un jour – c’était un peu avant l’heure du dîner - nous vîmes apparaître dans le hall du mess une jeune fille ravissante et que personne ne connaissait !…
Elle était mince, blonde, lumineuse. Elle attendait devant le comptoir qu’on lui donne une clé puis elle disparut dans les étages. Un courant électrique aurait traversé le sol et les murs que l'effet aurait été le même. Bieber avait du mal à avaler sa salive. Godot tentait de cacher son malaise mais sa trogne de bagnard, tordue par l'émotion, en disait long sur son état, et Tarty lui-même, peu enclin cependant à s’émouvoir pour ce genre de choses, paraissait troublé. Qui était-elle ? Nous en saurions sans doute davantage au repas.
Quand nous redescendîmes dîner un moment plus tard elle était là en effet, installée à une table au fond de la salle, en compagnie d’un homme en civil, impressionnant, la nuque rasée, bâti en athlète. On nous apprit qu’il s’agissait du nouveau général commandant la garnison qui venait d’arriver avec sa fille et qui logerait ce soir au mess avant de rejoindre sa résidence. Le père et la fille dînèrent en tête-à-tête, sans que personne osât les déranger à part le colonel qui vint présenter ses respects. Nous piquions du nez dans nos assiettes en les observant. Le repas terminé, le général se leva, s'en alla en se déplaçant comme un fauve tandis que sa fille, demeurée seule, se dirigeait vers le bar… Il fallait absolument faire quelque chose !… Mais nous restions là comme pétrifiés, knock-outés par l’émotion. Tarty aurait certainement été le moins timide en d’autres circonstances pour oser l’aborder mais il était trop soucieux des convenances : Pouvait-on aller parler ainsi à la fille du général ! Elle ne nous avait pas été présentée. N’était-ce pas faire preuve d’une désinvolture excessive ? Cependant on ne pouvait pas se contenter de l'admirer de loin ! Elle était là, visiblement désireuse qu’on vienne lui parler, flottante, offerte, disponible ! il fallait à tous prix faire quelque chose… Nous en discutions à mi-voix tout en lui lançant des regards en coulisse. Bieber avait les pommettes toutes rouges, Godot ricanait, hideux comme un traître de mélodrame. Tarty alla demander son avis au vieux baroudeur. Celui-ci, du fond de sa mélancolie, murmura : « - C'est vrai, putain, qu'elle est belle ! » Mais il conclut cependant : « - Attention. C’est tout de même la fille du général !… » Alors, acculé, ne pouvant imaginer qu’on la laissât ainsi repartir au risque de ne plus jamais la revoir et puisqu’il fallait bien que quelqu’un prît l'initiative et parce que l’idée de la perdre m’était insupportable et que je savais que personne d’autre n’arriverait à se décider, je m'approchai du bar et lui adressai la parole.
Je savais qu'à cet instant le mess tout entier avait les yeux braqués sur moi, non seulement les lieutenants mais les capitaines et le commandant, le colonel lui-même. S'ils étaient de vrais soldats ils devaient admirer mon courage. Elle me répondit avec naturel et simplicité, heureuse, me dit-elle, que quelqu'un vînt enfin s'occuper d'elle car elle se sentait bien seule dans ce lieu inconnu, et se demandait justement ce qu'elle allait pouvoir faire. Elle avait d'ailleurs remarqué la table des lieutenants et nous lui étions paru une joyeuse bande très sympathique. Cela l'avait rassurée sur son séjour ici car elle devait rester jusqu’à la rentrée universitaire à Strasbourg où elle poursuivait des études de lettres. « - De lettres ! Quelle coïncidence ! il se trouve que moi-même… » Et voici que nous nous mettons à parler avec animation. Le cercle des observateurs, rassuré, se rapproche de nous. C'est le moment délicieux où l'on reçoit le salaire de son courage et où l'on sent monter vers soi l'admiration des spectateurs. On se sent dopé, on se sent léger comme un acteur qui vient de réussir sa scène… Malheureusement ces moments sont bien courts, car une fois la mission remplie son succès même en fait disparaître l'utilité. L’instant d’avant vous étiez dans la lumière et maintenant vous n'avez plus qu'à rentrer dans le rang. Les autres s’empressent, se mêlent à la conversation, vous ne leur êtes plus indispensable.
À dater de ce jour elle devint notre mascotte. Mais c’est avec moi, cependant, qu'elle continua à conserver la plus grande intimité : elle me disait qu'elle détestait la vie en garnison et qu'elle était impatiente de retrouver Strasbourg. Nous passions de longs moments seuls à discuter et même à nous promener dans les rues de Landau. Elle me demandait des détails sur notre existence ici, sur les autres, je les lui décrivais avec drôlerie, elle riait en m'écoutant, elle était simple et naturelle. Je lui racontais nos soirées dans les bars louches, elle rêvait de connaître ce genre d'endroits et me demanda si elle ne pourrait pas m'y accompagner un soir. J’étais ravi de cette idée. Qu’est-ce que diraient les autres !…
Nous nous dirigions donc ce soir-là vers l'un de ces fameux établissements peuplés d’entraîneuses et j'étais fier de m’y montrer avec elle lorsque nous rencontrâmes Tarty. Il faillit attraper un coup de sang quand il apprit notre projet. Emmener la fille du général dans un bordel ! Mais j'étais fou si je faisais ça. Ils s'y opposa formellement et, faisant pour une fois acte d’autorité, lui qui était plutôt de nature nonchalante, il lui intima l'ordre de rentrer chez elle. Elle fit une moue de petite fille déçue mais obtempéra. Moi aussi j'étais déçu et je lui en voulais de m’avoir privé du plaisir que j’en escomptais mais je comprends aujourd’hui que ce jour-là il m’avait sans doute tout simplement sauvé la vie.
Toutefois cette intervention intempestive m’apparut à l’époque sous un autre jour un peu plus tard du fait des événements qui suivirent : Le dimanche suivant, en effet, à neuf heures du matin, alors que j'étais dans ma chambre, en train de m'habiller, j'entendis frapper à ma porte. C'était elle ! Elle s'assit sur mon lit et parla de choses diverses comme si sa visite était toute naturelle. Je ne savais qu'en penser, c'était un de ces événements si inouïs, si imprévisibles qu’ils vous prennent complètement au dépourvu. Après un moment de conversation banale où je m'efforçais de paraître naturel, elle finit par me demander si je savais où se trouvait mon camarade Tarty. Je lui répondis qu'il devait être dans sa chambre, qui était bout du couloir, ou en train de prendre son petit déjeuner. Elle me supplia alors, d'un ton pathétique que je ne compris pas sur le moment, de lui dire, lorsque je le rencontrerais, qu'elle désirait le voir. Et elle repartit comme elle était venue.
Tarty ne parut pas de la matinée. Lorsque je le rencontrai dans l'après-midi je lui fis la commission tout en lui demandant des explications. Il eut d'abord beaucoup de réticences à me parler parce que ce n'était pas dans ses habitudes, me dit-il, de faire des confidences et de trahir un secret à propos d’une femme, mais puisque après tout c'était elle qui le voulait ainsi, il finit par m'avouer qu'il avait une liaison avec elle depuis plusieurs semaines et qu'il avait décidé de rompre. C'est pourquoi il s'était absenté. Elle l'avait vainement attendu. Et tout à coup une image d'elle m'apparut dont je n'avais jamais eu idée : l’image d’une femme amoureuse. C’était donc ça ! Il avait été surpris en effet, me dit-il, par la frénésie qu'elle mettait dans ses rapports sexuels, elle le faisait venir chez elle - c'est-à-dire chez le général - et il avait peur d'être surpris par l'irruption inopinée de son père, elle prenait des risques insensés, elle l'avait même obligé à passer des nuits entières caché dans sa chambre pendant que le général dormait à côté. Et maintenant elle voulait qu'il parte à Strasbourg avec elle, ils habiteraient ensemble pendant ses permissions… Il avait catégoriquement refusé, de là venait le drame. Tarty fit ensuite quelques réflexions philosophiques sur les ennuis que les femmes amènent aux hommes. Mieux valait rester célibataire. Il les voyait comme une espèce particulière d'êtres éternellement infantiles et voués à sa perte. Belles ou laides, jeunes ou vieilles, il ne faisait pas la différence. Au lit, c'est toujours pareille, disait-il… Je l'écoutais, et j'éprouvais à son égard un mélange de jalousie et de pitié. Quel gâchis ! Il possédait cette ravissante jeune fille qui aurait suffi à faire mon bonheur pour une vie entière et qu'avait-il su en faire ?… Je me disais qu’au bout du compte c'était peut-être moi qui avait la meilleure part.
Elle resta mon amie, comme si de rien n'était. Sachant désormais que j'étais dans le secret de ses amours elle me parlait de « Jacques » et je la retenais sur la voie des confidences. Pour moi désormais le charme était rompu, elle n'avait plus d'importance et je ne souffrais même pas en la voyant.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite.