Je crois qu'elles comprirent simplement que je les aimais. Lorsque j'ouvris l'armoire à chiffons ce premier jour en entrant dans ma classe, une élève en jaillit qui s'était cachée à l'intérieur. Elle était si jolie ! Je ris de bon coeur avec elle et elle regagna sa place au grand plaisir de tous. Il y avait déjà entre nous cette tendresse qui devait nous unir par la suite, peut-être aussi une sorte de reconnaissance réciproque : Elles me libéraient de ma solitude et je les délivrais du piège dans lequel elles s'étaient enfermées avec leur ancien professeur. Je ne fus ni faible ni lâche pourtant. Dans mes cours, je leur parlais de ce que j'aimais et que je désirais leur faire aimer, de Racine, de Flaubert, et je m'appliquais à leur montrer en quoi ces œuvres étaient passionnantes et toujours actuelles, et elles étaient émues sans doute par la conviction un peu naïve que j'y mettais. Au fond j'étais presque aussi jeune qu'elles et j'avais sans doute beaucoup moins d'assurance que la plupart mais il y avait entre nous un rapport de protection réciproque : Elles se sentaient gratifiées par l’attention que je leur portais et elles me le rendaient en considération pour ma modeste personne, elles qui ne m'auraient sans doute jamais regardé si je les avais rencontrées en dehors du lycée. Et moi j'aimais tellement leur jeunesse et la force de vie qui émanait d'elles et cette espèce d'innocence qu'elles exprimaient. Elles découvraient le monde et se découvraient dans mon regard et voici qu'il m'était permis d'entretenir avec elles un rapport intime, quotidien. Je me croyais au paradis. Elles étaient pour la plupart pensionnaires. Leur uniforme, c'était le jean et les tennis avec un large pull descendant à mi-cuisse et une blouse que l'on gardait ouverte en prenant bien soin de la laisser négligemment bailler. Mais surtout il y avait leurs chevelures ! Blondes, brunes ou rousses, longues ou courtes, lisses ou bouclées, ces chevelures déclinaient toutes les variétés de couleurs, de volumes, de matière, elles étaient comme autant de plantes luxuriantes et il fallait que je me retienne pour ne pas y plonger mes mains ; elles étaient au pied de mon estrade comme un jardin tendrement coloré que j’arrosais de mes mots enflammés. Il y avait une élève en particulier qui s'appelait Élisabeth de Wimes et qui s’asseyait toujours au premier rang. Elle figurait pour moi l’image de la blonde idéale et je ne parlais que pour elle. Elle me regardait de ses grands yeux mélancoliques où se lisait une vacuité bleuâtre. Parfois elle se penchait sur l'épaule de son voisin pour lui dire un mot, sans cesser de me regarder comme pour se faire pardonner sa trahison et alors je ressentais au creux de mon ventre l’horrible morsure de la jalousie, mes mots s’embrouillaient dans ma tête et je continuais à parler tant bien que mal de façon automatique en m’épongeant le front. S’en apercevait-elle ? Je ne sais. Je ne pus jamais savoir ce que les unes ou les autres pensaient de moi. Elles m’aimaient bien, je suppose. Cette longue tige brune par exemple qui portait toujours sur sa poitrine arrogante un large pull violet orné d’un gros coeur rose… Elle avait été surprise un jour dans un café en compagnie de militaires, et on la soupçonnait de chercher des aventures autour de la gare. Mon imagination s’affolait en y pensant. Mais avec moi elle resta toujours réservée et correcte non sans une pointe d’insolence qui faisait tout son charme et que je trouvais délicieuse.
Trois autres élèves venaient souvent me voir lorsque le cours était fini. D'abord elles avaient cherché des prétextes, un devoir qu'elles ne comprenaient pas, un renseignement à me demander, et puis elles avaient fini par venir, comme ça, simplement, pour bavarder, parce qu'elles avaient compris qu'il n'y avait pas besoin de chercher des raisons. Elles s'approchaient doucement de mon bureau, l'une derrière l'autre, toujours toutes les trois ensemble tandis que les autres sortaient de la classe et comme c'était le dernier cours nous restions à bavarder jusqu’au moment où je devais aller prendre mon train (ce qui fait que je quittais le lycée de plus en plus tard et arrivais tout essoufflé sur le quai de la gare fier de retrouver mes collègues qui se doutaient de la cause de mon retard). La plus brillante des trois s'appelait Cécilia de Silva, c'était la fille d'un diplomate suisse et elle avait une sorte d'aisance mondaine et une grande culture sur les choses de l'art qui lui venait de sa famille. Elle était grande, avec un visage un peu rond, des cheveux courts, très bruns, et une bouche épaisse. De l’avais général c'était la plus belle fille de la classe et même sans doute du lycée. Elle arrivait avec ses deux amies, s'asseyait sans façon sur le bord de mon bureau. La seconde voulait faire du théâtre, et fit en effet plus tard une carrière dans le cinéma. La troisième était la plus timide et se contentait de nous écouter.
Du côté de mes collègues, j’étais parvenu aussi à sortir peu à peu de mon anonymat. Je sympathisais en particulier avec une juive polonaise d'une trentaine d'années, mariée et mère de famille dont le caractère tourmenté me plaisait. Elle venait volontiers me parler entre deux cours, d'abord de littérature (elle était professeur de français elle aussi), puis de sa vie, de son mari, de ses enfants. Elle me demandait pourquoi moi-même je n'étais pas marié et je lui répondais que c'était parce que je n'avais pas encore trouvé la femme idéale, ce qui l'étonnait beaucoup car dans ma position, me disait-elle, j’aurais dû n’avoir que l’embarras du choix. Mais puisque c’était ainsi elle me conseillait de m'inscrire à une agence matrimoniale, comme sa sœur qui venait grâce à cela de trouver un mari. « - Je vais vous donner l’adresse », me disait-elle.
Il y avait également une autre collègue, une grande maigre d'origine anglaise, avec de grosses lèvres et des cheveux frisés, qui venait souvent me parler. Elle était mariée elle aussi mais ce qui la caractérisait surtout c'était l'empreinte qu'avait laissée sur elle l'éducation qu'elle avait reçue. D'une famille protestante elle avait été élevée en effet à l’ancienne en même temps que ses quatre ou cinq frères et sœurs et tous les soirs, me racontait-elle, son père se mettait en bas de l'escalier et là chaque enfant devaient passer successivement devant lui, avant de monter se coucher, pour recevoir le baiser ou la fessée que sa conduite de la journée lui avait valu. Cette éducation « anglaise » avait dû la rendre un peu folle car elle avait des comportements exaltés, qui confinaient à l'hystérie mais j'aimais bien sa spontanéité et sa gentillesse.
Or un jour que j'étais dans les toilettes du lycée, dont la partie réservée aux hommes communiquait avec celle des femmes par une sorte de vasistas, je surpris une conversation entre mes deux collègues (conversation n'est d'ailleurs pas le mot exact car elles étaient tout simplement en train de se voler dans les plumes). La juive reprochait à l'anglaise de trop s'occuper de moi. « - Croyez-vous donc qu’il vous regarde ! » criait-elle. J'étais bien trop occupé ailleurs. Ne pouvait-elle pas comprendre que j'étais importuné par ses avances, moi qui avais autre chose à penser, moi qui étais bien loin de tout ça (ce en quoi elle se trompait ! ) Et l'autre montait sur ses grands chevaux : « - Et vous ! Vous vous croyez donc une merveille, vous vous faites des illusions parce qu'il va prendre un café avec vous mais il se fiche bien de vous ! Quand on a des enfants, on a autre chose à faire qu’à courir après ses collègues !… » Je retirais de cette conversation un sentiment ambigu où se mêlait le bonheur de me rendre compte du pouvoir que j’exerçais et le trouble désagréable que me procurait l'idée d'être un objet de convoitise pour ces deux femelles vieillissantes.
L'année se poursuivit cependant sans histoire et je continuai à fréquenter l'une et l'autre, m'amusant de leur rivalité qu'elles croyaient que j'ignorais. Par ailleurs la dame respectable qui, le premier jour, m'avait indiqué les cabinets me fit, sans y penser, un cadeau merveilleux. Un jour, elle me dit avec un sourire malicieux : « - Alors, cher collègue, il paraît que vous faites des ravages ! » Je pensais aussitôt à mes deux femelles, mais il s'agissait d’une élève qui était, paraît-il, follement amoureuse de moi. Seulement elle ne voulut rien entendre pour me dire laquelle.
Dès lors je me mis à les considérer d’un autre oeil. Qui était-ce ? Je les dévisageais attentivement une par une en faisant mon cours. C’est alors que je m'aperçus qu’à côté de celles qui m’avaient fait rêver depuis le début il y en avait d’autres auxquelles je n’avais pas prêté attention jusqu’ici. Cette petite grosse par exemple… si c’était elle ! ou celle-ci avec son visage ingrat… La peur me prit et il me sembla que le doute après tout était la meilleure solution. Mon ignorance me sauvait et dans chacun de ces regards qui montaient vers moi je pouvais désormais deviner un regard d'amour.

NB: Les épisodes déjà publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite.