Cela me faisait un drôle d'effet de les revoir. Je les avais connus au sein du groupe que nous formions alors, à Verdun ou à Montpellier, et je les retrouvais seuls comme des âmes en peine. Ils me faisaient pitié et j’avais peine à les reconnaître. C’était eux et ce n’était plus eux. On aurait dit des morts-vivants. Leur apparence était restée la même mais toute joie s’était échappée de leur corps, comme s’ils avaient échoué dans quelque purgatoire, tristes victimes d’une incompréhensible malédiction. Car je m’apercevais que leur garnison, qui par beaucoup d’aspects ressemblait à la nôtre, en était en réalité l’exact contraire : c’est que chez eux les gens se prenaient au sérieux. On était comme dans un rêve où la comédie si légère et si drôle que nous jouions à Landau se serait brusquement transformée en cauchemar. Voici que l'armée m'apparaissait alors pour ce qu’elle était : une réunion de malades, des névrosés acharnés à souffrir. Chaque détail de la vie en effet - discipline, règlements, respect de la hiérarchie, etc. - était conçu méticuleusement pour lui ôter toute spontanéité, tout naturel au profit de la seule jouissance, sombre, amère et corrosive, du désespoir. C’est que ces hommes qui, par le hasard des circonstances peut-être, sans l'avoir vraiment voulu, sans y avoir même réfléchi, avaient fait de l'armée leur métier, avait vendu leur âme au diable qu’il le veuillent ou non en vouant leur existence à la guerre. Alors ils n'avaient plus d'autre choix pour justifier ce destin que de se prouver à eux-mêmes, par une sorte de fuite en avant, que la vie ne pouvait être que cela, cette horreur. Ils étaient comme des damnés condamnés à honorer chaque jour le contrat absurde qu’ils avaient signé et mes malheureux camarades enduraient le spectacle de ce cauchemar en attendant le jour de leur libération. Je ressortais halluciné de ces visites en enfer et retournais bien vite dans le petit cocon douillet de notre mess où par une chance incompréhensible, par la vertu d'une grâce spéciale, je ne côtoyais que de paisibles marionnettes incarnant avec le charme d’acteurs de boulevard des personnages de vieille baderne, d'officiers "pête-sec" ou de vieux baroudeurs auxquels personne ne croyait - à moins que je ne dusse à quelque talent particulier le don de les avoir transformés ainsi, à l'image de mes désirs.
Cela aurait pu durer toute l'éternité, mais il convenait - c'était la règle - de compter les jours qui nous séparaient de celui où nous serions, selon la formule consacrée, libérés de nos obligations. Tarty et Godot avaient décidé de « rempiler » et resteraient six mois de plus. Ils avaient peut-être fait le bon choix mais Bieber et moi devrions bientôt partir. Quelle différence y avait-il de toutes façons qu’il ne nous restât plus que cent jours ou cent ans ? Nous vivions dans une sorte d’immanence où le temps avait cessé d’exister. Cela faisait plus d'un an maintenant que nos journées se ressemblaient. Nous continuions à fréquenter les mêmes bars, à caresser les mêmes filles qui nous accordaient leurs faveurs pour un verre de champagne. Bieber emmagasinait des souvenirs pour toute une vie, cette vie tranquille qui l’attendait au retour et moi je continuais à m’en mettre plein la lampe : Bière, champagne, et de nouveau bière, et de retour au mess pastis, whisky. Quelquefois nous étions saouls à ne plus pouvoir nous tenir debout, et cette vie était si belle !… Il se trouvait que le jour de mon anniversaire tombait peu de temps avant cette fameuse libération que nous attendions tous tout en l’espérant et en l’appréhendant à la fois et nous savions que cette date serait l’occasion d’une célébration désespérée. Ce jour-là les agapes commenceraient plus tôt que de coutume. Ce jour-là il fallait s’amuser vraiment, aller jusqu’au bout, s’exploser… La nuit était déjà avancée que je délirais encore dans les couloirs du mess, tenant des discours incompréhensibles. J'entendais le rire de mes camarades qui tentaient de me soutenir, je les distinguais vaguement autour de moi qui s'agitaient, je me laissais aller, je m'abandonnais dans leurs bras en proférant des discours incompréhensibles jusqu'à finir par sombrer dans une inconscience épaisse, un sommeil d'ivrogne dont je n'émergeais que le lendemain matin.
Lorsque je les revis tous au petit déjeuner, ils avaient tous l'air si désolés que je compris qu'il s’était passé quelque chose. Tarty se lamentait : « - C'est trop bête ! vraiment c'est trop bête !... » et les autres opinaient du chef. Ils finirent par m'expliquer : Ils avaient eu une idée pour mon anniversaire, ils avaient voulu me faire un cadeau, un beau cadeau auquel ils pensaient depuis des jours, quelque chose dont je puisse me souvenir toute ma vie et ils étaient allé demander à Suzy, la belle Suzy, la somptueuse Suzy que j’avais embrassée une fois sur la bouche, de venir me rejoindre dans ma chambre. Ils étaient allé lui expliquer la chose et ils avait réussi à la convaincre d’accepter au nom de l’amitié qui nous unissait (car depuis son aventure avec Tarty elle était devenue notre amie). À la fermeture du bar, comme convenu, elle s’était donc présentée devant le mess. Ils l'avaient introduite par la porte dérobée et elle était montée jusque dans ma chambre où tout à coup me réveillant j'aurais dû m’extasier de la retrouver dans mon lit… Mais lorsqu'ils étaient arrivés je dormais d’un sommeil d’ivrogne et je ne m’étais rendu compte de rien. Elle s'était déshabillée, couchée contre moi, frottée contre moi… mais en vain. J'avais ouvert un oeil, continuant à parler dans mon délire, mais je ne l'avais même pas reconnue et je m’étais rendormi dans d'horribles ronflements. Et là, plus moyen de tirer quelque chose de moi !… Alors elle s’était rhabillée et elle avait dû piteusement replier bagage. Et maintenant ils étaient là à s'arracher les cheveux, leur coup avait raté ! ils étaient si contents pourtant de leur trouvaille, si sûrs de l'effet qu'elle produirait, et moi aussi je me lamentais : C'était vraiment trop bête ! le rêve de ma vie ! coucher avec la fille vraiment la plus sublime qu’il me serait sans doute jamais donné de connaître dans toute mon existence ! Décidemment il y avait un sort qui s’acharnait sur moi !… Il me restait malgré tout l'émotion que me procurait la gentillesse de mes camarades, la chaleur de leur présence, cette amitié puérile et innocente, cet effort qu’ils avaient fait pour me faire plaisir. Il n'y avait aucun lien intellectuel entre nous, aucune communauté d'idées, de valeurs, d'opinions politiques ou morales, et pourtant c'était avec eux que je me sentais bien. Pourquoi ? Quel était le lien qui nous unissait ? Une certaine aptitude à rire, peut-être, à ne rien prendre au sérieux, une radicale immaturité, l’esprit préservé de l’enfance. Cela faisait plus d'un an maintenant que cette vie durait, que je baignais dans ce bonheur, dans cette chaleur délicieuse, et je savais que plus jamais ensuite je ne le retrouverais.

Il convenait cependant, c'était la règle, de compter les jours qui nous séparait de la fin et feindre de nous en réjouir. Et nous l'attendions sincèrement, cette délivrance, ce jour mythique où nous allions redevenir nous-mêmes, mais c'était un événement qui restait encore abstrait dans notre esprit, qui n'était chargé d'aucune réalité. Tarty et Godot étaient les plus angoissés à l’idée de rester seuls. Trente au jus !... quinze au jus !... toute la semaine qui précéda notre départ rien ne fut changé dans nos habitudes, un peu plus d'attention peut-être à jouir des choses. Plus que trois jours… plus que deux… plus qu'un… Une dernière fois la tournée des bars, une dernière fois Suzy !… faire le plein de souvenirs, s'en bourrer… Elle nous offre le dernier verre, cette fois c'est sa tournée… Je la regarde intensément, déjà sa beauté a basculé dans l'éternité. Et mes copains... je ne veux pas y penser. Je me souviens du dernier jour de classe, jadis, à l'école, quand il fallait partir pour les grandes vacances. Toujours la même souffrance, la même révolte contre l'absurdité des choses. Non, je n'accepterai pas cela, je ne me résignerai pas, je ne supporterai pas ! Écrire, écrire pour témoigner, pour laisser une trace, pour leur conférer l'éternité, à eux tous, à Suzy, à mes amis, à ma jeunesse. Je vous ai tellement aimés !…
Et puis le lendemain, il faut bien avoir l'air heureux, jouer le jeu jusqu'au bout. Cette fois c'est fini. Un an et demi de ma vie, un an et demi de ma vie ! Et tant de forêts traversées, tant de gens rencontrés, d'émotions, de nouveautés, de peurs, de plaisirs, et puis voilà c'est fini. Il faut avoir l'air heureux, c'est la règle. Tarty et Godot nous accompagnent sur le trottoir, je pars avec Bieber qui me raccompagnera en voiture jusqu'à Strasbourg, ensuite je prendrai le train pour Paris. Il est onze heures, il y a du soleil, nos valises sont déjà dans le hall. Nous ne déjeunerons pas ici ce matin. Dommage, le menu avait l’air alléchant... Tarty et Godot restent, ce sont peut-être eux les plus malins. Mais non, enfin ! je sais bien que rester ici ce serait un suicide. Le colonel me l'a proposé, j'aurais fait un bon officier, m’a-t-il dit. J'ai refusé. Je sais bien qu'il faut recommencer à se battre, à plonger dans la mêlée, le bonheur ça ne peut pas durer toujours. À moins que, peut-être - une erreur radicale - je n'ai pas compris ce qu'était la vie. C'e sont eux les plus malin, Tarty et Godot. Ils sont sur le trottoir devant le mess, ils sont venus nous dire adieu. Le matin nous sommes allé saluer le commandant, il était tout ému en nous disant au revoir. Celui-là aussi je sais qu'il m'aimait bien, il m'a dit que c'était dommage, que j’avais été un excellent chef de section. Tarty et Godot sont sur le trottoir, il y a un beau soleil, un air de fête, il faut avoir l'air heureux, c'est la règle. Plus jamais les bars de Landau, plus jamais les sept-quatorze-vingt et un, plus jamais les marches en forêt... Les adieux sont brefs, qu'aurions-nous à nous dire ? La voiture s'éloigne. À partir de cette minute nous sommes libres.
À Strasbourg je quitte Bieber en sachant que je ne le reverrai plus jamais. Il m'est absolument impossible d'imaginer que tout est fini. Je vis dans un rêve, je le laisse là, sur le quai de la gare, avec ses pommettes roses, son œil qui brille. Je sais ce qu'il pense, je le connais, depuis le temps ! Un an et demi que nous sommes ensemble, un an et demi que pour ainsi dire nous ne nous sommes pas quittés, et puis voilà un dernier geste sur le quai d'une gare, un train qui part... c’est fini.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique: " Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite