnait de dissimuler sous mes dehors tranquilles quelque arrière-pensée anarchiste qu’il partageait peut-être.
Deux autres aspirants, qui appartenaient à la promotion précédente, étaient déjà là depuis quatre mois et devinrent rapidement nos inséparables compagnons. Le premier se dénommait Tarty (c’était celui qui avait eu si peur, le premier jour, en rudoyant le faux adjudant). Il portait beau pourtant malgré sa pusillanimité et avait fière allure dans son uniforme : grand, bien bâti, le visage énergique, il avait une façon de claquer les talons qui était à la fois martiale et légère. Très conscient de ses atouts physiques il n’en demeurait pas moins parfaitement modeste car il se savait assez médiocrement pourvu du côté de l’intelligence. C’était pour lui une grande souffrance. Il se sentait humilié en particulier par la façon dont les femmes le considéraient. Elles me prennent pour une vulgaire chaussette, disait-il, que l’on jette après usage. On devine à quel point j’aurais aimé être une chaussette dans moi aussi ! car son succès auprès des femmes tenait du prodige. Pas une ne lui résistait. Il racontait que sa carrière amoureuse avait commencé à l'âge de douze ans quand la bonne de ses parents était venu se glisser dans son lit. Mais au moment de l’extase il l'avait entendu crier : « - Edmond ! Edmond !... » Et Edmond c’était le prénom de son père. Il ne s’en était jamais remis. Depuis, ses succès féminins lui étaient insupportables. Si j'étais flatté d’être admis dans son intimité (c’était pour moi comme si je découvrais l’envers du décor, les coulisses d’un spectacle auquel je n’avais jamais assisté que depuis la salle) lui, de son côté, était flatté d’être admis dans l’intimité d’un homme dont il admirait l’esprit. Notre amitié n’en fit que croître. Le second s’appelait Godot. Il avait une trogne de bagnard : petit, laid et pour couronner le tout les cheveux coupés ras afin d’afficher ses convictions. Son unique ambition était d’entrer à Saint-Cyr et de faire carrière dans l’armée. Sans malice et plutôt sympathique au demeurant, il ne comprenait pas qu’on se moque de lui quand il nous parlait de ses projets et continuait à nous faire l’éloge de la vie militaire tandis que nous tentions en vain de l’en dissuader.
À côté de la table des lieutenants, il y avait celle des capitaines. Ils avaient un privilège : c'est à eux qu'il appartenait d'accueillir les femmes – infirmières de l’hôpital et enseignantes de l'école française - (leur sexe en effet, quelque fût leur fonction, leur assurant apparemment le grade de capitaine dans la hiérarchie qui était la nôtre). Elles étaient d’ailleurs souvent fort mignonnes mais nous ignoraient car nous étions pas de leur rang.
Au fond de la salle, seul à sa table, régnait le commandant. Il exigeait que tout le monde se rendît aux repas en tenue de sortie, avec cravate et fourragère. Dans le service il était redoutable, n'hésitant pas à piquer des colères terribles, insultant ses subordonnés dans des termes dont la grossièreté étaient proprement confondantes mais en dehors du service il était courtois, aimable, galant avec les dames, aimait à plaisanter et venait quelquefois nous rendre visite à notre table où il ne dédaignait pas de partager une bonne bouteille avec nous. Sans doute trouvait-il notre fréquentation plus drôle que celle du colonel, divinité tutélaire et lointaine qu’il avait seul le droit d’approcher et qui n’apparaissait que certains jours. J'eus pour le commandant une sympathie immédiate et qu'il me rendit bien. Nous savions que nous nous comprenions. Il jouait un rôle, je jouais le mien. Il aimait comme moi explorer les limites de la liberté qui nous était octroyée. C'était un exercice dangereux mais fort divertissant. J'aimais l'incompréhension qu'il rencontrait chez la plupart des autres officiers qui n’osaient rien dire sur son comportement mais n’en pensaient pas moins. Je claquais des talons devant lui avec une ostentation dont il était le seul à percevoir l’ironie et que les autres prenaient pour une marque de zèle.
Au total, j'étais donc heureux. Ma vie ressemblait à celle de Lucien Leuwen à Nancy, une vie dont la vacuité aurait été propice aux intrigues amoureuses si hélas notre environnement n’avait été exclusivement composé d’hommes (les femmes, comme je l’ai dit, n’étant accessibles qu’à partir du grade de capitaine). Pour en voir il fallait donc aller dans les bars spécialisés dont on nous avait donné les adresses. Il y avait en particulier près de la gare un établissement ouvert toute la nuit où l'on pouvait moyennant une coupe de champagne s’offrir la compagnie d’une entraîneuse. Or ce qui rendait cet endroit extraordinaire c’est que ces entraîneuses étaient toutes d'une grande beauté et n'avaient pas l'air du tout d’être ce qu'elles étaient. D'ailleurs l'étaient-elles ? L'une d'elles nous dit qu'elle étudiait les langues à l'Université. La plupart de ses camarades étaient dans son cas : elles se payaient ainsi leurs études et en profitaient pour améliorer leur français. L'Allemagne était décidemment un pays merveilleux ! Il n'en fallait pas plus pour faire monter en moi une excitation douloureuse mais exaltante et je devins avec mon ami Bieber et les duettistes Tarty et Godot, un client fidèle de l'établissement. Nous y allions à peu près tous les soirs. Les règles étaient simples : pour une coupe de champagne on avait droit à un moment de conversation avec celle de son choix et la possibilité de la caresser – moment qui hélas se terminait toujours trop vite - et pour une bouteille entière on obtenait le droit de la retenir plus longtemps et de l’embrasser sur la bouche !… C’est du moins ce que nous constations en regardant les autres car pour notre part le prix de la bouteille nous paraissant prohibitif nous nous contentions de la coupe. Il y avait une grande blonde en particulier, aux cheveux coupés très courts, aux grands yeux verts, aux lèvres épaisses, au corps somptueux, dont la vue m’exaltait. Elle pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans et s’appelait Suzy. Je m'en ouvris à mon copain Bieber qui me fit comprendre par la rougeur de ses pommettes qu'il partageait mon émotion. Godot, lui, ne voyait pas ce que nous lui trouvions (les émotions esthétiques n'étant pas son fort) quant à Tarty il se moqua de mon émoi en convenant toutefois qu'elle était très belle mais qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Et puis un jour, n'y pouvant plus et me disant que ce plaisir ne se représenterait peut-être pas deux fois dans ma vie, je déclarai à mes camarades que j'avais décidé cette fois – tant pis pour mes économies ! – de me payer la bouteille. Quel ne fut pas leur enthousiasme ! Ils n'auraient pas raté la scène pour un empire. Nous partîmes donc tous les quatre à l'heure habituelle. Je m'installai tout seul à une table et fis signe à la sublime Suzy. Elle me rejoignit aussitôt. Les autres n’en perdaient pas une. Je commandai la fameuse bouteille, qu’elle alla chercher elle-même, toute joyeuse, avant de s’installer à côté de moi. Elle paraissait ravie, me faisait fête. J’étais au comble de la joie.
