Ce célibat prolongé me paraissait dénoncer une infirmité que le temps ferait apparaître de plus en plus clairement. Qu’arriverait-il si la situation se prolongeait ? Comment pourrais-je supporter cette honte ? Alors je repensai à ce que m'avait dit ma collègue. Une agence matrimoniale, pourquoi pas ? Comme elle me l’avait promis elle se fit un plaisir de me donner l’adresse et je m'inscrivis aussitôt. On m'envoya après réception de mon chèque (d’un montant substantiel) une série de questionnaires à remplir. Ils concernaient mes goûts, les qualités intellectuelles ou morales que je recherchais chez une femme, etc. Que signifiaient ces complications inutiles ? Une seule chose comptait pour moi, son physique, un point c’est tout. Le reste, je m’en fichais complètement. Mais justement le physique était la seule chose qui n’était pas abordée, comme si cela avait été hors cadre, obscène, inavouable. Et d’ailleurs qu’aurais-je pu dire à ce sujet ? Je n’avais pas de type de femme défini. Peu m’importait qu’elle fût brune ou blonde, grande ou petite pourvu qu’elle soit jolie. Jolie ! Est-ce qu’on comprend ce que ça veut dire ! Et qu’on ne parle pas des goûts et des couleurs, qu’on ne me dise pas que la beauté est une notion subjective ! tous les hommes s’accordent au premier coup d’œil sur la beauté d’une femme. L’expérience m’avait montré qu’il règne toujours à ce sujet le plus grand consensus. Mais non ! l’agence, scrupuleuse à l’excès (elle voulait sans doute m’en donner pour mon argent), m’interrogeait sur mes goûts musicaux, mes activités sportives, mes lectures et que sais-je encore ! Je répondais n’importe quoi… Cependant, à chaque thème abordé je m'imaginais la femme idéale, successivement sportive ou musicienne, ménagère ou voyageuse, comme ces poupées que l’on affuble de différentes panoplies. Elle était là, qui m'attendait de toute éternité. Je n’avais qu'à la cueillir… Le questionnaire se terminait par un "test psychologique" où il s'agissait de raconter l'un des mes rêves. Je répondis en parlant de celui que je faisais souvent depuis quelques temps : une ville bombardée par des avions, et les bombes tombaient lentement, par paquets, comme de gros œufs… (souvenir sans doute des films d’actualité que j’allais voir avec ma mère pendant la guerre). On me répondit que j'avais une personnalité complexe mais riche et que je ne pouvais manquer de trouver la femme qui me conviendrait. Était jointe à cette réponse une première série de fiches que je compulsais aussitôt avec avidité. Certaines, hélas, s’éliminaient d’elles-mêmes : c’était celles qui étaient accompagnées d’une photo (je ne sais pourquoi toutes les moches avaient éprouvé le besoin de mettre une photo ! ) J’entrepris sur le champ de répondre aux autres. Quelques semaines plus tard j’étais épuisé ! J’avais des rendez-vous de tous les côtés, aux quatre coins de Paris dans les endroits les plus improbables ! J’y passais mes soirée et mes dimanches. Car elles avaient toutes leurs exigences particulières : pour l'une c'était le hall de la gare Saint-Lazare, pour une autre les arcades de la rue de Rivoli, Montmartre, la Bastille… la plupart refusaient, je ne sais pourquoi, de me retrouver tout simplement dans un café car cela était sans doute trop compromettant pour elles (elles étaient en règle général d'une grande pruderie et mettaient à cette recherche un sérieux impeccable, s’étant inscrites souvent sur les conseils de leur mère). Et il n'y avait rien de plus triste que toutes ces rencontres avec de pauvres filles dont on pouvait comprendre à la première seconde pour quelle raison elles avaient eu besoin de recourir à cette méthode. L’une avait les dents gâtées, une autre louchait, celle-ci claudiquait, cette autre était un peu simplette. Et surtout elles avaient l’air vaincues d'avance et si tristes ! désespérées (comment ne pas l’être ! ). Et lorsque par hasard je tombais sur un exemplaire convenable (cela arrivait malgré tout) elle était agressive comme si j’en avais voulu à sa vertu. Elle en avait déjà tellement bavé sans doute que tout homme était devenu pour elle un ennemi.
Très vite j'en vins à ne plus supporter ces rencontres inutiles, au point que c'était maintenant pour moi une véritable hantise que de trouver régulièrement dans ma boite les paquets de fiches que l'agence, irréprochable, continuait à m'envoyer. Je finis un jour par leur écrire que j'avais trouvé chaussure à mon pied uniquement pour qu'il me rayassent définitivement de leur liste. Mais à peine l'avais-je fait qu’évidemment je le regrettai. Ces fiches, malgré tout, c'était l'espoir, c'était comme une drogue dont je compris que je pouvais désormais difficilement me passer. Ma collègue me demanda si j'avais suivi son conseil, je lui répondis que je n'avais rien trouvé. Elle en fut vexée comme s’il s’agissait d’un désaveu personnel mais son admiration pour moi n’en connut plus de bornes : si j’avais montré de telles exigences c’est que j’étais décidemment un être exceptionnel !
Je ne fréquentais guère mes autres collègues. Il y en avait pourtant que je trouvais drôles comme cet ancien militaire qui professait des opinions d'extrême droite et ne songeait qu’à faire la cour aux femmes. Mais il s’y prenait si mal qu’il échouait toujours lamentablement. Il avait des manières à l’ancienne et elles ressentaient son baise-main comme un viol. Dans la catégorie des « jeunes professeurs sympathiques » j’avais un rival qui enseignait l’histoire. Il était brillant, très beau (un physique romantique) et avait des idées de gauche. Toutes ses élèves étaient folles de lui. Sa meilleure amie était une agrégée comme lui, une petite grosse qui n’avait rien de séduisant et je me demandais comment on pouvait à la fois être aussi beau et avoir pour amie une fille aussi moche. Ils faisaient toujours équipe ensemble et organisaient des sorties en groupe et des activités culturelles. L’un comme l'autre m'ignoraient et je m’en sentais profondément humilié. Ils me renvoyaient à ce que pouvait avoir de faux les petits succès dont je me prévalais, moi qui n'étais capable que de coqueter avec quelques élèves à la fin de mon cours ou d’exciter les désirs de deux femelles hystériques.
Rentré chez moi je redevenais ce que j’étais : un homme sans femme, qui vivait chez ses parents, et dont toutes les journées se ressemblaient. Les jours où je n’avais pas cours je restais à la maison pour travailler. Ma thèse avançait rapidement. J’avais choisi un sujet sur Flaubert identique à celui de mon mémoire sur Balzac, lequel avait déjà été inspiré par l’exposé que j’avais fait en licence. Je creusais toujours dans le même sillon ! Au fur et à mesure que je rédigeais mes pages je les donnais à mon père qui les tapaient à la machine durant les longues heures de liberté qu’il avait à son bureau. Peut-être découvrit-il à cette occasion quelque chose de ma vie intérieure. Parfois ce que j’écrivais s'adressait à lui secrètement comme ces traits rouges dont il soulignait de son côté les articles du Figaro. Nous avions ainsi trouvé un moyen de communiquer malgré la terrible loi de la pudeur. Mon père partait à son bureau, de bon matin, il avait l'impression qu'il allait travailler pour nous entretenir, ma mère et moi, pendant que nous nous la coulions douce et qu'il était le dindon de la farce, alors il finissait par nous haïr. Ma mère lui disait que c'était un honneur d'entretenir un être supérieur tel que moi. Il partait à son travail comme on va au bagne et comptait les années qui le séparaient de la retraite, d'autant qu'à son bureau il avait réussi à se faire détester de tout le monde, on l'avait relégué dans un placard, d’où les loisirs dont il disposait pour taper ma thèse.
Et moi je comprenais tout cela et j'en souffrais, mais je n'étais pas capable de m'en échapper. Si seulement j'avais rencontré une femme ! Ce problème finissait par tourner à l'obsession. Le dimanche je continuais à aller me promener dans les allées des Tuileries pour en trouver une. Les Tuileries, c’était pour moi un espace privilégié, une sorte de no man’s land où tout devenait possible. Il y avait beaucoup d’étrangères et puis c’était là que j'avais rencontré Éva. Mais l’angoisse que me procuraient ces éternelles chasses se doublait d'un sentiment d'humiliation quand je voyais les autres hommes qui venaient là dans les mêmes intentions que moi, pour la plupart des immigrés et qui tournaient autour du grand bassin, toujours les mêmes chaque dimanche, je finissais par les connaître. Ainsi donc j'en étais réduit à ça moi aussi ! Quelle honte ! J’étais ravalé au rang des parias, des exclus. Et il me semblait toujours que celle que j’aborderais allait se mettre à crier, à appeler un gardien qui me jetterait dehors. Oh non ! ce n'était pas par plaisir que je me livrais à cette activité ! C’était pour moi une véritable torture, mais en même temps une émotion si intense, un alcool si fort, qu'il me semblait que si j'avais trouvé ce que je cherchais j'aurais regretté de ne pouvoir continuer.
J'avais un modèle en la matière, un génie dans son genre, c’était mon vieux complice André. Après avoir été admis à l’agrégation lui aussi (et dans un rang bien meilleur que le mien) il avait été nommé dans un lycée parisien mais sa situation, en ce qui concernait les femmes) était identique à la mienne, et en outre, il était lourd, maladroit, d’allure vulgaire, comment pouvait-il espérer séduire ? Cependant il ne craignait aucune humiliation, lui, et il les abordait toutes sans distinction dès qu’elles passaient à sa portée. Alors que moi il me fallait un tel concours de circonstances pour que je parvienne à vaincre ma timidité que la plupart du temps je revenais chez moi sans même avoir osé en approcher une, lui la première qui passait… Je le rencontrais parfois et je le regardais faire. J'étais terrifié : Non ! non ! pas celle-là, elle est beaucoup trop belle, et puis regarde, elle attend sûrement quelqu'un, elle a sûrement envie de rester seule… J’aimais l’accompagner pour profiter de son audace. Quand nous opérions ensemble il était l'Auguste et moi le clown blanc. Alors à la fin, quand elle avait bien ri de lui, souvent elle repartait avec moi.
Paradoxalement, si j’ai gardé de cette époque le sentiment d’une grande solitude j’ai aussi le souvenir d’une multitude de rencontres, des aventures sans lendemain que j'ai tendance à confondre aujourd'hui, ou plutôt à en confondre les époques car cela dura des années, mais chacune reste inscrite dans ma mémoire d’une façon singulière, aucune ne m'est indifférente. Elles constituent une des parts les plus précieuses de ma vie, toutes ces femmes qui se déshabillèrent un jour devant moi, qui déversèrent sur moi, l'espace d'un instant, leur tendresse ou leur volupté, leur angoisse ou leur mélancolie, leur solitude, leur indifférence, leur folie, leur ennui, toutes différentes, toutes émouvantes. Et c'était toujours le même scénario, la même émotion, et finalement le même échec car mon impuissance était devenue à peu près totale. La fin était toujours la même : nous nous retrouvions tout nus sur un lit et nous fumions une dernière cigarette avant de nous séparer.
Elles étaient anglaises, suédoises ou hollandaises, rarement françaises (les étrangères ont la réputation d'être plus faciles). Que cherchaient-elles ? Qu'attendaient-elles? Quelle image se faisaient-elles de moi ? Elles ne livraient jamais leur secret, elle repartaient comme elles étaient venues, sans colère, sans regret, avec une sorte d'indifférence. Ça ou peigner la girafe ! comme m’avait dit l’une d’elles. Il y eut cette grosse anglaise aux pudeurs étonnantes qui tiraient sur son corsage pour dissimuler son énorme poitrine, il y eut cette suédoise dans sa petite chambre, au dessous des toits (je me souviens qu'il faisait du soleil ce jour-là et qu’on entendait sonner les cloches d’une église), il y eut celle qui se mettait à la fenêtre en petite culotte pour regarder dans la rue et son impudeur m’excitait. Ce que j'aimais chez toutes ces femmes, c'est qu'elles n'attendaient rien, ne demandaient rien, elles étaient si modestes ! elles ne semblaient pas conscientes de ce qu'elles m'apportaient. Pour elles tout cela ne semblait guère avoir d'importance et elles ne soupçonnaient pas ce que ça signifiait pour moi. J'avais tant rêvé d'elles, et pendant si longtemps quand je les regardais de loin, dans les dancing au bord des plages avec mes deux compagnons Belmont et Chichou, et voici que maintenant elles m'étaient données, j’avais atteint mon but, je les avais rejointes. Mais le plaisir tant convoité se dissipait au moment où je l’atteignais, j'avais trop attendu sans doute et maintenant c’était trop tard. Pourtant je ne regrettais rien, ce que je ressentais était si intense ! c’était chaque fois le même étonnement.
Je me souviens de cette hollandaise qui, après avoir bavardé un moment, me proposa de venir dîner chez elle. Elle habitait près du Bois de Boulogne, un ravissant appartement dans lequel elle m'avait préparé un petit repas qu'elle servit sur une table basse éclairée par une bougie. Mais après le repas, elle refusa absolument mes avances : elle était vierge me dit-elle et voulait le rester. Mais elle se prêterait à part ça à tout le reste. Au fond, ça m'arrangeait ! Elle devint charmante quand je lui dis que j’étais d’accord et nous nous fréquentâmes pendant plusieurs semaines. Nous avions pris nos habitudes : J'allais chez elle, elle me préparait un délicieux repas suédois, me comblait de cadeaux, me mettait dans les poches des paquets de cigarettes que je retrouvais ensuite en rentrant chez moi, mais à la seule condition que je ne fasse aucune tentative pour l'amener à faire ce qu’elle ne voulait pas. À part cela elle était prête à tous les accommodements : Je m'allongeais sur le canapé… Ensuite nous allions nous promener au Bois.
Un soir, sur le boulevard Saint-Michel, il m'arriva de rencontrer Annie. Annie ! la belle Annie, la soeur de Sylvie !… Elle n'avait rien à faire ce soir-là et prétendit qu’elle était prête à toutes les aventures. « - C'est toujours quand je n'attends rien qu'il m'arrive quelque chose, me dit-elle. Tu verras, je suis sûr que ce soir il va arriver quelque chose… » Que pouvait-il bien nous arriver ? pensais-je en moi-même. Qu’on rencontre un ami à elle ? Qu'un acteur connu nous propose de venir chez lui ? (c’était bien possible après tout car comme elle travaillait à Salut les copains elle connaissait tout Paris ! ). Nous allâmes dîner dans un restaurant, et toujours elle me redisait : « - Je suis sûre qu'il va se passer quelque chose. » Et moi j'étais fier d'être avec elle parce qu’elle était jolie et qu’elle ressemblait à Jane Fonda mais en même temps j’étais un peu inquiet parce que s'il ne se passait rien elle m'en ferait porter la responsabilité et elle se dirait que décidemment je n’étais pas à la hauteur… et j'avais raison d’être inquiet car en effet il ne se passa rien.
Sa soeur Sylvie, elle, n'attendait pas d'événements extraordinaires. On est plus modeste quand on est laid. Elle se contenait de me raconter ses tourments avec Christian qui était parti en Afrique dans la coopération. Je l'écoutais d'une oreille complaisante car j'y trouvais une sorte de caricature de mes propres angoisses et souvent nous continuions à aller chez ses parents à la campagne où nous passions des journées fort agréables. Il y avait toujours de nouvelles têtes, de longues soirées passionnantes. Claude nous entretenait des péripéties de sa psychanalyse qui n’en finissait pas. Lui aussi avait les mêmes problèmes que nous, et nous le considérions comme un maître en la matière. J'allais toujours disant que mes amis étaient la chose la plus précieuse que je possédais au monde et que rien d'autre ne comptait pour moi que ces délicieuses journées à la campagne.
Le printemps approchait, nous étions en 1967, et je ne savais pas que le hasard allait bouleverser ma vie et me lancer dans une aventure qui m'occuperait entièrement pendant des années.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite.