Il avait plu tout l’après-midi mais le soleil brillait sur le jardin des Tuileries. Et ce qui devait arriver arriva. Était-ce le fruit du hasard ou au contraire la conséquence directe - et après tout logique - de cette quête acharnée que je continuais à mener  chaque fois que mon travail m’en laissait le loisir ? la question peut paraître vaine pourtant elle fut long temps au centre de mes interrogations car l’idée que ce qui advint ce jour-là aurait pu tout aussi bien ne pas advenir conféra à cet événement un caractère de gratuité qui jeta sur lui jusqu’à la fin une sorte de discrédit dont je ne pus jamais totalement me défaire. Toujours est-il qu’à l'endroit même où inlassablement j’étais à la recherche d’une femme, je finis par en trouver une !

 C’était justement au moment où je m'apprêtais à partir, m'étant assis sur un banc pour me reposer un peu avant de rentrer. Elle est passée devant moi et je me souviens que je me suis dit : « -Tiens ! voici exactement celle qui m’aurait convenu !… » Elle était jolie en effet, elle avait un petit air de star avec ses grosses lunettes de soleil et surtout son éclatante chevelure rousse qui flamboyait au crépuscule. Elle paraissait très jeune, elle était mince, plutôt grande, avec des jambes fines et bien faites. Je n'avais pas eu le temps de voir son visage mais de dos elle avait une silhouette élégante. Alors, comme elle était déjà en train de s'éloigner, j’ai décidé tout à coup de ne pas la laisser passer. C'était plutôt par principe car à cet instant, fatigué par des heures de marche, j’avais plutôt envie de rentrer chez moi mais comme j’étais venu pour ça et qu’elle convenait idéalement à ce que je cherchais je n’avais pas le droit de la laisser passer, sauf à rendre toute ma démarche absurde depuis le début et à m’interdire de la poursuivre. C’est donc plutôt pour préserver la suite que j’y suis allé.

  Au bout d’un moment, en marchant vite, j’avais réussi à la rattraper, et à hauteur de l'Arc de Triomphe du Carrousel. j’ai trouvé le courage de lui adresser la parole. Elle m’a répondu qu'elle était allemande, qu'elle venait d'arriver à Paris où elle devait rester toute l’année pour étudier à l'Alliance Française et que présentement elle allait visiter le Louvre. Que tout cela était banal ! une étrangère, toujours la même chose. Conversation prévisible : « - D'où venez-vous ?… Et que pensez-vous de Paris ?… Est-ce la première fois ? etc… » Nous avons marché en direction de l'avenue de l'Opéra parce que je l’avais convaincue entre temps de renoncer au Louvre. Elle était assez jolie en effet avec ses cheveux qui prenaient au soleil couchant des reflets cuivrés. Elle avait un petit nez, une petite bouche, un visage fin, un air de petite fille et je me suis senti tout de suite à l'aise avec elle. Elle ne m'impressionnait pas malgré ses lunettes de star et tout en continuant à parler nous avons remonté les Grands Boulevards. Je lui racontais que j'aimais Paris, elle me disait qu'elle avait toujours rêvé de venir vivre ici et elle était toute heureuse de rencontrer justement, dès le lendemain de son arrivée (c’était incroyable tout de même ! ), un professeur de français (je pensais à part moi que le hasard n’y était pour rien). « - Et comment vous appelez-vous ? - Petra. – Et moi Pierre ! » Nous avons bien ri tous les deux.
  Arrivés du côté de la Porte Saint-Denis, je lui ai proposé d'aller dans un dancing qui existait encore à l’époque au fond d’une petite impasse. C’était un endroit sordide, ouvert l’après-midi et qu'il m'était arrivé de fréquenter quelquefois dans l'espoir, toujours fallacieux, de faire une rencontre. Je n'y avais trouvé que quelques horribles vieilles chassant le gigolo et des solitaires comme moi. J’étais heureux cette fois d’y venir accompagné.
 Elle a un peu hésité avant d’accepter de me suivre et puis comme j'étais professeur de français elle a dû se dire qu’il ne fallait pas rater l’occasion. Lorsque nous sommes entrés il faisait quasiment nuit à l'intérieur. On devinait les reflets de cuivre du bar, un ou deux couples tournaient lentement sur la piste. Le garçon en veste rouge nous a conduits à une table, elle a commandé un coca et je l'ai aussitôt invitée à danser. Elle tremblait dans mes bras. C’était une sensation délicieuse. Je sentais sa main transpirer dans la mienne et je me disais que c’était la plus jolie fille de toutes celles que j’avais trouvées jusqu’ici et que si elle m’avait suivi si facilement cela devait cacher un piège : Avait-elle une tare secrète, une jambe de bois, une cicatrice cachée ?… Alors je jouais les cyniques, je la serrais contre moi, je posais ma joue contre sa joue, ma bouche près de la sienne, et toujours je la sentais trembler… En la raccompagnant à la table j’ai tenté de l'embrasser mais elle a résisté farouchement. Cependant nos mains ne se quittaient plus et nous avons continué à bavarder devant nos verres. Nouvelle danse, nouveaux tremblements, nouveaux assauts à la conquête d'un baiser, nouvelle résistance. Je me disais en moi-même : Si je n’arrive pas à l'embrasser avant la sortie je ne chercherai pas à la revoir.
 Notre histoire aurait pu s’achever ainsi mais un dieu bienfaisant veillait sur nous, ou plus exactement elle était en train de réfléchir de son côté aux inconvénients d'accorder un baiser dès le premier jour à un inconnu et puis elle s’est dit que j'étais professeur de français et qu’elle ne devait pas laisser passer cette chance d’autant que c'était peut-être ainsi qu’on se comportait à Paris. Bref elle a décidé de se laisser faire… Sa bouche était humide, sans résistance, sans repentir. Je pouvais repartir satisfait.
 Lorsque nous nous sommes retrouvés dans la rue il faisait complètement nuit. Nous avons redescendu les Grands Boulevards, cette fois en nous tenant enlacés, et puis devant l'Opéra je l’ai quittée en lui donnant rendez-vous quelques jours plus tard près des Invalides, là où elle habitait. J'avais enfin trouvé une petite amie.
 Mais tandis que le jour du rendez-vous approchait, étrangement je n'avais plus du tout envie de la revoir. Je me disais : encore une étrangère, c’est toujours pareil ! et en plus celle-ci a l'air plus farouche que les autres, je ne pourrai jamais rien en tirer. J’en avais tellement marre de toutes ces histoires minables !… Bref, j'étais à peu près décidé à ne pas y aller quand le hasard en a décidé autrement : Ce jour-là il pleuvait. S'il avait fait beau elle m'aurait attendu en vain, mais il pleuvait et j’ai eu pitié d'elle. Je ne voulais pas la faire attendre sous la pluie.
 En chemin j’ai rencontré Sylvie qui passait dans le quartier par hasard. J’y ai vu un signe, je lui ai raconté mon aventure et je lui ai proposé de m'accompagner. Peut-être avais-je peur de m’ennuyer avec Petra ou étais-je fier d’exhiber ma nouvelle conquête. Quand nous sommes arrivés il pleuvait toujours et elle était là comme prévu sous son parapluie à l’angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides. Je lui expliqué que je venais de rencontrer une amie, une de mes meilleures amies, et Sylvie nous a proposé de venir chez elle.
 Ce fut une après-midi pénible : Petra était contractée (plus tard elle m'avouera qu'elle avait eu très peur ce jour-là d’être tombée dans un piège, une histoire de drogue peut-être, on lui en avait tant raconté sur Paris ! ) Moi je la regardais sur son fauteuil, son visage crispé, ses gestes maladroits. Je n'aimais pas tellement son visage dont les traits étaient trop mous, elle manquait de panache, je l'aurais souhaitée plus conquérante. Pourtant elle faisait tout de même bel effet avec sa chevelure magnifique. Elle refusait les cigarettes que je lui offrais, elle refusait de boire, la conversation languissait, ou plutôt se déroulait presque exclusivement entre Sylvie et moi. Quand nous sommes partis il ne restait pas grand chose de mon roman et décidemment j'étais décidé à ne pas la revoir.
 L’aventure en effet faillit en rester là. Je ne lui avais pas demandé son adresse et je ne connaissais rien d'elle à part le fait qu'elle était élève à l'Alliance Française, j’avais donc perdu sa trace. Mais au bout de quelques temps, évidemment, l’envie m’est venue de la revoir, et à tout hasard, sans grand espoir, je suis allé à l'Alliance Française. Quelle chance y avait-il pour que j’arrive au bon moment ? je ne connaissais pas ses horaires… Dès que je suis entré dans la cour, c’est elle pourtant que j’ai vue en premier au milieu d'une foule de jeunes filles de toutes nationalités, j'ai aperçu tout à coup sa chevelure flamboyante. Elle a paru plutôt contente de me voir, étonnée surtout, se demandant comment j’avais fait pour savoir l’heure à laquelle je pourrais la trouver. Elle gardait plutôt un bon souvenir de moi, même si je lui avais paru un peu bizarre et nous sommes repartis ensemble bras dessus bras dessous. Pour la première fois nous avons fait ce trajet du boulevard Raspail au boulevard Saint-Michel en passant par le Luxembourg, que nous devions faire tant et tant de fois par la suite. Les hommes se retournaient pour la voir car elle était ravissante dans cette lumière douce d’une fin d'après-midi de printemps sous les arbres du Luxembourg, malgré son tailleur un peu provincial. Je la regardais, j'étais ému par tant de beauté et puis l'instant d'après agacé par son manque d’aisance et sa timidité. Elle avait dix-huit ans, elle venait du nord de l'Allemagne où son père était militaire, me dit-elle ; elle avait vécu toute son enfance dans une caserne et c’est ce qui l’avait rendue farouche parce qu’elle ne supportait pas les réflexions des soldats quand elle passait devant eux. Et voici qu’elle m'était offerte ! sans défense, à la fois effrayée et confiante. J’avais l’impression d’avoir recueilli un petit chat et je lui en voulais de ne pas m'opposer de résistance parce que j’aurais eu besoin qu’elle me résistât pour pouvoir l’aimer.