Minutes d'ivresse inoubliables ! Au premier verre je passe ma main sur son épaule et elle penche sa tête vers la mienne. Elle a la peau si douce et ses traits sont si purs ! Au second je me risque à l'embrasser. Je n’oublierai jamais de toute ma vie la sensation de sa langue se glissant entre mes dents. Jamais je n’avais embrassé une fille aussi belle et qu’importait que je l’eusse payée, ce que je tenais dans mes bras c'était sa beauté, la beauté éternelle, quelque chose qui dépassait de loin sa personne. Je compensais en un moment toute une vie de souffrances et de frustrations. Elle me rachetait de toutes les femmes qui m’avaient rejeté, qui m’avaient dédaigné, de toutes celles qui m’avaient fait languir quand je les contemplais. Une fois dans ma vie au moins, j'aurais pu voir l'effet que ça faisait !…
Je l'ai embrassée, je me suis repu de ses baisers - elle n'en était pas avare, elle riait… mais le niveau de la bouteille baissait dangereusement et je voyais arriver le terme de mon bonheur. Mes camarades, à la table voisine, ne perdaient rien de nos ébats et sur un geste de moi ils nous rejoignirent bientôt. J’étais avide en effet de partager mon bonheur. Tarty vint s’asseoir à ma droite tandis qu’elle restait à ma gauche. Bieber et Godot s’installèrent en face de nous. Profitant des dernières gouttes de la bouteille et du privilège qu’elles me conféraient je continuais à caresser la blonde Suzy. Cependant, voici que je sens son bras, celui qu'elle a passé sur le dossier de la banquette, peu à peu s'étirer et s’étendre au-delà de moi. Elle s'amuse à agacer mon camarade Tarty en lui chatouillant l'oreille, elle lui parle, elle rit de plus en plus fort. Je m'efforce de retenir son attention mais rien n’y fait, c'est comme si j'étais devenu transparent. Alors, n'y tenant plus, je prends son autre main et l'attire entre mes jambes. Elle la retire avec air dégoûté, je transpire d’humiliation. Elle me demande si je veux commander une autre bouteille et sur mon refus propose d’en offrir une elle-même. Elle se lève pour aller la chercher. Quand elle revient elle s’assoit cette fois à côté de mon camarade. Celui-ci me fait signe qu'il n'y est pour rien et me glisse à l’oreille qu'il ne veut pas me trahir et que nous pouvons partir tout de suite si je veux. Mais non ! À quoi bon ? Je ne suis pas jaloux. Je sais bien que ses succès lui sont indifférents, on est toujours indifférent à l'égard de ce qu'on possède. Je les laisse d’ailleurs au bout d’un moment quittant les lieux en compagnie de mes deux autres camarades.
Le lendemain, au petit déjeuner, je vois Tarty qui court vers moi : « - Tu ne sais pas la suite ! – Non. Alors, comment ça s’est terminé hier soir ? » Il me raconte qu’il est parti avec Suzy à la fermeture de la boîte et qu’elle lui a demandé de l'emmener avec lui, ce qui ne le ravissait pas parce que les visites féminines sont interdites en principe. Mais il a tout de même réussi à la faire entrer au mess par une porte dérobée. Là, elle a voulu le convaincre que c'était la première fois qu'elle faisait ça et qu’elle n'était pas une prostituée, qu'elle ne lui demandait rien, rien ! aucun argent ! qu'elle faisait ça uniquement parce qu'elle était amoureuse de lui… Et maintenant il n'arrive plus à la faire repartir, elle est restée dans sa chambre, elle lui a dit qu'elle l'attendrait jusqu’à ce qu’il revienne.
Trois jours ainsi elle demeura ainsi ! cloîtrée pendant trois jours ! Et afin de le convaincre qu'elle était absolument désintéressée, elle employait ses journées pendant qu’il était parti travailler, à nettoyer sa chambre et à repasser son linge. J'eus l'occasion de la croiser une fois dans le couloir (la chambre de mon camarade était au même étage que la mienne), elle portait un jean moulant et un gros pull blanc sur son corps somptueux, elle avait toujours ses grands yeux clairs et sa chevelure blonde, presque blanche, coupée très court. Elle était toujours aussi belle et elle avait l'air de rayonner de bonheur !

NB: Les épisodes publiés son rassemblés sous la rubrique: "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite