Les liens qui m’unissaient à mes élèves n’avaient jamais été si forts. Nous allions nous promener dans la forêt, nous formions une petite société tout à fait délicieuse où chacun avait maintenant exactement sa place. Au printemps les âmes s’ouvrent les unes aux autres. Avec mes collègues aussi les rapports étaient devenus plus intimes, plus chaleureux, comme s’il y avait eu une urgence soudain à mieux se connaître. Pendant quatre jours nous fûmes cinq ou six à aller faire passer le bac dans la ville de Laon que je ne connaissais pas. Chaque soir nous allions dîner dans un petit restaurant au charme bourgeois et désuet comme on n’en trouve qu’en province où l’on nous servait sur une nappe damassée dans des saladiers en argent. Je découvris à cette occasion les profiteroles. Chacun racontait sa vie, l’ambiance était joyeuse, détendue. Ceux de mes collègues que j’avais ignorés jusqu’ici se révélaient soudain à moi. Pourquoi ne les avais-je pas reconnus plus tôt ? Maintenant j'aurais voulu arrêter le temps, que le miracle d'équilibre qui venait de se créer durant ces quelques jours ne se détruise pas. Mais il y avait quelque chose de pathétique à savoir que cette assomption précédait la chute et que bientôt ce serait les grands départs en vacances, exactement comme autrefois, à l’école, l’angoisse m’étreignait à l’idée qu’un certain équilibre allait se rompre pour toujours, ou comme à Landau le jour où il me fallut m’arracher à mes amis Bieber, Tarty, Godot, auxquels je pensais encore quelque fois comme s’ils étaient morts.
Avec mes élèves c’était pareil. Je les adorais, ils m'aimaient. Un jour l’un d’eux m’avait dit que j’avais l’air fatigué et je lui avais répondu qu’il avait vu juste et que je n’avais pas envie de travailler ce jour-là. Alors nous nous étions accordé pour une fois le droit de ne rien faire. Plaisir délicieux de transgresser les règles ! Il était allé chercher une guitare à l’internat et je leur avais fait mon grand numéro de trompette bouchée, celui qui assurait régulièrement mon succès dans les soirées entre amis. Mon ambition était toujours la même : lier ensemble les différents fragments de ma vie pour ne faire aucune différence entre travail et loisirs, entre mes amis, mes collègues et mes élèves, en un mot entre ce qui était sérieux et ce qui ne l’était pas, c’est-à-dire refuser de m’inscrire dans les différents rôles que la société voulait m’attribuer. Dans mes cours je parlais de ce que j’aimais à des gens que j’aimais comme je l’aurais fait autour d’une table de café, je séduisais et je m’abandonnais au plaisir de me laisser séduire. Derrière tout cela il y avait toujours cette farouche opposition à la proposition paternelle selon laquelle « la vie, ce n’est pas une rigolade. Mais si au contraire ! tout était occasion de rigoler mais rien n’était plus sérieux que de rigoler, au regard de cette seule chose qui comptait dans laquelle s’inscrivait notre existence, et qui était le tragique du temps qui passe et la présence permanente en nous du sentiment de la fin.
Et puis le dernier jour arriva. Depuis quelques temps l'anglaise hystérique qui s’était crêpé le chignon avec la juive à mon propos dans les toilettes du lycée m'emmenait souvent, sous prétexte d'aller prendre un café en ville, dans un grand parc qui appartenait aux jésuites où il y avait un étang ravissant avec des canards et des bouquets de roseaux autour duquel nous nous promenions en bavardant. Je sentais sa jambe se frotter contre la mienne tandis que nous marchions mais nos conversations restaient toujours parfaitement sages. Ce dernier jour devait être encore plus pathétique pour elle car elle avait obtenu sa mutation et quittait le lycée définitivement. Je la sentais tourner autour de moi dans la salle des professeurs pendant que nous bouclions nos affaires. À la dernière minute elle me demanda si je rentrais à Paris et si elle pouvait prendre le train avec moi, ce que nous faisions souvent et qui n’avait rien d'extraordinaire. Mais, arrivée à la gare du Nord, elle me demanda dans quelle direction j’allais et quand je lui dis que je prenais le métro jusqu’aux Halles elle voulut le prendre avec moi sous prétexte qu’elle avait des courses à faire là-bas. Je sentais son visage se crisper au fur et à mesure que nous nous approchions de la station. Nous descendîmes ensemble. Après que nous nous fûmes dit au revoir elle me demanda alors si je ne voulais pas tout de même l'accompagner encore un petit peu jusqu'au bout de la rue. Elle avait maintenant des tics nerveux dans la bouche, c'était affreux et tout à fait ridicule. Par pitié pour elle je lui proposai d'aller prendre ensemble un dernier verre à la terrasse d’un café. Elle accepta avec reconnaissance. Ses tics redoublaient. Tout le bas de son visage tremblait maintenant d'une façon spasmodique qu'elle ne pouvait contenir. Je finis par lui demander si elle avait quelque chose à me dire. Elle répondit que non et continua à me regarder avec une sorte de ricanement. Je craignais qu'elle ne finisse par avoir une crise de nerfs. J'affirmai alors péremptoirement que j'étais persuadé au contraire qu'elle avait quelque chose à me dire et que je n'étais venu dans ce café que pour lui laisser une dernière chance. Elle continua à nier, à ricaner et à se tordre la bouche. Alors, en éprouvant une médiocre satisfaction de vanité, je finis par lui demander si ce qu’elle avait à me dire ce n’était pas par hasard qu’elle était amoureuse de moi. Elle me répondit alors que toutes les femmes ne pouvaient que m'aimer, que j'étais un scandale vivant dans ce lycée, une véritable incitation au crime, etc. etc. C’était exactement ce que j'avais envie d'entendre. Afin de la remercier je lui donnais quelques conseils pour sa gouverne personnelle : je lui expliquai qu'elle était victime de son éducation anglaise mais qu'elle se devait maintenant à son mari, à ses enfants, et que pour ce qui me concernait j'étais désormais absorbé par une histoire d'amour avec une jolie allemande qui ne me laissait aucune liberté d'en aimer une autre (j’étais très heureux de lui sortir ça au passage). L'heure avançait. Par chance elle semblait s’être apaisée. Notre histoire était finie et nous n'avions plus rien à nous dire. Nous nous quittâmes ainsi. Je retournai chez mes parents et ne la revis plus jamais.
L'été se passa sans histoire, un peu tristement. Je n'avais plus de raison de partir en Provence puisque je ne faisais plus de théâtre, je n'avais trouvé aucune troupe pour m'accueillir, à part un court passage chez Ariane Mnouchkine qui venait de créer le Théâtre du Soleil mais où je ne m’étais pas senti chez moi (j’en reparlerai peut-être). Les temps avaient changé et je ne comprenais pas pourquoi. Je dus partir sans doute dans quelque voyage organisé, je ne sais plus lequel, ils se confondent tous aujourd'hui dans mon souvenir – pour goûter encore une fois au bonheur de me fondre pendant quelques jours dans un groupe, d'établir avec les autres des liens d'une profondeur et d'une intensité qui me semblaient acquérir dans l'instant une valeur d'éternité. Mais je savais que ce bonheur se payait de la douleur de voir ensuite tout ce bel édifice se détruire le dernier jour avec l'assurance qu'il n'en resterait rien. Combien y en eut-il de ces tristes retours au petit matin lorsqu’on prenait un dernier café au buffet de la gare, et déjà le spectacle familier des rues de Paris qui vous reprend et vous éloigne des autres, ces petits matins où les amis éternels de la veille sont déjà redevenus des étrangers et où l’on se dit : Comment vais-je faire maintenant pour vivre sans eux ? pourquoi m’ont-il trahi ? pourquoi repartent-ils ? et moi ne suis-je donc déjà plus rien pour eux ?
L'automne arriva et je me réjouissais de revoir Petra, de retrouver cette sécurité que j'avais connue au printemps précédent et qui étaient une chose si nouvelle pour moi. En vérité je m’en réjouissais avec modération : l'angoisse, la solitude faisaient trop partie de mon être pour que je puisse m'en défaire si facilement, mais j'éprouvais une douceur lénifiante et malgré tout fort agréable à savoir que dans quelques jours elle serait là. Mais j'en ignorais la date exacte car elle m’avait dit qu’elle m’écrirait en arrivant.
Or, à l'époque à peu près où je l'attendais et comme j'étais en train de me promener une fois de plus dans le jardin des Tuileries, je crus apercevoir de loin sa silhouette. Était-elle déjà revenue sans m’en avoir averti ? Je m'élançai aussitôt pour la rejoindre. C'eût été amusant de se rencontrer ainsi par hasard une seconde fois sur le lieu même de notre première rencontre !… Mais en m’approchant je m'aperçus que celle que j'avais prise pour elle ne lui ressemblait même pas : Elle était plus grande et ses cheveux étaient châtains. J'étais déçu de me retrouver soudain tout seul alors qu'un instant auparavant j'avais cru ne plus l’être, mais en même temps un autre sentiment venait de naître en moi : Pourquoi ne profiterais-je pas de cette occasion que le destin m’offrait ? Après tout, c’était peut-être une invitation, une sorte d’injonction à laquelle je ne pouvais pas me dérober ! En outre j'avais un bon prétexte pour l'aborder. Sitôt dit sitôt fait. C'est ainsi que je fis la connaissance d'Anne-Marie.
Elle arriva donc dans ma vie quelques jours avant le retour de Petra dont je ne reçus des nouvelles que la semaine suivante. C'était une fille bizarre, secrète, un peu mélancolique, une fille sans doute habituée, elle aussi, à la solitude. Elle n'avait fait aucune difficulté à me suivre lorsque je l'avais abordée et tout de suite nous avions eu beaucoup de choses à nous dire. Elle était étudiante en Histoire de l'Art et travaillait sur la peinture moderne, elle passait le plus clair de son temps dans les musées et les galeries et m'y entraîna avec elle. Nous parlions de l'art abstrait, de l'essence de la peinture, et sans transition, au détour d'une rue, je la retournais contre moi et l'embrassais sur la bouche. Elle était à la fois sensuelle et lointaine, comme indifférente et cependant ardente sous les baisers. J'aimais bien cette manière d'être. Elle me faisait visiter des quartiers que je ne connaissais pas, des endroits qu'elle aimait bien, survivances du passé, vieilles ruelles, jardin secrets. Nous marchions en silence dans ces endroits épargnés par le temps. Elle me disait qu'elle aimait s'inventer des pères imaginaires. Elle se rêvait par exemple la fille d'André Malraux. J'ignorais tout de sa vie, elle habitait une petite mansarde près du parc Monceau et m'emmena un jour chez elle pour que nous fassions l'amour. Son lit était petit comme un lit d'hôpital, il y avait une protection en plastique sur le matelas. Ce fut sinistre. Elle ne fit pas de commentaires sur ma prestation et se rhabilla. Nous redescendîmes poursuivre notre promenade. Quelques jours plus tard je lui proposai de recommencer. Elle refusa. Nos relations n'en continuèrent pas moins. Un jour elle m'apporta une bougie en cire sculptée en me disant que c'était un cadeau. Ce fut le seul geste qu'elle eut envers moi. Quelques temps plus tard elle me dit qu’elle devait aller voir son frère près d’Annecy et qu’elle serait absente quelques semaines. Je n’en entendis plus jamais parler.
Entre temps Petra était revenue.

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