(et au nom de l’éternel principe selon lequel à l’armée aucun lien n’est nécessaire entre la nature d’une mission et la compétence de celui qui l’exécute) je me voyais attribuer les travaux les plus variés.C'est ainsi qu’on me chargea, à l'occasion d’un déplacement de notre régiment au camp de Bitche, la responsabilité de procéder à l’embarquement des véhicules blindés qui devaient être transportés par train spécial. Mon travail consistait à calculer minutieusement la façon dont les différents véhicules devraient se présenter à la gare en fonction de la place qu’ils occuperaient dans le convoi et à fixer leur itinéraire à travers la ville afin qu’ils ne troublent pas la circulation et passent par des rues qui correspondent à leur gabarit. Travail purement intellectuel et qui me convenait. Mais je devais ensuite diriger le déroulement de l’opération depuis une jeep équipée d’une radio émettrice, et là la tâche s’avéra plus délicate. En effet, à la suite de quelque dysfonctionnement d’abord mineur mais entraînant par une suite de relations de cause à effet une série d’autres dysfonctionnement plus graves, l’opération tourna rapidement au désastre. De longues files de chars parcouraient les rues de Landau dans un sens puis dans un autre, croisant des colonnes d’auto-mitrailleuses ou de half-tracks qui cherchaient leur chemin à travers la ville, celle-ci ressemblant bientôt à une ville en guerre qui devait rappeler de fâcheux souvenirs à certains de ses habitants, tandis que debout sur le capot de ma jeep, je m’égosillais dans ma radio en essayant d’ignorer les jurons du colonel qui, s’étant déplacé d’urgence, hurlait derrière moi des ordres contradictoires accompagnés de commentaires peu amènes à mon égard auxquels je m’efforçais de rester sourd.
Une autre fois je fus désigné – tâche o combien plus gratifiante ! – « officier-chant » du régiment. Cela consistait à faire apprendre à la troupe les airs qu’elle devrait chanter ensuite quand elle se déplacerait en ordre serré à l’intérieur de la caserne. Le carnet qu'on me confia à cette intention contenait un éventail de différents refrains martiaux illustrés durant les guerres récentes (Oui nous irons nous faire casser la gueule ensemble… Oui nous irons nous faire casser la gueule ensemble…). Je choisis de préférence une jolie chanson figurant en tête du recueil qui datait de l'époque napoléonienne et parlait de la maladie d’amour qui dure un jour aussi bien que toute la vie… Plusieurs fois par semaine j'avais donc à ma disposition le régiment tout entier réuni dans la cour de la caserne et je dirigeais la répétition. Quatre à cinq cents hommes à la fois ! Dans les plus grands moments de ma carrière de metteur en scène je n'avais jamais connu cela. Juché sur une estrade je les encourageais du geste en les faisant défiler au pas : « – Mais la maladie des filles c’est la maladie d’amour Mais la maladie des filles c’est la maladie d’amour… Mal d’amour oui, mal d’amour non, mal d’amour qui vous saisit autant la nuit comme le jour… - Une deux… une deux… gauche… gauche… Balancez les bras, attaquez le sol du talon ! ». J'arrivais à les motiver de telle façon qu'ils étaient plein d'enthousiasme et mettaient un point d’honneur à me donner satisfaction. J’avais l’air si content en haut de mon estrade et ils avaient tellement envie de me faire plaisir ! « - Mal d’amour oui, mal d’amour, non… Mal d’amour qui vous occupe autant la nuit comme le jour. » Pour la cérémonie du 14 Juillet - qui devait avoir lieu dans la cour de la caserne en présence d’un général et de plusieurs colonels - j'avais mis au point une sorte de canon entre les différentes compagnies, réglant leurs passages successifs devant la tribune de façon à ce que les uns attaquent le refrain quand les autres entraient en scène en entonnant le couplet suivant. Je les revois arrivant au pas, carré par carré devant la tribune, débouchant face au drapeau et clamant hilare : « - Mais la maladie des filles c’est la maladie d'amour, mais la maladie des filles c'est la maladie d’amour… » Qu'ils avaient fière allure ! qu' ils avaient l’air heureux ! C'était mon talent particulier de parvenir à ce résultat en leur présentant la chose comme un grand jeu, une sorte de gigantesque farce dont on pouvait finalement tirer le parti de rire comme on peut rire de tout. Le général en personne vint me féliciter à la grande satisfaction du colonel.
On m’appréciait certes mais je crois qu’on ne me prenait pas tout à fait au sérieux. Malgré mes efforts je n’arrivais jamais à rester parfaitement dans la norme et les compliments que je recueillais avaient toujours quelque chose d’ambigu. Cela apparut de façon particulièrement évidente lors de ces fameuses manoeuvres pour lesquelles j’avais fait procéder à l’embarquement des blindés. Nous devions aller pendant une semaine au camp de Bitche situé en France mais non loin de la frontière allemande. L’exercice consistait pour ma compagnie à tenter de s'infiltrer à travers des lignes ennemies constituées par des batteries d’artillerie, qui venaient d’être affectées à notre régiment et dont il s’agissait de tester l’efficacité. La section que l’on m’avait confiée était composée d’une dizaine d'hommes, ceux que l’on n’avait pas pu caser ailleurs parce que l’effectif de la compagnie n’était pas au complet, et il était prévu sans doute que nous serions les premiers à être faits prisonniers, prouvant ainsi l’efficacité des nouvelles batteries (ce qui me réjouissait car nous serions rentrés plus vite au camp). Voici donc qu’on nous largue au petit matin au milieu de la forêt vosgienne dans un unimog pour tout moyen de transport. La brume s'accroche aux sapins, on aperçoit des sommets à perte de vue. Je déploie ma carte pour étudier notre itinéraire. Il y a une piste qu’il nous faudra prendre pour remonter la vallée jusqu’à un col puis basculer de l’autre côté mais je suppose que nous serons interceptés avant. En attendant, quelle partie de plaisir ! Ils n'avaient jamais été aussi zélés mes bidasses qui avaient l'habitude de s'ennuyer dans leur caserne, de vrais enfants. Le petit véhicule tous-terrains nous secoue comme un panier d’olives tandis que nous entreprenons l’ascension du col. Mais voici que bientôt la piste, qui semble ne pas avoir été utilisée depuis des lustres, se perd dans une végétation de plus en plus dense. Mes hommes descendent du véhicule pour débroussailler le terrain à la machette. La progression se fait toujours plus lente, il faut passer des torrents à gué, des éboulis de cailloux, nous manquons nous renverser à plusieurs reprises et bientôt, évidemment, l’inévitable arrive : le véhicule finit par s’embourber. Impossible de le faire repartir. « - C'est exactement comme là-bas ! » s'écrie un vieux sergent-chef qui a fait l’Algérie. On ne s’est jamais autant amusé. Qu’à cela ne tienne, si le véhicule nous fait défaut nous continuerons à pieds. Nous nous enfonçons donc dans la forêt profonde… Tant et si bien que le soir nous étions complètement perdus. Les cartes ne correspondaient plus à l'endroit où nous aurions dû nous retrouver, elles ne correspondaient plus à rien, d'ailleurs. Le radio s’efforçait en vain de contacter l’état-major : « - Grand soleil Grand Soleil répondez (Grand Soleil était le nom de code par lequel devait être désigné le colonel) Grand soleil m'entendez-vous ?… » Faute de consigne nous décidons de continuer. Que pouvait-on faire d’autre ?
Nous avons continué ainsi toute la nuit. Au petit matin, harassés, nous arrivons enfin à sortir de la forêt et apercevons un village non loin de là. Un peu plus tard nous voici longeant en colonne la rue principale encore déserte. Un habitant enfin ! il va pouvoir nous renseigner… Mais à ma grande surprise il parle allemand et il a l'air très s'amusé de nous voir là. Je comprends alors que nous avons dû passer la frontière sans nous apercevoir ! Pressé de faire face à la situation j’envoie mes hommes se restaurer dans une gasthaus qui se trouve fort opportunément sur la place du village et je me dirige vers un poste de gendarmerie que l’on m’a indiqué. Mais l'autorité locale, représenté par un jeune gradé extrêmement courtois mais très ferme sur les principes ne veut pas entendre parler de nous. Il paraît que la présence non signalée de troupes étrangères sur son territoire provoquerait un problème dont la complexité dépasse sa compétence. On me conseille donc de repartir comme je suis venu. Personne ne nous a vus. Je vais donc rechercher mes hommes, qui sont en train de festoyer dans la gasthaus et ont déjà fraternisé avec la serveuse. Ils m’obéissent sans protester (j’admire leur docilité) et nous nous enfonçons de nouveau dans la forêt profonde. Nouvelle journée marche. Progression cahotante dans une direction qui devrait selon moi nous rapprocher du camp. Soudain le sergent-chef (celui qui a fait l’Algérie) me fait signe. Au bout du chemin il a aperçu un canon en batterie. L'ennemi ! C'est bien lui. Mais le canon au lieu d’être pointé vers nous est dirigé dans l'autre sens. Évidemment, puisque nous avons traversé les lignes sans nous en apercevoir nous les prenons à revers. Nous donnons l'assaut. Surprise, la batterie qui nous attendait depuis vingt quatre heures de l’autre côté, se rend sans résistance. Émission radio « - Grand Soleil… Grand Soleil… » La manœuvre se termine sur notre triomphe. Nous sommes la seule section à être passée entre les mailles du filet. Retour au mess. Je raconte mes exploits. On me félicite, on me fait fête, on rit de bon cœur (sauf une fois de plus le petit sous-lieutenant de Bernardini qui doit se dire que décidemment je m’arrange toujours pour tirer la couverture à moi).
Quelques temps plus tard on me confia une tâche qui était considérée comme délicate et que tout le monde s’efforçait d’éviter. Personnellement elle me ravit : il s’agissait d’assurer les fonctions de défenseur au Tribunal Militaire. Le Tribunal Militaire de Landau couvrait l'ensemble des Forces Françaises en Allemagne et revêtait à cet égard une grande importance. La défense du prévenu pouvait y être assuré soit par un avocat professionnel s’il le désirait, soit par un militaire désigné d’office et dépourvu de toute formation spécifique (toujours selon le même principe déjà mentionné qu’il n’y a à l’armée aucune nécessité qu’il existe un lien quelconque entre une mission et la compétence de celui qui l’exerce). Je compris que de toutes façons le défenseur n'avait aucune importance puisqu'il pouvait dire ce qu'il voulait, on l'écoutait complaisamment, mais son intervention n'avait visiblement aucune incidence sur la décision des juges. Ceux-ci d'ailleurs, il faut le reconnaître, n'étaient pas d'une sévérité excessive. Les affaires pour la plupart étaient bénignes : petits larcins, dégradation de matériel sous l'empire de l’alcool, attentats à la pudeur, injures à supérieur, tentatives de désertion qui se terminaient sur le quai d'une gare au petit matin quand deux gendarmes ramassaient le récalcitrant affamé et gelé. Tout l’ordinaire d’une vie de garnison défilait ainsi devant mes yeux, avec ses souffrances, ses détresses et la misère quotidienne de ces pauvres diables jetés dans un monde inconnu auquel ils ne parvenaient pas à s'intégrer. Ils me fallait aller visiter ces malheureux dans la prison où ils se morfondaient déjà depuis quelques semaines ou parfois même quelques mois dans l’attente de leur jugement. Lorsqu'ils écopaient d'une peine elle était déjà entièrement couverte, la plupart du temps, par la préventive. Je m'efforçais de leur dire que j'étais là pour les défendre mais ils restaient obstinément fermés : pour eux je représentais l'autorité au même titre que tous ceux qui avaient un galon sur leur épaule, cela leur suffisait. C'était la première fois que je pénétrais dans une prison, elle n'était ni sordide ni inhumaine, elle était aux normes simplement : gardiens et prisonniers y menaient de concert une morne existence. Il n'y avait pas d'agressivité, non, cela ressemblait plutôt à un hôpital psychiatrique où l'on aurait enfermé des dépressifs. Un désespoir feutré y régnait. Le monde extérieur était si loin ! Certains restaient accrochés des journées entières à leur fenêtre, d'où ils apercevaient un bout de campagne et une ou deux fois par jour des soldats partant à l'exercice. Cela suffisait à représenter pour eux la liberté. Je me rappelais mes premiers jours à Verdun lorsque j'allais contempler un coin de rivière à travers la grille de la caserne. Ils étaient doux comme des agneaux, mes prisonniers, ils ne revendiquaient rien, n'espérait rien, reconnaissaient les faits la plupart du temps. Après la prison, ce serait de nouveau la caserne - sans doute un camp disciplinaire - et après la caserne, quoi ? Ici ils étaient nourris, protégés, et ils se foutaient tellement de tout, et des juges et de moi et de l'armée et de la morale, que je ne savais que leur dire, j'examinais leur dossier, je leur expliquais les arguments que j'utiliserais pour les défendre et puis je frappais à la porte pour que le gardien vienne m'ouvrir. Je ne les revoyais que le jour de leur procès. Bien souvent ce jour-là ils avaient fait un effort pour se vêtir, se laver, se peigner, comme s’il s’agissait du jour de leur noce. J'y allais de ma petite plaidoirie. Pour ce qui était de parler je savais faire ! On m'écoutait. Je ne sais pas si je parvenais à émouvoir les juges mais en tous cas j’émouvais le prévenu. Au bout d'un moment il était en larmes. En m'écoutant le pauvre garçon s'était soudain reconnu : ce malheureux que je décrivais, victime de son éducation, de son milieu, du système, de la société, c'était lui, c'était bien lui ! Oui, c'était cela, c’était exactement cela, il comprenait tout maintenant, il ne s'était jamais vu si beau, il ne s’était jamais cru si pathétique, il en pleurait, il pleurait des larmes d'enfant. Et j'avais envie de lui dire que non, il ne fallait pas pleurer, que tout ça c'était de la littérature, que je jouais un rôle, qu'il ne fallait pas me prendre au sérieux, qu'il était entrain de se faire avoir une fois de plus. Et j'étais tellement honteux soudain de mon succès, honteux que mon tour ait si bien marché. Si j'avais pu lui dire qu'il avait le droit de faire ce qu'il avait fait, que ce n'était pas bien grave et qu'en réalité tout le monde s'en foutait, moi autant que les juges et qu’il aurait la peine qui était prévue par le règlement ni plus ni moins. Enfin ses larmes faisaient tout de même bon effet et en général il écopait du minimum. Il me remerciait avec des effusions et puis s’en allait vers son destin et je ne le revoyais plus.
Après l'audience il m'arrivait souvent de repartir avec les juges. Quelquefois nous allions déjeuner ensemble comme des acteurs après le spectacle. Et comme ces juges ne portaient pas les insignes de leur grade mais des chamarrures à leur képi qui les faisaient ressembler à des généraux, quand nous pénétrions dans la salle à manger du mess je m’amusais à observer mes collègues de la table des lieutenants, en particulier le petit sous-lieutenant de Bernardini, qui me regardaient avec des yeux exorbités hésitant à croire à ce spectacle improbable de ma modeste personne s’installant à une table en compagnie d’un quarteron de généraux !…
Tout ce que nous faisions à Landau se réduisait ainsi à une gigantesque farce, une bouffonnerie à laquelle il eût été dérisoire de chercher le moindre sens. Pour moi ça ressemblait à des vacances mais les officiers de carrière, eux, ceux qui avaient pour seule perspective de passer ainsi toute leur existence, noyaient leur ennui dans le travail, l'alcool ou les fantasmes imbéciles d'une gloire militaire qu'ils connaîtraient peut-être un jour si par bonheur il y avait la guerre (que par ailleurs bien sûr ils prétendaient haïr). Nous vivions ainsi dans le huis clos douillet d'un enfer qui ressemblait au paradis.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite.