Il était même irrésistible. Je ne comprenais pas pourquoi. Certes il avait fière allure, avec son port de tête, sa démarche énergique, mais au total un manque complet de caractère (ça se lisait dans son regard ! ), une sorte de mannequin pour magasin de confection !… Pourtant, à son aspect, elles étaient toutes prises de frénésie. Je le rencontrais souvent dans les rues de Landau, le dimanche, avec des jeunes filles ravissantes, des françaises, des allemandes, qu'il avait rencontrées à la sortie du cinéma ou ailleurs. Il ne s'en cachait ni ne s'en vantait ; pour lui c'était une chose naturelle. Il me racontait qu'il avait trompé la plupart des lieutenants du régiment, ceux qui vivaient ici avec leur épouse, sans qu'un seul s'en doutât jamais. « - Elles s'ennuient tellement, tu comprends ! S'ils savaient que je connais la couleur de leurs draps ! »
Ah ! si j'avais eu seulement une parcelle de son pouvoir ! Mais évidemment c'était un rêve absurde. Moi, je n'avais jamais connu ce sentiment de légèreté qui est tout le plaisir de la séduction, je n’avais pu conquérir aucune femme sans avoir à déployer les efforts d’un haltérophile et quand par hasard je le rencontrais en compagnie de l’une de ses conquêtes elle ne me regardait même pas, c’était comme si je n’existais pas !…
Il y avait pourtant une pauvre fille auprès de laquelle nous allions quelquefois nous réchauffer après le service. C'était dans un bar du centre-ville une petite serveuse qui nous avait pris en amitié. Elle venait parler avec nous quand nous prenions un verre. Pas bien jolie certes (en particulier à cause de sa bouche qu’elle avait un peu tordue, ce qui nous inspirait des plaisanteries salaces) mais enfin je n’en étais pas à ça près et puis elle avait un certain charme malgré tout, doux et mélancolique. Elle venait à côté de notre table, un chiffon à la main pour se donner une contenance, et nous faisait la conversation dans un français approximatif pendant que le juxe box derrière elle jouait Warum, la chanson à la mode cette année-là. Comme nous avions un peu honte de cette fréquentation nous nous moquions d'elle en repartant.
Un jour pourtant, que nous étions venus comme d'habitude passer un moment dans ce bar, j'osai lui demander (cela faisait un moment que j’en nourrissais le projet) si elle accepterait de dîner un soir avec moi. Elle accepta sans faire de manière et le dimanche suivant j’allai donc la chercher devant chez elle pour l’emmener au restaurant. Il n'y avait guère qu'un seul restaurant convenable à Landau et évidemment nous ne manquâmes pas d'y retrouver mes camarades mais ils furent d'une discrétion exemplaire, m'adressant simplement un petit signe de loin. Après le repas, qui fut long, l’inévitable question se posa : Et maintenant qu’allions-nous faire ? Je l'entraînai dans une promenade à travers les rues de la ville. Il faisait froid, il faisait nuit. Dans l'ombre d’un mur j’eus l’audace de l'embrasser. Elle se laissa faire. Elle m'avait dit qu'elle devrait être rentrée chez elle avant dix heures, faute de quoi la porte serait fermée mais l'heure passée elle n’avait pas fait mine de me quitter et moi qui savais que maintenant elle était bloquée dehors, j'étais bien embarrassé : Qu’allait-il se passer ? comment allait-elle se débrouiller ?… Quand je lui posai la question elle me répondit qu'elle connaissait un portier d’hôtel qui lui prêterait un divan dans un coin du hall. C'est ce qu'elle avait l’habitude de faire en pareille cas. Je la laissai donc devant son hôtel, en l'embrassant maladroitement une dernière fois. Je me sentais honteux, j'avais vaguement pitié d'elle, vaguement l’impression de l’avoir mal traitée, mais pas une seule fois, aussi extraordinaire que cela paraisse, il ne me vint à l’idée qu’elle s’attendait peut-être à ce que je lui propose de finir la nuit avec elle.
Ainsi se déroulait la vie, monotone et délicieuse. Car la solitude finalement était douce... Il y avait mon copain Bieber, et puis les duettistes Tarty et Godot et il me semblait que nous serions ensemble pour l’éternité, partageant ainsi nos rêves, nos joies, nos souffrances, dans une intimité que je ne retrouverais plus jamais par la suite (ce qui d’ailleurs se confirma plus tard). Les jours coulaient, les semaines, toutes semblables, insignifiantes et absurdes, et rien n'avait de sens, rien n'avait d'importance, que notre présence ici, dans ce pays que nous n'avions pas choisi, qui n'était pas le nôtre, qui était nulle part et qui devenait le lieu abstrait d'une expérience métaphysique.
Le dimanche matin, souvent, j'allais me promener tout seul dans les rues de Landau. Il n'y avait personne, ni passants ni voitures, une petite fille jouait à la balle devant chez elle. Elle portait des demi-bas bleus, parce que c’était la mode cette année-là. Il y avait dans l'air une atmosphère de fête à cause des cloches de la cathédrale qui sonnaient à toute volée. Je marchais à grand pas dans les rues vides si propres, si nettes. J'aimais particulièrement une avenue qui longeait un jardin rococo, bordé de villas qui devaient dater du siècle dernier (c’était la seule partie de la ville qui n'avait pas été détruite pendant la guerre), et puis la Beethovenstrasse, qui suivait un parcours sinueux dans ce qui avait dû être autrefois la vieille ville. Je marchais à grand pas et en même temps se déroulait dans ma tête un vertigineux monologue intérieur où repassait toute ma vie et alors j'avais l'impression que je pourrais enfin un jour devenir écrivain ! Une certitude m'habitait : tous ces mots par lesquels je me sentais possédé, il ne me resterait plus maintenant, en rentrant chez moi, qu'à les écrire. Il me semblait qu'enfin je venais de trouver la vérité des choses, le secret révélé, la grâce atteinte. Alors les femmes m'appartiendraient, le monde s'ouvrirait, plus rien ne me résisterait !… Et je revoyais en imagination celles que j'avais eues. Je les avais tant aimées ! Il faudrait que je leur écrive, il faudrait que je leur explique ! je les avais tant aimées et je n'avais pas su le leur dire !... La solitude était douce dans les rues vides de Landau tandis que sonnaient les cloches de la cathédrale. Bientôt il serait midi et j’irais rejoindre la grande salle à manger frappée aux armes de l’Empire, je retrouverais mes camarades et nous déjeunerions ensemble à la table des lieutenants. La vie était belle comme si toute chose avait perdu sa pesanteur.
Le dimanche au mess il y avait foule. Les officiers amenaient leur famille, c'était la distraction de la semaine. Le menu était plus soigné que d'habitude, on s'attardait à table. Il y avait tant de bonheur tranquille chez tous ces gens que l'on ne pouvait faire autrement que de s'en sentir imprégné. Tarty arrivait dans sa tenue impeccable et claquait des talons devant le vieux baroudeur qui le priait de s'asseoir avec cet air de bonté un peu lasse qu'il avait toujours. C'était un solitaire et la présence autour de lui de tous ces petits aspirants lui rendait sa jeunesse. Après Tarty arrivait Godot, qui claquait des talons à son tour mais avec moins d'élégance, et puis le lieutenant de Rotalier - le faux capitaine pète-sec du premier jour, qui s'installait à côté du vieux baroudeur et échangeait avec lui quelques confidences (leur proximité hiérarchique justifiait cette intimité). Le lieutenant de Rotalier malgré ses attitudes un peu exagérées (je ne parvenais pas à croire qu'il ne fît pas exprès de parler comme Pierre Fresnay) n’était pas antipathique. Il se dissimulait sans doute derrière un personnage pour des raisons que j’ignorais. J'entretins avec lui durant mon séjour les meilleures relations du monde. Après mon service je le perdis de vue comme tous les autres mais bien des années plus tard j’eus une occasion tout à fait imprévue de le revoir. C’était un matin, et je regardais à la télévision la retransmission du défilé donné sur les Champs-Élysées pour le bicentenaire de la Révolution Française. Or ne voilà-t-il pas que j'entends le commentateur annoncer l'arrivée, à la tête des troupes… du général de Rotalier ! Et j’aperçois en effet sa silhouette qui s’avance debout sur un command car, figée dans un garde-à-vous impeccable, la main sur le bord du képi. Il n’avait pas changé, c’était bien lui ! le menton en avant à la Pierre Fresnay ! Et j’étais tellement content pour lui, j’en étais ému jusqu'aux larmes ! Cet instant ne représentait-il pas le sommet de toute une vie ? Il défilait devant les chefs d’État réunis à la tête des troupes commémorant le bicentenaire de la Révolution Française !… C’était la réalisation de ses rêves les plus fous. Le repas à Landau le dimanche matin se prolongeait quelquefois jusqu’au milieu de l’après-midi. On se serait cru dans un grand hôtel. Les officiers amenaient ce jour-là leur famille et les garçons en veste blanche tournaient autour des tables, portant avec virtuosité des plateaux d'argent sur lesquels reposaient cailles rôties et gigots d'agneau. De temps en temps un incident venait troubler la douce quiétude qui régnait dans cette vaste salle à manger : Un convive avait trouvé que ses frites n’étaient pas assez chaudes et jetait son assiette à la tête du serveur (celui-ci alors, sans se départir de son calme, allait chercher une balayette et nettoyait la moquette), ou bien un verre de vodka vidé d’un trait et lancé par dessus l’épaule allait éclater contre un mur. C’étaient des incidents propres à la vie militaire) Mais à part cela rien ne distinguait cet atmosphère feutrée de celle d’un palace. Le commandant, qui était très strict sur le port de la cravate, demeurait d’ailleurs assez indulgent sur ce genre d'incidents dus aux excès d’alcool. Il suffisait ensuite que l’on aille devant sa table lui présenter des excuses et la faute était pardonnée. D'ailleurs je m'aperçus vite que l'intempérance était ici un péché véniel et qu'elle ne rencontrait auprès des autorités qu'une mansuétude amusée. C’est qu’elle constituait un remède indispensable contre l'ennui et tout le monde comprenait bien qu'il aurait été fou de vouloir l'exclure de cette vie que seule elle rendait supportable. Mourir d'une cirrhose était après le champ d'honneur le sort le plus glorieux auquel on pouvait aspirer.
Alors, lorsque le repas était terminé, nous nous réunissions au bar, et jouions au sept/quatorze/vingt-et-un. La règle du jeu était simples : elle consistaient à lancer les dés chacun son tour et à compter les as. Celui qui tirait le septième commandait une boisson, le quatorzième la buvait, le vingt-et-unième la payait. Le plus excitant était évidemment de trouver des idées originales pour commander la boisson quand on avait tiré le septième as. On cherchait ce qu'il pouvait y avoir de plus imbuvable : bière-pastis, whisky-menthe… le serveur apportait imperturbablement ce qu'on lui avait demandé. Bientôt les mélanges commençaient à faire leur oeuvre et les esprits s’obscurcissaient. Les verres se cassaient de plus en plus facilement et le serveur, impassible, venait les ramasser, le ton montait, et quand l'un de nous voulait se retirer à la suite d'une querelle ou pour quelque besoin naturel, il s'effondrait généralement de tout son long sur la moquette en vomissant. Le serveur, dont le visage continuait à ne trahir aucun sentiment, réparait les dégâts, tandis que nous ramenions tant bien que mal l’infortuné dans sa chambre pour le jeter sur son lit.
Quand il était saoul, Bieber se mettait à parler, mais ce qu'il disait restait totalement incompréhensible. Il semblait garder son calme et cet air de détachement qui ne le quittait jamais mais à la rougeur exagérée de ses pommettes on voyait bien qu'il était ivre. Moi qui le connaissais, je savais qu'il était en train de vivre des moments intenses et qu'il goûtait un bonheur parfait. Il y en avait un autre aussi, un petit aspirant qui appartenait comme Tarty et Godot à la promotion précédente qui se mettait, quand il avait bu, à nous parler de sa fiancée. La joie éclairait alors son visage, il nous parlait de l'uniforme qu'il porterait le jour de son mariage, des lettres qu'elle lui envoyait où elle exprimait son admiration pour lui quand elle l’imaginait commandant à ses hommes. Quelques verres de plus et son discours abordait des sujets plus intimes. Sa grande affaire était de la convaincre de coucher avec lui sans attendre le mariage mais elle s’y refusait obstinément. Alors il se mettait à crier : « - Je lui montrerai que je suis un homme ! je le lui montrerai !… » Et tout à coup s'effondrait.
Le plus délicieux, c'était les cocktails du colonel. Il nous conviait chez lui à intervalles réguliers. Les épouses arrivaient en début d'après-midi et se réunissaient autour des petits fours. Elles se disaient des banalités en attendant l’arrivée des hommes. Nous les rejoignions le service terminé et les trouvions alignées sur les canapés, sages, patientes. Elles se levaient en nous apercevant : « - Vous voici enfin ! vous avez été longs à venir ! » Et la fête, alors, pouvait battre son plein. Je ressentais une extraordinaire impression de liberté dans ces réunions : plus de timidité, plus de problèmes de communication puisque l'on savait exactement ce qu'il y avait à faire, ce qu'il y avait à dire, que tout était prévu, que rien n'était laissé au hasard. Je connaissais mon rôle par cœur. Le colonel m'entretenait de sa collection d'insignes et me montrait ses pièces les plus rares. Je faisais semblant de m’y intéresser. Parfois, pour être aimable, il me parlait aussi littérature. C'est qu'il s'y connaissait, le diable ! Ah ! s'il n'avait pas été militaire, me confiait-il, il aurait fait des lettres, c’est cela qui lui aurait convenu ! Et il me parlait des romans de Flaubert et de son journal de voyage Par les champs et par les grèves (et moi pendant ce temps je pensais à la façon qu’il avait de nous injurier quand nous étions en service ou de nous dire que la convention de Genève n'était qu'un chiffon de papier, mais tout cela faisait partie de la comédie, il ne fallait pas y faire attention). Le porto était délicieux, on allait au fond du jardin voir les vestiges de fortifications édifiées par Vauban qui, par un heureux hasard, jouxtaient justement sa demeure. L'air était doux lorsque le soir tombait. J'étais heureux en regardant toutes ces femmes qui s’échangeaient des adresses de coiffeurs. Je pensais à leur existence absolument vide et à leurs maris qui étaient loin de se douter que Tarty connaissait la couleur de leurs draps.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite