Me voici de nouveau chez mes parents. Je rentre dans ma vie comme on rentre dans ses pantoufles. Qu'est-ce qui pourrait bien m'arriver maintenant ? J'erre dans mon ennui, je marche sans but sur le trottoir du boulevard Saint-Michel et je sens en moi cette « vacuité qui ébranle l'âme », comme dit Pascal. Et comme toujours, un discours hallucinant tourne dans ma cervelle au rythme de mes pas. J’essaye tout en marchant d'en retenir les mots mais je n’y parviens pas.
Ces mots, ils sont ma seule façon d'exister, ma seule façon de ne pas mourir. Il faudra que je raconte toutes ces femmes qui m'ont aimé, Béatrice dont la langue avait le goût de champagne, Monique aux lèvres fraîches comme des abricots, Gennifer au regard de folle, Éva, Jacqueline, Claudine, toutes celles que je ne reverrai plus. Je marche dans les rues et mon coeur est vide, ma vie est vide. J'étais officier en Allemagne et maintenant je vais être à nouveau professeur, mais n’est-ce pas toujours la même chose ? Ces femmes que je croise je n'en connaîtrai aucune. Elles seules ont de l'esprit, elles seules valent la peine qu’on vive. Je voudrais toutes les saisir au passage, mais elles passent. Je pense à toutes celles que je n'ai pas su retenir, à toutes celles que je suis pas parvenu à séduire, et les autres, celles qui m’aimaient et que j’ai laissé repartir. Je n'ai pas compris, j’étais méprisant et cruel.
Quelque soit ce que j'écris c'est toujours le même sujet : l'absence de la femme, le désir d'elle, le désir physique, brutal, écoeurant. J'aurais tant de choses à raconter : cette enfance illuminée dans la blancheur d'Alger, le soir où la ville était devenue soudain comme un décor de théâtre, et les petites bonnes irlandaises dans leur robe de soie et Philippe Léotard me parlant de ses amours dans les rues de Manchester noyées par le brouillard, et mes chers amis, André, le clochard céleste, le clown inspiré, Anita la poétesse, Sylvie, Christian, Claude, Paul, Bob, Danièle et Robert Talet et Guy Chalandard dit le Marquis et Julos Beaucarne et tant d’autres… Nous menions le même combat, nous vivions les mêmes souffrances…
Je me retrouvais donc chez mes parents, dans le vieil appartement surchargé de meubles et d'objets où ils s'étaient installés pour vieillir. Enfin peinards ! ils n'avaient plus rien à attendre, plus besoin de personne. Et des années encore ils resteraient ainsi, à monter la garde face à l'éternité. Et simplement chaque jour la même promenade, le même petit tour dans la rue (surtout il fallait que tous les jours se ressemblent). O combien je comprenais cela ! Et je les aimais tellement !… Mais eux ne comprenaient pas que je les aimais, ils interprétaient mon silence comme une marque de désapprobation ou de mépris. Ils devaient bien pourtant savoir ce que c'est, la pudeur ! c’est eux qui me l’avaient appris… Était-ce ma faute si j'étais plus que jamais dans l'incapacité de leur parler ! Que pouvais-je y faire ? Partir, dira-t-on, partir n'importe où, partir comme n'importe quel garçon de mon âge ! Oui, naturellement, j'avais déjà trop attendu. Presque trente ans ! C'était tout à fait absurde ce vieux jeune homme qui ne parvenait pas à quitter ses parents ! Mais je ne pouvais pas faire autrement, comprenez-vous cela ? Je ne pouvais pas ! Partir, pour moi, c'était tuer ma jeunesse, couper la racine de mon être. Mon amour pour eux, c'était ma seule certitude. Je les aimais, et ils croyaient que je les méprisais, situation extravagante ! Et c'était des scènes d'une violence inouïe où nous étions emportés à des excès d'autant plus douloureux que nous n’y comprenions rien.
Paris était vide désormais et tout avait changé. On aurait dit qu'en une année on était passé dans un autre siècle - un siècle où je n'avais plus ma place. Le bonheur m'avait paru pourtant si naturel en son temps ! Je croyais que tout allait recommencer, les tournées en Provence, les soirées entre amis, les cabarets... Mais il n'y avait plus de cabarets, même la Contrescarpe avait fermé. Qu'étaient devenu Jacques Doyen, Paul Villaz et tous ceux que j'avais tant aimés ? Le Théâtre Antique se prolongeait sans gloire et Jean-Pierre Miquel ne s’en occupait plus, les Trois Masques avaient survécu grâce à Robert Gironès mais Christian était en Afrique et Sylvie l'attendait en lisant ses lettres. Encore une fois je me retrouvais complètement seul et tout était à reconstruire. J'avais bon espoir pourtant : puisque les choses avaient si bien marché la première fois quand j’étais arrivé à Paris, le miracle allait forcément se reproduire. J'allais me promener dans les couloirs de la Sorbonne dans l'espoir de tomber de nouveau sur une petite affiche : « Troupe de théâtre cherche comédien… » Mais cette fois il n'y avait pas d'affiche. Au début je crus que c'était une simple malchance, je retournerai quelques jours plus tard… Mais il n'y avait toujours rien. Je mis un moment à comprendre que mon heure était passée.
Après les vacances de Noël il me fallut aller me présenter à mon nouveau lycée (l'établissement où j'étais affecté auparavant ayant été fermé, on avait transféré mon poste à Chantilly). Je ne perdais pas au change : c'était un établissement moderne, construit en bordure de la forêt, et surtout c'était un lycée mixte. Chantilly était une ville bourgeoise et riche dont l'activité principale était le cheval, rien à voir avec la ville industrielle où j’avais enseigné un an avant de partir à l’armée. Je fus charmé, en arrivant, par ce décor de rêve. Derrière le lycée tout blanc il y avait un grand parc. On apercevait les élèves qui circulaient entre les arbres… J’arrivais en janvier, au beau milieu de l’année scolaire. Je passai la première heure dans la salle des professeurs en attendant qu'on me communique mon emploi du temps. Un vieux collègue, assis dans un coin, trop content d'avoir quelqu'un à se mettre sous la dent, vint me tenir la jambe et monologua interminablement sur la vie au lycée. Il me décrivit un enfer : La plus grande indiscipline, me dit-il, y régnait. On ne donnait pas aux professeurs les moyens de sévir, le censeur s'empressait d'annuler les punitions qu’on mettait. Ah ! l'enseignement, c'était un fichu métier ! les élèves étaient des voyous. D'ailleurs la classe que j'allais reprendre en avait fait voir de belles au professeur qui m'avait précédé ! Oui, c'est pour cela qu'il avait dû partir. Il avait fait une dépression… Je me sentais blêmir en l'écoutant.
Quand la cloche sonna, les autres professeurs arrivèrent les uns après les autres. Aucun ne fit attention à moi. Personne ne vint me souhaiter la bienvenue. Ils devaient bien s'apercevoir pourtant que j'étais tombé dans les griffes de ce fou, que j'étais nouveau et qu'il m'était difficile de m'en défaire ! Mais ils s'en fichaient bien. Je retrouvais la même indifférence que j'avais constaté au lycée de Creil. Chacun s'affairait à son casier, à ses copies. Il y avait une dame d'une exquise distinction qui faisait son courrier, une autre qui cultivait le genre artiste avec des cheveux gris qui lui tombait sur les épaules, et puis des jeunes, des vieux, des silencieux, des excités, toute une société qui menait sa petite vie ordinaire sans se préoccuper de moi. Une dame d'un certain âge pourtant, qui avait sorti son tricot pour passer le temps, m'indiqua, sans que je lui demande rien, l'emplacement des toilettes et je lui fus éperdument reconnaissant de cette marque d’attention.
Je devais d'abord avoir cours avec une classe de troisième. Lorsque j'arrivai à l’étage où se trouvait ma salle je n'en menais pas large. J'aperçus au bout du couloir un groupe d'élèves qui m'attendaient. Ils devaient avoir sans doute autant de curiosité à mon égard que j'en avais au leur car ils étaient tous tournés de mon côté tandis que j’avançais dans leur direction. Ma surprise fut totale : Au lieu des enfants que je pensais trouver j'aperçus des jeunes filles, dont certaines – je m’en rendais de mieux en mieux compte en avançant - étaient ravissantes, quelques unes plus grandes que moi, la chevelure défaite sur des pulls de couleur vive. Et il se passa alors un phénomène étrange : la peur que je ressentais à cet instant fut moins grande que le plaisir qui m'envahit au spectacle de leur beauté. En me retrouvant parmi elles, je compris que je venais de rencontrer de nouveau le bonheur. Ce n'était pas des élèves mais la société idéale dont j'avais toujours rêvé. Au creux de ma plus grande solitude, au moment où je commençais à désespérer, voilà que m'était offert ce que je n’aurais jamais oser espérer : le commerce de tout un essaim de jolies filles qui allait être désormais ma fréquentation quotidienne. Je renaissais à la vie.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite.