Geneviève où je travaillais sur la correspondance de Flaubert en attendant la rentrée des classes, lorsque Petra m’écrivit pour m’annoncer son retour je lui donnai rendez-vous tout naturellement devant l’entrée. Quand je sortis je l’aperçus en bas des marches qui m’attendait. Elle vint s’abattre dans mes bras avec un soupir de colombe - ce même soupir, semblable à un roucoulement, que je reconnus ensuite toutes les fois que nous nous retrouvâmes dans des circonstances pathétiques et passionnées aux différentes étapes de notre longue histoire. Pour l’heure nous goûtâmes la douceur d’être ensemble à nouveau, dans une intimité retrouvée, comme deux pièces d’une même mécanique qui s’enclenchent l’une dans l’autre. Il faisait beau ce jour-là, une de ces belles journées de fin d’été et le soleil brillait au dessus du Panthéon. Elle était plus jeune encore que dans le souvenir que j’en avais gardé – il est vrai qu’elle avait dix-huit ans et que j'en avais presque trente ! - ses cheveux étaient plus clairs aussi (mais je savais qu’ils changeaient d’un moment à l'autre en fonction de l’heure et du temps). Nous allâmes nous promener boulevard Saint-Michel, cet espace particulier de notre intimité, nous allâmes prendre un verre au Saint-Séverin, là où nous avions l’habitude de nous donner rendez-vous les derniers temps. Elle était heureuse de retrouver ces lieux qu'elle aimait. Elle me demanda des nouvelles de mes amis, s’enquit de ce que je devenais. Elle m'expliqua qu’à son retour en Allemagne elle avait compris que tout désormais avait changé pour elle et que c’était ici désormais qu’était sa vraie patrie. Elle y était née une seconde fois et maintenant c’était une chose définitive.
La vie recommença aussitôt comme avant : les mêmes promenades, les mêmes conversations, les mêmes cafés. Nous nous entendions parfaitement, nous étions comme deux vieux complices (et dans le même temps je poursuivais secrètement ma relation avec Anne-Marie). Quelle différence avec le temps pas si lointain où j'avais honte d'avouer que je n'avais pas de petite amie ! Voilà maintenant que j’en avais deux ! L’ennui c’est que ma vie se fragmentait de nouveau au moment même où par ailleurs elle tendait au contraire à s’unifier car Petra et Sylvie manifestaient de plus en plus de sympathie l’une pour l’autre. J'étais heureux des rapports qui s’étaient créés entre elles. Je l’emmenais avec moi maintenant quand nous allions passer le dimanche chez les parents de Sylvie. Elle y fit la connaissance de Claude. Nous eûmes aussi l’occasion de rencontrer André. J'attendais beaucoup de sa réaction mais il resta relativement mesuré en convenant toutefois qu'elle était très belle et quand je le revis ensuite il m’offrit d’utiliser sa chambre si besoin était (il habitait toujours un petit hôtel à Montparnasse). Je lui répondis que je ne couchais pas avec elle.
Je ne couchais pas avec elle en effet mais j’avais décidé que ce serait pour cet automne et que cette fois je mettrais tout en oeuvre pour y parvenir. C'était comme pour le premier baiser : j’en faisais une question de principe et j'étais déterminé à la quitter si elle ne cédait pas… Ce ne fut pas sans mal. Je me souviens d'une longue scène dans l'île Saint-Louis où je lui faisais valoir tous les mauvais arguments qu'un homme peut trouver en la circonstance : Son état était ridicule (elle m’avait avoué en effet qu’elle était vierge comme je le supposais), elle ne pouvait rester ainsi, cet acte d'ailleurs ne prêtait pas à conséquence, il ne fallait pas le sacraliser, un peu plus tôt un peu plus tard… Et moi, ajoutais-je en prenant un ton grave, je ne pourrais supporter plus longtemps son refus ! (je m'inventais pour les besoins de la cause un désir exigeant, impétueux que j’étais loin de ressentir en réalité). D’ailleurs je ne croyais pas un mot de ce que je disais car s'il y avait quelqu’un qui sacralisait l’acte sexuel au contraire c'était bien moi ! Cependant mes arguments furent plus efficaces que je n’aurais désiré car je parvins à la convaincre et le soir même il me fallut téléphoner à André pour lui demander de me prêter sa chambre (mais en précisant que cette fois je ne souhaitais pas sa présence comme avec Éva). Il m’assura qu'il nous attendrait dans un café pendant que nous serions chez lui.
Évidemment ce fut une catastrophe - dont je m’empressais de lui faire porter la responsabilité du fait de son inexpérience ! Du coup elle ressentit sa virginité – dont je n’étais pas parvenu à la débarrasser - comme une sorte d’infirmité. Au bout d’une heure nous étions tous les deux sur le lit, l’un à côté de l'autre, moi pleurant, elle me consolant. Je ne m'étais jamais senti si misérable. Elle n’avait donc pu, elle non plus, me délivrer de ma malédiction ! Quel recours me restait-il maintenant ? La psychanalyse ? Mais Claude entamait sa troisième année et ne voyait venir aucun progrès. Je pleurais sur lui, sur moi, sur notre vie, et Petra pleurait sur sa jeunesse et son inexpérience. En redescendant il nous fallut cependant faire bonne figure en face d'André qui nous attendait dans un café et pensait que nous venions de vivre un moment intense. Oui, intense, il l’avait été en effet mais pas comme il pensait ! Nous le remerciâmes de sa complaisance en lui disant que tout avait été formidable.
La vie continua cependant vaille que vaille et somme toute elle n’était pas déplaisante. Comme au printemps dernier j'allais l'attendre à l'Alliance Française et nous traversions ensemble le Luxembourg puis redescendions le boulevard Saint-Michel jusqu’au Saint-Séverin. Nous avions l'impression maintenant de nous connaître depuis si longtemps ! Peu à peu les choses avaient changé entre nous sans que je m’en aperçoive, elle-même aussi avait changé sans doute. Nous avions maintenant une plus grande intimité, une connaissance plus profonde l’un de l’autre. Je découvrais son intelligence. Elle avait des jugements toujours très justes sur les choses, sa connaissance de la langue française faisait des progrès étonnants, elle était passionnée de musique. Nous discutions de Malher et de Richard Wagner. Je continuais à la photographier dans tous les quartiers de Paris, place des Vosges sous la neige, sur les bords de la Seine un jour de crue, et c'était toujours ce même visage si doux au regard un peu traqué. Je la tarabustais souvent parce que je trouvais qu'elle s'habillait mal. Elle portait des robes ridicules qui faisaient province… Mais n'étais-je pas le principal fautif si son éclosion ne se produisait pas ? Elle était en attente de quelque chose. Elle le ressentait d’ailleurs confusément et parfois avait de brusques révoltes contre moi. Un jour elle arriva au Saint-Séverin la mine défaite, je lui demandais ce qui n'allait pas, elle me répondit que tout allait très bien… et puis finit par m'avouer qu'elle avait décidé de me quitter. Elle était résolue à ce que cette rencontre soit la dernière. Je fis semblant d'accepter philosophiquement sa décision et puis au bout d'un moment, bien entendu, je parvins facilement à la faire changer d’avis. Mais ma victoire avait été trop facile. Je savais depuis le début que j’y parviendrais et dans une certaine mesure je lui en voulais de cette certitude. Pauvre Petra ! elle n'avait guère raison pourtant de me faire confiance car pendant ce temps-là je continuais tranquillement à fréquenter Anne-Marie. Une ou deux fois je faillis me faire pincer. Un jour que je lui avais donné rendez-vous au Saint-Séverin je reçus un petit mot de Petra qui me disait qu'elle m'y attendrait ce même jour à la même heure. Insoluble dilemme ! Je n'avais pas le temps de décommander l’une ou l'autre. Je choisis donc la solution prudente qui consistait à arriver une demi-heure en retard. L'une des deux au moins serait partie. Je m'approchai du café en me dissimulant derrière les arbres afin d'examiner de loin la situation. J'aperçus en effet Anne-Marie à la terrasse. Petra apparemment était déjà partie. Sauvé pour cette fois ! Mais une autre fois je me fis surprendre d'une façon tout à fait imprévisible. J'avais rendez-vous, toujours au Saint-Séverin, avec Anne-Marie et cette fois j’y allai en confiance lorsque je ressentis un choc en entrant : Assise à une table du fond il y avait Petra ! Que faisait-elle là ? Elle blêmit elle aussi en m'apercevant. Baisers embarrassés... J'étais à peine installé que je vois arriver Anne-Marie et de l’autre côté… Sylvie, qui paraît toute étonnée de me voir là. Petra m'explique alors qu'elle a donné rendez-vous à Sylvie sans me le dire pour lui parler de moi, et moi j'explique comme je peux qu'Anne-Marie est une vieille connaissance dont je n'avais pas eu le temps de lui parler. Nous restons un moment tous les quatre à échanger quelques propos embarrassés et puis chacun repart de son côté. Et le comble c’est que c’est Petra qui se sentait la plus coupable !
Je ne crois pas que Petra était jalouse, elle me soupçonnait toute une vie en dehors d'elle qu’elle se croyait indigne de pénétrer. Paris représentait pour elle un univers magique dont je détenais les clés. Le charme de Paris se mêlait pour elle aux séductions de mes discours. Elle aimait ma voix, elle aimait que je lui chante les chansons de Brassens ou les poèmes d'Aragon et dans son imagination cela se mêlait aux récits mythiques que je lui faisais de ma vie d'étudiant lorsque je courais les cabarets avec mes amis des Trois Masques. Pour elle Sylvie, Claude, Christian qui était revenu d’Afrique, André, François, que nous avions rencontré un jour sur le pont Saint-Michel une petite valise en bois à la main avec son éternel air égaré, étaient autant des personnages fabuleux. Nous allions voir Serge Reggiani à Bobino et Claude criait au génie, nous allions chez Ariane Mnouchkine fêter son anniversaire, nous allions dîner à la Coupole où nous rencontrions Philippe Léotard. Elle trouvait tous ces gens originaux et drôles. Ils avaient des idées anarchistes, des idées qui fusaient dans tous les sens. C'était cela la France ! Un jour que nous étions allé chez les parents de Sylvie dans la voiture de Christian, il s'était montré particulièrement brillant et drôle. Au retour elle me raconta en riant qu'il n'avait pas arrêté durant toute la route de lui caresser le genou sous prétexte de changer de vitesse !… Depuis toujours elle savait que c'était cette vie-là qu'elle aimerait le jour où elle pourrait réaliser son rêve de venir à Paris. Et moi je lui répétais complaisamment que mes amis étaient géniaux et qu'il lui faudrait encore beaucoup de temps pour pénétrer toutes les subtilités de cet univers si compliqué, fruit d’une histoire dont j’étais porteur, d’une culture unique au monde. Je lui faisais écouter les disques d’Édith Piaf et de Charles Trenet et puis toujours et inlassablement, Brassens. « - C’est cela l’esprit français, tu comprends ! Rutebeuf Brassens, la Révolution de 1830 et Flaubert… Ah ! Flaubert !… » Parfois elle n’en pouvait plus, parfois il y avait de petits drames entre nous mais c'est toujours moi qui finissait toujours par avoir le dessus. Ainsi un jour, nous avions rendez-vous au théâtre, elle arriva en retard. Je laissai sa place au contrôle et entrai dans la salle. Au bout d'un moment elle arriva dans le noir et je lui pris la main sans cesser de regarder le spectacle. Plus tard elle m'avoua qu'elle était arrivé en retard exprès pour voir si je l'attendrais et en entrant elle était très fâché contre moi mais sa colère avait fondu quand je lui avais pris la main.
Une autre fois elle crut apercevoir Anne-Marie dans la foule sur le boulevard Saint-Michel - c'était à une époque où j'avais cessé de la voir depuis longtemps - elle se raidit soudain et demeura immobile. Quand j'essayai de la toucher elle se cabrait, faisant un écart et me regardait avec des yeux de folle. Je cherchais dans la foule et je ne voyais rien, je finis par lui dire qu'elle avait dû se tromper, d'ailleurs elle ne l'avait vue qu'une seule fois et fort brièvement... Un peu après cependant j'aperçus Anne-Marie sur le trottoir d’en face.
De tout cela j'en déduisais que Petra devait être amoureuse de moi. Quoi de plus normal ! Je me souviens que je lui en parlais un jour que nous étions allé nous promener au bois de Chaville. Mais elle rit beaucoup en m'écoutant et m'assura que je me trompais. Elle n'était pas du tout amoureuse de moi. Ça pouvait paraître bizarre mais c'était ainsi, elle ne pouvait pas expliquer pourquoi. Je lui répondis qu'elle mentait sûrement ou qu'elle se mentait à elle-même et que toute femme dans sa situation serait nécessairement tombée amoureuse de moi. Mais non, vraiment, elle devait être anormale. Si un jour ça arrivait elle me préviendrait.
J'étais un peu vexé mais enfin ça n'était pas une catastrophe et même ça m'arrangeait. Je lui en étais reconnaissant. Il y en avait tant et tant qui aurait suivi ce chemin obligé qui me semblait si dérisoire, leur sentiment n’étant selon moi que le produit d’une simple chimie hormonale qui ne m'inspirait que mépris. Je détestais que l'on soit soumis ainsi à ses ovaires, comme aurait dit Stendhal, et que l’on se paye de mots, moi qui me vantais de ne jamais connaître ce genre de leurre. Je la trouvais plus honnête et plus courageuse que les autres et décidemment j'avais infiniment d'estime pour elle.
Mais je voulais toujours qu'elle devienne ma maîtresse. Il ne fallait pas rester sur un échec. Nous allâmes donc d'hôtel en hôtel, et par timidité je choisissais les plus sordides : « - C'est pour la nuit ou pour un rendez-vous ? (Petra attendait à côté de moi, étranglée d’émotion, en faisant semblant de déchiffrer une affiche) - C'est pour un rendez-vous. » Alors, selon l'usage, on me mettait une serviette sur le bras et la clé par dessus… Mais l'échec était toujours aussi total. Tant pis, nous resterions bons amis, et puis malgré tout c'était tout de même agréable de se caresser. À la Toussaint elle partit quelques jours dans sa famille et m'envoya une carte postale : « Avec toute ma tendresse… et toujours pas amoureuse de toi. »

NB: Les épisodes publiés sous rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" en haut de l'écran à droite