 Dès ce jour-là notre fréquentation devint quotidienne. Elle était si contente d'avoir rencontré un professeur de français ! Je lui racontais des histoires à n'en plus finir sur la politique de mon pays, sur le général de Gaulle, sur le théâtre, sur la chanson, Piaf, Brassens, les cabarets, la Nouvelle Vague, le cinéma d’avant-guerre, Renoir, Carné, les grands acteurs. Elle m’écoutait fascinée. Au bout de quelques temps je lui ai demandé si elle était tombé amoureuse de moi. Elle m’a répondu que non. Je lui ai dit que ce n’était pas normal. Elle m’a répondu qu’elle n’y pouvait rien et nous avons ri. Pour elle j'étais le compagnon idéal. Elle m'attendait en sortant de son cours et nous repartions ensemble. Je la prenais par la main, par la taille ou par l’épaule pour traverser le Luxembourg. Nous allions prendre ensuite un verre au Mahieu puis elle rentrait chez elle (elle habitait chez une vieille dame rue de Grenelle). Le dimanche nous allions nous promener dans les quartiers qu'elle ne connaissait pas, nous visitions des jardins, des musées, les bords de la Seine, je m'amusais à la prendre en photo, elle avait un visage un peu mou mais j’aimais bien la prendre en photo, j'aimais bien que les hommes se retournent sur elle, je lui avais appris à soutenir leur regard et elle s’y efforçait pour me faire plaisir. Je l'emmenais au restaurant et elle m'avoua que c'était la première fois qu’elle allait dans un restaurant. Nous avions entrepris de faire la tournée de tous ceux que je connaissais, ceux que m’avait fait découvrir Paul au temps des Trois Masques. Nous allions au Procope, avec son décor rococo et défraîchi, à la Taverne de l'île Saint-Louis où le garçon appelait tous ses clients « Monsieur le Ministre » ou « Monsieur le Directeur ». Pour elle Paris était le centre du monde et j’en étais le metteur en scène.
 Au début il m'arrivait de craindre que la conversation ne languît entre nous. J’avais peur de ne plus rien avoir à lui dire, et il y avait quelquefois des silences quand nous étions ensemble. Et puis un dimanche, dans un café près de la Trinité, nous avions fini par nous avouer réciproquement notre angoisse et je lui avais expliqué qu'il n'y avait pas de raison d'avoir peur, que c'était un phénomène naturel, et les silences devinrent plus rares. C'était même extraordinaire car maintenant nous avions toujours au contraire quelque chose à nous dire, quelque chose d'important qui justifiait d'interminables discussions, jamais la même chose et cela nous amusait : Qu'allait-il y avoir au programme aujourd’hui ?…
 Le printemps s'est écoulé ainsi dans une grande quiétude. C’était la première fois que ça m’arrivait. Tout était nouveau pour moi et je me sentais un peu désorienté mais je me laissais aller sans réfléchir. Et puis l’été venant nous avons vu s’approcher le jour où elle devait repartir. Elle allait passer ses vacances en Espagne avec ses parents et revenir pour la rentrée. C’est la raison pour laquelle je l’ai vu s’en aller sans déplaisir : je savais que je la reverrais et au fond je n’étais pas mécontent de me retrouver seul. Ce fut notre premier adieu, la fin d’un chapitre en quelque sorte. Mais je me disais qu’au fond, tout aurait très bien pu finir ainsi : une brève rencontre avec une petite étudiante allemande, quelque chose de très banal en somme et qu’il n’était peut-être pas utile de poursuivre. Enfin on verrait bien… Durant ces quelques semaines nous n’avions à aucun moment évoqué la possibilité de coucher ensemble. Je présumais qu’elle était vierge et qu’elle aurait refusé. Ça m’arrangeait.
 Quelques jours plus tard je reçus une carte postale : « - Je te salue d’Espagne et toujours pas amoureuse de toi ! » Je regardais les photos que j'avais prises d'elle. Elle était tout de même ravissante ! J’étais heureux à l'idée de la revoir. J’en tirais un sentiment de sécurité pour l’année prochaine mais en attendant j’espérais bien profiter des vacances.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite.